Vivaldi et les prodigieuses demoiselles de la Pietà
En cette période de fêtes, dédiées aux rites religieux chrétiens mais également aux célébrations païennes, zoom sur les interprètes du grand Vivaldi. Le célèbre Vénitien a composé avec un même génie aussi bien de la musique sacrée que de la musique profane. Et c’est aux talentueuses orphelines et filles abandonnées du Pio Ospedale della Pietà que revenait l’honneur de jouer ces œuvres dont beaucoup sont redoutables au plan technique…
Elles étaient jeunes pour la plupart d’entre elles et prodigieusement douées, ces demoiselles de l’Ospedale della Pietà qui ont marqué l’histoire de la musique. Trois siècles plus tard, on est stupéfait de découvrir l’étendue de leurs mérites à l’écoute de la discographie baroque de celui que l’on surnommait alors « le prêtre roux » : Antonio Vivaldi. Et l’on se prend à rêver d’une escapade au 18e siècle, dans la Venise de Canaletto, le temps d’un concert donné par ces musiciennes de grand talent dans la nef de l’église Santa Maria della Pietà.
La République de Venise était dirigée par des gouvernants convaincus dans leur foi chrétienne de la nécessité d’accomplir des actes de charité pour plaire à Dieu. Elle comptait, au temps de Vivaldi, quatre Pio Ospedali (pieux hospices) chargés d’accueillir les enfants abandonnés, les orphelins, les victimes de guerre, les sans-logis, les malades incurables, et même les nobles désargentés : l’Ospedale dei Mendicanti (fondé en 1530), l’Ospedaletto ou Ospedale degli Deleretti (fondé en 1528), l’Ospedale degli Incurabili (fondé en 1522) et celui qui nous intéresse plus précisément ici : l’Ospedale della Pietà dont la fondation, due à un père franciscain, remontait à... 1336.
Comparé au sort qui leur était réservé dans de nombreux autres territoires transalpins, les orphelins et les enfants abandonnés de Venise étaient relativement chanceux. Il suffisait, pour ces derniers, que leurs mères, ou les prêtres qui les avaient trouvés sur les marches de leur église, viennent les déposer dans la Scaffeta, un réceptacle pivotant niché dans le mur de La Pietà, pour que ces enfants soient aussitôt pris en charge. Après avoir été confiés par l’institution religieuse à une nourrice campagnarde durant leur prime enfance, ils revenaient au sein de l’un des Ospedali recevoir une éducation ou suivre un apprentissage.
Sur les milliers d’enfants abandonnés ou orphelins que la République de Venise prenait en charge dans ses Ospedali, une partie était composée d’enfants naturels de la bourgeoisie et de la noblesse vénitienne, nés de liaisons illégitimes ou d’amours ancillaires. L’enseignement donné à tous ces infortunés enfants n’était pas le même pour tous : très tôt les garçons étaient dirigés vers un apprentissage destiné à leur offrir un métier manuel, le plus souvent dans la maçonnerie, la charpente ou le tissage ; à 16 ans, cet apprentissage terminé, ils quittaient définitivement l’Ospedale qui les avait pris en charge. Quant aux filles, tout dépendait...
Tout dépendait des motivations de ces demoiselles à devenir nonnes – un choix minoritaire chez les pensionnaires, pourtant habituées aux dures conditions d’une vie monacale – ou à se faire épouser. Encore fallait-il, pour prétendre au mariage, être capable de séduire, non par son physique et ses atours, mais avant tout par ses capacités... musicales. Sur le millier de demoiselles éduquées simultanément à La Pietà dans la Venise du Settecento, l’élite était en effet constituée de jeunes filles cultivées, sélectionnées pour leurs capacités à jouer avec talent d’un instrument de musique ou à chanter d’une voix sans défaut les œuvres sacrées lors des nombreux offices et des fêtes religieuses.
Des demoiselles sans nom
Dénommées Figlie di Coro, ces jeunes musiciennes accomplies pouvaient nourrir de réels espoirs de trouver leur place dans la haute bourgeoisie vénitienne. Un espoir dont étaient privées la plupart des Figlie di Comun. Faute de dispositions suffisantes pour devenir instrumentistes ou choristes, celles-ci épousaient des hommes de condition modeste ou étaient affectées aux tâches domestiques du couvent, les plus habiles accédant à des fonctions de brodeuses. Toutes les Figlie étaient vierges, condition sine qua non pour demeurer à La Pietà. Et certaines y restaient leur vie durant, sans jamais être obligées de prononcer les vœux.
