Les idées viennent de l’Antiquité, ont été reprises à la Renaissance et se sont épanouies à l’âge classique. Nous sommes alors à une époque de débats où l’on privilégie ce qu’on choisit plutôt que ce qui est imposé, et où l’on découvre (après les Evangiles) que des droits inaliénables existent du fait seul d’appartenir au genre humain. La raison, par ce qu’elle permet la connaissance, libère des peurs et des superstitions. Dès lors, la quête du bonheur remplace celle du Salut, car un délit n’est plus un « péché » mais une faute sociale, la propriété n’est plus un privilège « divin » attaché à une caste élue mais le fruit de l’initiative et du travail. Il n’y a pas de Dessein de Dieu ou de l’Histoire (le Progrès) mais une perfectibilité de l’homme (concept de Rousseau) recommencée à chaque génération.
Oh, certes, les Lumières ont amené la table rase de la Révolution, puis l’exacerbation paranoïaque de la Terreur, le rationalisme dévoyé du scientisme et le moralisme condescendant du colonialisme : les raisonnables savaient tellement mieux que tout le monde, n’est-ce pas, ce qui était bon pour les autres ! Ils avaient reçu la révélation de la Vérité de leur propre esprit, tout comme Mahomet avait reçu la Parole de Dieu de Djibril (Gabriel) même... Les règlementations françaises en ont gardé un travers bien connu : dire le Vrai et l’Unique, pour le monde entier, de toute éternité - sans jamais tenir compte des particularités individuelles... Mais, fort heureusement, les Lumières sont bien autre chose que cette caricature pour intellos imbus. Todorov relève cinq vertus des Lumières : l’autonomie, la laïcité, la vérité, l’humanité et l’universalité.
Oser penser par soi-même avait ravi Diderot. La tradition constitue un être humain mais ne suffit pas à rendre quoi que ce soit légitime ; il y faut la raison. Celle-ci n’est pas seule en l’homme, mais flanquée de la volonté et des désirs. La raison peut éclairer l’homme, mais elle peut aussi faire le mal car l’autonomie n’est pas l’autosuffisance : l’homme n’est humain qu’en société... et toute société exerce sur l’individu une pression aliénante par la mode, l’opinion commune, le qu’en-dira-t-on. C’est pour cela que Rousseau fit élever Emile hors des villes. De même la critique qui émane de la raison est-elle utile mais, lorsqu’elle s’exacerbe et tourne à vide, elle devient un jeu gratuit, une "private joke" stérile entre intellos.
Avec les Lumières, le pouvoir spirituel regagne enfin son empyrée, laissant à lui-même le pouvoir temporel. Déjà, le Christ annonçait que son Royaume n’était pas de ce monde, demandant de rendre à César ce qui appartenait à César, réservant le reste à Dieu. Si l’empereur byzantin Constantin impose le christianisme comme religion d’Etat au IVe siècle, la Réforme protestante crée la laïcité en libérant la conscience et les conduites de « l’infaillibilité » de représentants terrestres. La laïcité refuse toutes les « religions », qu’elles soient papales ou politiques : la Terreur jacobine, le nazisme, le communisme, la mystique écolo... Aucun jugement de valeur ne doit inhiber la recherche scientifique qui, si elle ne dit pas « le vrai », recherche par essais et erreurs le « vraisemblable », n’hésitant jamais à remettre en cause dès le lendemain les certitudes les mieux acquises la veille. Penser, croire, critiquer, rechercher la vérité sont des libertés de l’homme du fait même qu’il appartient à l’humanité. Mais il est entendu que toutes les « opinions » ne sauraient se valoir : seuls les hommes « éclairés » (informés et capables de raisonnement), sauront appliquer la méthode expérimentale pour connaître la vérité des sciences, puis en débattre lors de dialogues argumentés. La démocratie est l’état où la souveraineté populaire s’exerce dans le respect des droits de l’individu.
Dès lors, la vérité n’est pas le Bien transcendant, mais ce qu’on trouve. Et pouvoir n’est pas du même ordre que savoir. Eduquer aux valeurs n’est pas du même ordre qu’instruire les faits. Nulle volonté collective ne peut rembarrer l’indépendance de la vérité si elle est recherchée selon les méthodes de la raison. Le réel n’est pas de convenance idéologique mais s’impose, sous peine de délirer, ce qui signifie « sortir du sillon de labour », perdre la raison, et se trouver alors gibier tout trouvé pour le n’importe quoi d’une volonté ou des désirs.
Avec les Lumières, ce n’est plus Dieu mais l’homme, qui devient le centre. Son existence n’est plus un « moyen » que la Providence a trouvé pour faire son « Salut », mais la fin de l’homme même : sa préservation, son épanouissement, son bonheur. L’Etat n’est plus sauveur sous l’égide d’un Roi oint mais protecteur des libertés et fournisseur de quelques services négociés en commun. Détourner ce mouvement des Lumières est, hélas, fréquent mais pas pour autant justifié : l’art pour l’art, le scientisme, la technocratie, le social-imposé ne sont que des lumières dévoyées. On ne peut atteindre une fin noble par des moyens ignobles. L’universalité des Lumières veut que tout être humain ait droit à la vie, à la dignité et au bonheur, simplement parce qu’il appartient à l’espèce humaine et non parce qu’il est « élu » de tel Dieu ou citoyen de tel Etat. En revanche, le respect de chacun ne limite pas la nécessité de normes communes.
Les Lumières se sont épanouies dans l’Europe du XVIIIe siècle, mais il s’agit bien, selon Todorov, d’une pensée « universelle ». Il en retrouve les traces dans l’Inde du IIIe siècle avant J.-C., dans le christianisme proche-oriental bien sûr, mais aussi dans l’islam des VIIIe au Xe siècles, dans le confucianisme song et même dans l’Afrique anti-esclaves du XVIIe siècle. Mais le mouvement éclot en Europe en raison de son autonomie politique et de la séparation acquise de haute lutte entre Dieu et César. Le papisme a laissé dégénérer le savoir, selon Hume ; au contraire, la séparation du spirituel et du temporel l’a régénéré. Le morcellement des puissances, allié à un espace culturel et commercial commun, a rendu l’Europe foisonnante d’échanges matériels et spirituels ; les idées neuves ont circulé sans entrave, tout au contraire des espaces unifiés à autorité affirmée, comme celui de la Chine.
Malgré les dérives et les excès, puissent les Lumières irradier le monde entier afin que l’être humain s’y épanouisse sans heurt. Ce petit livre de 126 pages est un bien beau livre. Une mine politique pour une grande partie du globe, si l’on y réfléchit.