Lorsqu’il prit, en 1714, ses fonctions de Maestro dei Concerti en remplacement du Maestro di Coro Francesco Gasparini, Antonio Vivaldi – auparavant Maestro di Violino depuis 1703 – disposait de plusieurs dizaines de musiciennes et de choristes dont il contribua à faire des interprètes exceptionnelles. Meurtries dans leur existence par une histoire personnelle douloureuse, ces jeunes filles étaient, mieux que quiconque, à même d’exprimer leur sensibilité. Ayant compris cela, le Prêtre roux, lui-même hypersensible, leur demanda l’impossible. Le plus remarquable est qu’il l’obtint de ces filles sans famille et sans nom, tout habillées de blanc, qui surent porter à un très haut niveau d’exécution la musique du génial Vénitien au point que leur réputation dépassa les frontières du pays.
De nom de famille, elles étaient en effet dépourvues, ces Figlie di Coro, chacune étant désignée par sa spécialité : Anastasia dal Soprano, Angelica dal Violino, Candida dal Salmoe, Giulia dal Organo, Maria dalla Viola, Paolina dal Violoncello, Pelegrina dal Oboe, Prudenza dal Contralto, Stella dalla Tiorba... Mais comment, dans cet univers féminin, tenir chez les choristes les parties vocales destinées aux hommes ? Aucune certitude à cet égard. Cependant, l’hypothèse selon laquelle des hommes d’église auraient pu s’intégrer aux chœurs semble être mise à mal par la présence de demoiselles aux noms sans ambiguïté comme Anneta dal Basso ou Paulina dal Tenore. Peut-être les œuvres comportaient-elles pour ces dernières une transcription plus accessible. Chi lo sa ?
Quelques-unes des demoiselles de La Pietà étaient à la fois choristes et instrumentistes, et beaucoup, outre les cordes, maîtrisaient d’autres instruments comme le hautbois, le basson, le salmoe (autrement dit le chalumeau, ancêtre de la clarinette), la trompette, le cor ou l’orgue. Tant de talent chez de si jeunes filles émerveilla Vivaldi et le conduisit à les mettre en valeur. Il le fit en composant, outre les pièces d’église que son contrat l’obligeait à fournir – principalement des messes, motets et oratorios –, de très nombreux concertos « con molti strumenti » où la primeur n’était pas donnée à une, mais à plusieurs solistes afin que ne s’instituât pas de hiérarchie entre les musiciennes.
Le plus célèbre exemple en est donné par le concerto en ut majeur RV558, l’« une des « pierres angulaires de l’histoire de la musique » selon Claudio Scimone, le fondateur et chef de la très réputée formation I Solisti Veneti. Créé en 1740 par les demoiselles de La Pietà à l’occasion de la visite à Venise de l’Électeur de Saxe, cet étonnant concerto donne la parole, sur fond de cordes et de basse continue, à 2 violons « en trompette marine* », 2 flûtes, 2 mandolines, 2 salmoe (chalumeaux), 2 théorbes et 1 violoncelle. Superbe ! Autre exemple remarquable : l’oratorio Le triomphe de Judith composé dès 1716 en soutien à la vaillance des Vénitiens en guerre contre les Turcs : outre la grande variété d’instruments, il nécessite 5 solistes vocales et un chœur complet ; une œuvre majeure qui a largement contribué à la notoriété du compositeur et de ses remarquables musiciennes.
Tout de blanc vêtues, une fleur dans les cheveux
Au temps de Vivaldi, la réputation des demoiselles de La Pietà s’étendait à toute l’Europe culturelle, au point de susciter chez nombre de férus de musique le désir de les entendre en concert. Encore fallait-il pour cela se rendre dans la lointaine Venise et courir le risque d’être... frustré. Non par la qualité de ces prodigieuses musiciennes, mais par le voile de gaze tendu dans la nef de Santa-Maria** pour séparer le public des demoiselles. Entièrement vêtues de blanc, à l’exception parfois d’une simple fleur dans la chevelure, elles donnaient en ces occasions le meilleur d’elles-mêmes, pour le plus grand plaisir des admirateurs, entassés dans une église comble, qui ne voyaient pourtant d’elles que de vagues formes derrière le pudique voile placé là par les religieuses.
En réalité, la pudeur des nonnes n’était pas d’une extrême rigueur, et il n’était pas rare que les portes des Ospedali soient ouvertes lors des fêtes. L’on pouvait alors voir certaines des pensionnaires, parlant et riant avec les religieuses ou avec des visiteurs autorisés, venus souvent chercher là une âme sœur réputée intacte de corps et d’esprit. Quelques-unes de ces jeunes filles, ayant atteint un niveau supérieur de maîtrise musicale, étaient même autorisées à se produire en ville. Dénommées les Privileggiate dal Coro, elles étaient parmi les plus recherchées des possibles épouses. Il arrivait même que l’une d’elle succombât à la tentation des sens. Dès lors, ayant perdu sa virginité, elle était mariée dans les plus brefs délais à son amant et quittait définitivement La Pietà. Les plus douées des Privileggiate restées à l’Ospedale pouvaient obtenir le titre de Maestra et enseigner l’art de leur instrument aux plus jeunes.
Mais laissons la parole à Charles de Brosses, président à mortier du Parlement de Bourgogne. De tous les voyageurs qui ont décrit ces demoiselles, c’est probablement lui qui en parle le mieux dans une lettre de 1739 : « On les exerce uniquement à exceller dans la musique. Aussi chantent-elles comme des anges, et jouent du violon, de la flûte, de l’orgue, du hautbois, du violoncelle, du basson ; bref, il n’y a si gros instrument qui puisse leur faire peur. Elles sont cloîtrées en façon de religieuses. Ce sont elles seules qui exécutent, et chaque concert est composé d’une quarantaine de filles. Je vous jure qu’il n’y a rien de si plaisant que de voir une jeune et jolie religieuse, en habit blanc avec un bouquet de grenades sur l’oreille, conduire l’orchestre et battre la mesure avec toute la grâce et la précision imaginables. »
Des propos étayés en 1770 par un autre grand amateur d’art, Jean-Jacques Rousseau, dans Les Confessions (Livre VII) en souvenir de son séjour à Venise en 1743 : « Je n’ai l’idée de rien d’aussi voluptueux, d’aussi touchant que cette musique : les richesses de l’art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l’exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression (...) dont je doute qu’aucun cœur d’homme soit à l’abri. »
Pour s’en convaincre, écoutons encore l’éclatant concerto pour deux trompettes en ut majeur ou le magnifique concerto con molti stromenti en ut majeur « per la Solennità di San Lorenzo, sans oublier le célèbre Gloria RV 589. Écoutons la musique, et laissons notre imagination partir à la rencontre de ces talentueuses jeunes filles... Au risque, comme l’avait confessé naguère Maxime Le Forestier dans sa superbe chanson « Fontenay-aux-roses », de tomber « amoureux de tout un pensionnat ».
* Née au Moyen Âge, la Tromba marina (trompette marine) était un instrument à corde unique frottée dont le son fondamental et les harmoniques imitaient ceux de la trompette archaïque dépourvue de pistons. L’une des formes de cet instrument, le Nonnengeige (violon des nonnes), fut longtemps utilisée par les religieuses germaniques pour les appels à la prière. Pour reproduire ces sons sur un violon, Vivaldi utilisait une sourdine particulière générant un effet de bourdonnement caractéristique très perceptible dans le concerto en ut majeur.
** Santa Maria della Pietà était spécialisée dans les concerts instrumentaux, les concerts de musique vocale étant donnés à San Lorenzo, l’église du Pio Ospedale dei Mendicanti. Mais comme à Santa Maria, musiciennes et choristes étaient séparées du public, en l’occurrence non par un voile, mais par une grille.
Note : ce texte est une reprise enrichie d’un article de 2011.
Précédents articles sur la musique classique :
Il y a 200 ans mourait l’astronome et compositeur William Herschel
Mozart et Beethoven risquent-ils de payer le passé colonial et esclavagiste européen ?
Salieri a-t-il assassiné Mozart ?
Berlin, les concerts historiques du 12 novembre 1989
L’étonnant destin du Chevalier de Saint-George
Le « Poilu », un violoncelle dans l’enfer de 14-18
Grande symphonie caractéristique pour la paix avec la République française
Gottschalk : du piano romantique aux sources du ragtime
22 décembre 1808 : un concert de légende !
Incontournable : le concert du Nouvel An
Les grands concertos pour basson
Les grands concertos pour hautbois
Les grands concertos pour flûte
Musique classique : promenade au pays de la danse
Les grands concertos pour clarinette
L’incroyable talent des demoiselles de La Pietà
Les grands concertos pour violoncelle
Louise Farrenc, un grand nom de la musique classique
Les grands concertos pour piano
« Eroica », ou la révolution symphonique
Les grands concertos pour violon
Sorciers, elfes, lutins, trolls et fées dans la musique classique
Musique : de Sones de Mariachis à Huapango
La musique classique dans la publicité
L’injuste destin de Fanny Mendelssohn
« Les Adieux » ou la musique au service des revendications
Élisabeth Jacquet de la Guerre, première femme compositeur
Padre Davide, rock-star du 19e siècle
Du tuba au bouzouki : des concertos... déconcertants
Les Folies d’Espagne : un thème intemporel
La symphonie concertante : de Stamitz à... Sarkozy
90 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON