Pourquoi certains élèves réussissent à l’école et d’autres pas ?
« L’excellence est un art gagné par l’entraînement et l’accoutumance. Nous n’agissons pas correctement parce que nous avons la vertu ou l’excellence, mais nous les avons plutôt parce que nous avons agi correctement. Nous sommes ce que nous faisons de manière répétée. L’excellence n’est donc pas un acte, mais une habitude. »
Aristote
En général, quand on a le sens de la mesure, il n'est pas très difficile d'imaginer, au moins, deux êtres, sains d'esprit, s'accorder pour dire que la réussite à l'école ça n'est rien de moins que la concordance avec les attentes scolaires. Pour réussir à l'école, il suffit donc de répondre positivement à ses exigences.
Si l'on consent à une telle convention, la tentation est alors grande d'envisager de commencer par cerner la nature de ces attentes scolaires, dans la perspective d'une tentative de compréhension des raisons de la réussite ou de l'échec en matière d'apprentissage. On pourrait, en effet, croire qu'il suffit de connaître les exigences de l'école pour savoir pourquoi certains élèves parviennent à y répondre et d'autres pas. Au reste, d'aucuns n'hésitent même pas à lier l'échec à la complexité croissante des savoirs scolaires inhérente à l'exhaussement des différents niveaux de l'école.
Pour autant, savoir que le substrat des sollicitations pédagogiques repose sur l'appréhension de la sphère du logos, c’est-à-dire sur la saisie de l'ordre universel qui régit l'harmonie des choses, bref sur l'intelligibilité de l'organisation rationnelle de la connaissance, ne saurait suffire pour comprendre ce qui se passe dans l'intériorité mentale d'un élève.
Au fait, pourquoi s'intéresser d'abord à l'intériorité mentale ? Pour une raison simple au fond : quand on aime dire les choses avec une certaine franchise, il semblerait que c'est là que tout se passe. Pour s'en apercevoir, considérons alors ce qui suit, après une brève préoccupation minimale pour les principes de la démarche.
Considérations méthodologiques
Dans la quête d'une certaine efficacité discursive et dans un souci d'organisation de la réflexion, peut-être ne serait-il pas sans intérêt de placer la compréhension du phénomène de la réussite (ou de l'échec) scolaire dans une double dichotomie. La première, fondée sur l'établissement d'une distinction nette entre ce qui relève de la relation causale et ce qui appartient au domaine de la corrélation, semble permettre d'orienter l'analyse vers une intelligibilité clairvoyante du problème et, de surcroit, paraît susceptible de donner à la besogne un caractère -si ce n'est d'objectivité absolue- du moins d'honnêteté intellectuelle. En tout cas, nous l'espérons. Quant à la seconde dichotomie, elle résulte tout naturellement de la première, dans la mesure où la relation de causalité conduit tout aussi naturellement à distinguer entre les causes endogènes et celles exogènes.
Une fois établis ces schèmes d'approche, il conviendra de ménager, chaque fois que cela est possible, un espace d'ajustement entre le causal et le corrélatif, pour les renvoyer à leurs champs d'action respectifs, d'une part, et afin de tenter de montrer que le premier se distingue essentiellement du second par l'effet déterminant qu'il assigne au devenir scolaire d'un élève, d'autre part. Ce qui a comme corollaire l'idée que, même si le corrélatif est marqué par la fréquence de ses émanations dans ce devenir, son action déterminative n'en demeure pas moins improbable. Car, le lien entre une condition (sociale, économique, institutionnelle, politique ou même pédagogique) et une performance scolaire ne relève pas de la nécessité absolue. N'étant pas inéluctables, les conséquences de telles conditions laissent -qu'on le veuille ou non- une marge non négligeable à la contingence.
Maintenant, il est peut-être venu le temps de commencer par circonscrire les phénomènes corrélatifs à la question de la réussite (ou de l'échec) scolaire.
Un constat
Quand on s'intéresse à la sociologie de l'éducation, il est de coutume de se référer à P. Bourdieu. Sans avoir la moindre prétention de dire que l'on a compris toute la production intellectuelle de ce grand nom de la discipline, il est à peu près consensuellement admis de lui attribuer un certain nombre d'idées en matière d'éducation. Au demeurant, même un journaliste grand public, pour peu qu'il se soit frotté aux écrits les plus connus du penseur, ou à ceux de ses vulgarisateurs, est aujourd'hui capable de relever que celui-ci établit des liens forts entre les conditions sociale, économique et -surtout- culturelle d'un élève et sa destinée scolaire.
Ainsi, il suffit de lire que « le système scolaire opère, objectivement, une élimination d'autant plus totale que l'on va vers les classes les plus défavorisées »[1], ou encore que « toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique, en tant qu'imposition par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel »[2] pour comprendre qu'aux yeux de Bourdieu et de Passeron le système scolaire légitime la culture de la classe dominante. Et, par cette légitimation, il facilite la réussite des élèves issus de la classe favorisée et exerce, ipso facto, une violence symbolique sur les classes populaires, puisque les élèves appartenant à cette catégorie sociale ne possèdent pas les codes de la culture dominante institutionnalisée par les exigences scolaires. Leur devenir scolaire est alors, culturellement et « objectivement » exposé à l'échec. Comme conséquence de cette vision des choses, il n'apparaît alors plus vraiment comme incongru le fait de défendre l'idée que c'est l'école, elle-même, qui porte la plus grande responsabilité dans l'échec scolaire.
Dès lors, en dehors de quelques analyses comme celle de Raymond Boudon qui, dans son livre L'Inégalité des chances (1973), minimise le rôle de l'école dans la reproduction des inégalités sociales, une tradition sociologique va s'installer consistant à faire de l'échec scolaire un problème de lutte des classes. Il en a résulté l'idée que les élèves qui échouent tirent leur échec de leur non possession des codes culturels de la classe dominante. De là un impensé qu'on n'ose plus interroger : l'échec scolaire est perçu comme l'horizon indépassable des classes populaires.
Sans doute, cela semble-t-il donner des signes de validité à travers une démarche macrosociologique (étude des grandes tendances et des phénomènes globaux au sein des grandes structures sociales), où les statistiques confèrent un caractère de scientificité indiscutable à l'analyse. Mais, une approche microsociologique (étude de cas et analyse de situations concrètes à petite échelle) tend, quant à elle, à nuancer le propos en récusant la radicalité du jugement. C'est ainsi que ce type d'approche révèle, en tout cas de nos jours, des fortunes scolaires heureuses pour nombre d'enfants du peuple. En émergeant à l'observation, de telles situations ne manquent pas d'interpeller les schémas macrosociologiques dans le sens d'une remise en question de l'interprétation traditionnelle de leurs résultats. Dans cette perspective, il convient alors de se demander en quoi l'origine sociale, si l'on refuse de mettre au rancart l'importance de la structure mentale et le potentiel cognitif d'un élève, déterminerait-elle mécaniquement le devenir scolaire de celui-ci. In fine, d'où viendrait cette mécanicité supposée ?
En d'autres termes, il ne s'agit pas de nier le bilan scientifique de ces recherches ; mais il importe d'en faire une lecture nouvelle qui puisse nous rapprocher davantage de la compréhension du phénomène de la réussite (ou de l'échec) scolaire selon un paradigme empirique (i.e., basé sur des situations individuelles). Dès lors, s'interroger sur l'origine de ce phénomène dans un schéma microsociologique revient à relativiser la froide scientificité des statistiques, en raison de leur portée abstraite, et -surtout- à révéler le caractère corrélatif des observations macrosociologiques. À cet égard, ne devient-il pas franchement réducteur de continuer à penser que si un élève échoue à l'école c'est simplement à cause de son appartenance aux classes culturellement défavorisées ? Dans ce cas-là, que dire de ces élèves issus de ces mêmes classes ou -pis encore- de ces élèves allophones qui, malgré leurs conditions de départ handicapantes à maints égards (indigence culturelle, parents analphabètes, ignorance des codes scolaires, voire non maîtrise de la langue française…) parviennent à avoir un parcours scolaire tout ce qu'il y a de plus honorable ? Inutile d'arguer de la faiblesse de leur nombre pour minimiser leur importance ; car, le simple fait que quelques cas existent suffit amplement à justifier l'utilité d'une lecture microsociologique du phénomène de la réussite (ou de l'échec) scolaire. Au reste, est-il besoin de rappeler (comme l'indique le titre du présent exposé) que le fond du propos consiste justement à tenter de comprendre les causes de ce phénomène ?
L'hirondelle ne fait pas le printemps
Certes, les partisans d'une lecture macrosociologique nous disent qu'il ne faut pas voir les choses de cette manière et nous invitent plutôt à conclure à l'idée que l'élève socialement défavorisé a plus de chance d'échouer dans son parcours scolaire, eu égard aux données statistiques. Pourquoi pas ? Seulement voilà, il se trouve que cette lecture satisfait parfaitement aux exigences conceptuelles et au raisonnement abstrait ; mais elle ne dit pas grand-chose sur les situations concrètes. Le fameux "plus de chance de…" n'est rien d'autre qu'un indicateur formel, abstrait et donc spéculatif, qui s'avère, de ce fait, inapte à rendre compte des causes réelles qui déterminent de manière effective la réussite (ou l'échec) scolaire chez un individu particulier.
Pour comprendre le propos, il n'est pas sans intérêt de rappeler la qualification de "grand professeur" que faisait Kierkegaard à l'endroit de Hegel. Dans la bouche du philosophe danois, cette qualification était loin d'être un éloge, mais plutôt une critique. Car, si le dialecticien avait conçu, peut-être, le système philosophique le plus achevé, ce système ne disait rien, malgré sa complétude, de l'être-là, de l'homme concret qui est aux prises avec ses angoisses existentielles et ses doutes spirituels. Il fallait donc abandonner les considérations spéculatives pour saisir le réel dans sa concrétude.
De même, la méfiance de Nietzsche à l'égard des systèmes de pensée (ou de la pensée systémique) l'avait conduit à affirmer la supériorité du sensible sur l’idée, du corps sur l'âme, du concret sur l'abstrait, bref de la pensée réaliste sur la métaphysique.
Or, dans le cas qui nous préoccupe, n'est-il pas plus pertinent aussi de s'attacher d'abord aux situations concrètes plutôt qu'aux méthodes purement spéculatives ?
Par conséquent, puisqu'elles ne sauraient éviter la contingence d'un parcours scolaire donné, les conditions sociale, économique et culturelle d'un élève paraissent davantage relever de la corrélation que d'un rapport de causalité. De toute façon, si ces conditions étaient une cause déterminante, les élèves défavorisés qui réalisent un parcours scolaire satisfaisant n'auraient jamais dû connaître une telle réussite. Enfin, voilà qui nous autorise à penser que lorsqu'un élève échoue à l'école ça n'est pas sa condition de défavorisé qui a directement provoqué son échec. Dit autrement, la condition sociale est juste une donnée qui, par la fréquence de ses incarnations dans l'accompagnement des devenirs scolaires, leur devient naturellement liée, comme l'hirondelle accompagne naturellement l'avènement du printemps. Mais, quoiqu'il en soit ainsi, qui ira prétendre que c'est l'hirondelle qui provoque le printemps ?
Au fait, a-t-on déjà essayé d'inverser le raisonnement ? Au lieu de placer la condition sociale en amont d'une destinée scolaire pour comprendre son devenir, s'est-on un jour demandé ce qui se passerait si on la mettait en aval ? S'est-on déjà interrogé sur ce qui peut faire de tel ou tel individu un être socialement et culturellement défavorisé ? A-t-on, ne serait-ce que par fantaisie, songé à l'idée de regarder une condition humaine comme conséquence et non comme principe explicatif ? Au fond, en dehors de la condition sociale, n'y aurait-il pas autre chose derrière la réussite (ou l'échec) scolaire ?
De la cognition
Lorsque nous résolvons un problème d'ordre intellectuel, ou parvenons à franchir un obstacle cognitif en saisissant enfin une subtilité qui nous échappait, ou réussissons à comprendre une notion liée à un domaine du savoir, ou simplement mémorisons une connaissance, nous mettons en œuvre un processus cognitif marqué par une série d'opérations mentales. Celles-ci se réalisent par le truchement d'une communication intense avec notre intériorité, sous le contrôle d'un opérateur universel : notre subjectivité (notre moi, notre conscience même quand certaines opérations mentales se font inconsciemment[3]). Comme le disait Kant, la connaissance est tributaire d'un sujet connaissant. Car, c'est en lui et par lui qu'elle peut advenir ; d'où son caractère universel. Pour dire les choses simplement, personne ne peut apprendre (donc connaître) à notre place.
Mais, au fond, en quoi consistent ces opérations mentales ? Sont-elles le résultat d'un apprentissage ou sont-elles ataviques ? Partant, qu'est-ce que la cognition ?
Si l'on considère les choses d'un point de vue lexical, la cognition (du latin "cognoscere" = connaître) peut se résumer à la capacité du sujet à acquérir la connaissance. Il va de soi que la définition scientifique apporte plus de détails et rend davantage compte des différents régimes et modes de cette acquisition. Mais, dès lors que l'on sait que la cognition est une activité mentale, c'est cette activité, en elle-même, qui devient notre sujet de préoccupation, dans la mesure où il est question de vouloir en connaître la généalogie.
Ainsi, les fonctions mentales sollicitées durant un processus cognitif (la perception, l'attention, la mémoire, le raisonnement...) peuvent évidemment être améliorées, augmentées, aiguisées, si elles rencontrent un environnement favorable qui les stimule et les pousse à s'exercer. Il en résulte, si l'on manque de prudence et de perspicacité, que la tentation est grande de chercher à attribuer la capacité de connaître exclusivement aux sollicitations du milieu. Mais, cet entraînement des fonctions cognitives donne-t-il à coup sûr le même résultat chez tous les individus, quand bien même ils évolueraient dans un même environnement ? N'y aurait-il pas une certaine injustice naturelle entre les hommes, dans la mesure où certains vont avoir spontanément plus de facilité à se servir -à bon escient- de leur potentiel cognitif que d'autres, malgré le partage d'un contexte commun ?
Pour ne pas s'exposer à un jugement erroné, il suffit de rappeler que l'environnement scolaire est le lieu, par excellence, où les outils de la cognition sont constamment sollicités et appelés à s'exercer, et ce de manière globalement égalitaire, dans la mesure où un enseignant propose, en principe, son enseignement à tous ses élèves. De surcroit, cet aspect égalitaire se montre aussi à travers le fait que les élèves d'un établissement scolaire viennent du même milieu socio-économique, eu égard aux exigences de la carte scolaire[4]. Or, même s'il en est ainsi, qui prétendrait que cette réalité permet à tous les élèves d'apprendre de manière tout aussi égalitaire ? Le faire c'est nier les inégalités scolaires et c'est considérer l'échec à l'école comme une simple vue de l'esprit.
En d'autres mots, si l'on se refuse à admettre que c'est cette part du naturel dans la cognition qui est, en grande partie, responsable de la dissemblance des performances scolaires entre les apprenants, alors il faudrait, en son âme et conscience, nier l'existence de l'élève naturellement doué et de son corollaire, l'élève en difficulté ou en échec, et conclure -in fine- à l'idée que tous les esprits se valent puisqu'ils sont tous capables d'opérer, uniformément, une organisation rationnelle de la connaissance (i.e. la réussite dans les apprentissages). En revanche, si l'on accorde un minimum de considération au principe de réalité, comment alors éviter de se demander pourquoi certains élèves (au-delà de leur appartenance sociale) réussissent à l'école et d'autres pas ? À cet égard, voici ce qu'il nous semble possible de retenir en résumé.
Malgré la puissance de ses statistiques, l'analyse macrosociologique ne peut fournir que des tendances générales, à partir de structures massives, pour aboutir à l'observation de phénomènes globaux et abstraits qui relèvent plutôt de la corrélation ; elle ne rend pas compte des situations concrètes. En revanche, c'est l'approche microsociologique qui peut nous éclairer le mieux sur la réussite ou (l'échec) scolaire de l'élève lambda. Car, par son empirisme, se révèlent les véritables causes du phénomène. Ainsi, lorsque la faiblesse des performances des élèves est directement liée à l'impéritie de l'enseignant ou à une doctrine pédagogique institutionnalisée par les pouvoirs publics[5], malgré son caractère délétère, on a affaire à des causes exogènes. Mais, quand l'échec s'avère être lié aux aptitudes cognitives de l'élève, il devient évident de parler de causes endogènes. Pour le voir, il suffit simplement d'être animé par une dose d'honnêteté suffisante, d'expurger son jugement de l'insincérité verbale et d'oser reconnaître le réel dans toute sa factualité. En général, en dehors des convenances de circonstance, c'est quelque chose que tout le monde reconnaît en son for intérieur, mais que d'aucuns préfèrent taire derrière les oripeaux du politiquement correct.
Face à un tel constat, on peut toujours alléguer que ces aptitudes cognitives, malgré leur caractère intrinsèque, ne sont rien d'autre que le résultat d'un conditionnement culturel, lui-même engendré par le poids des conditions économiques et sociales. Seulement voilà, quand on sait que des élèves issus de milieux défavorisés parviennent à réaliser des parcours d'excellence (en décrochant les plus hautes certifications du système scolaire), n'est-il pas légitime de se demander en quoi le contexte social a-t-il directement empêché d'autres de connaître une simple réussite ?
De l'inné et de l'acquis
Certes, le débat entre l'inné et l'acquis paraît aujourd'hui quelque peu éculé. Et pour cause : on a peut-être fini par se rendre compte qu'il est difficile d'avoir une réponse tranchée entre les deux points de vue, tant l'intelligence humaine (i.e. la capacité d'acquérir le savoir et de l'organiser rationnellement) est une affaire complexe dont les ressorts reposent sur une combinaison de facteurs qui relèvent à la fois de la transmission atavique et des influences de l'environnement. Cela étant dit, il n'en demeure pas moins que les neurosciences ont tendance, de nos jours, à reconnaître tout de même une certaine prépondérance de l'héritage génétique dans les processus cognitifs.
Bien entendu, il ne s'agit nullement de négliger l'impact des déterminations économiques et politiques dans la séparation hiérarchisante entre les classes sociales. C’est même presque une lapalissade que de le rappeler. Mais, n'a-t-on jamais remarqué cette forte propension des individus issus des classes populaires, mais dotés de grands potentiels intellectuels, à quitter leur classe d'origine pour aller s'intégrer dans l'élite ? N'a-t-on jamais vu un roturier réussir à se muer en oligarque ? Et même ceux qui n'y parviennent pas, mais qui se sentent le potentiel pour y parvenir, ne gardent-ils pas -en général- cet objectif parmi leurs plus hautes aspirations ? Car, si leur pouvoir d'achat ne leur permet pas d'accéder à la sphère de la haute société, ils n'en partagent pas moins les valeurs et les idéaux. C'est dire que l'on a donc affaire à des individus défavorisés économiquement, mais socialement et culturellement imprégnés des mêmes valeurs que celles de la classe supérieure, compte tenu de ce hiatus qui existe entre leur condition économique et leur posture socio-culturelle.
D'où la question : qu'est-ce qui fonde réellement le concept de "classe" ? À y voir de plus près, ne réalise-t-on pas qu'en dehors du critère économique, l'aspect social et l'aspect culturel paraissent n'y jouer qu'un rôle flottant ?
Or, ce sont justement ces subtilités que ne voit pas l'analyse macrosociologique avec sa vision globalisante. En outre, l'aspect corrélatif qui caractérise les faits établis par ses conclusions, vis-à-vis de la question de la réussite (ou de l'échec) scolaire, se trouve résolument brouillé par la situation paradoxale de ces défavorisés économiquement mais privilégiés culturellement. In fine, c'est grâce à une approche microsociologique que la condition humaine ne se révèle corrélative d'un devenir scolaire que partiellement. Car, dans cette destinée, si l'impact de la condition économique est incontestable, il n'engendre pas nécessairement des valeurs et des aspirations socio-culturelles figées. Quant à la part du déterminisme génétique, elle est loin d'être négligeable.
Alors, réaffirmons-le sans ambages, pour expliquer le caractère inégalitaire des performances scolaires, le poids des déterminations sociales, économiques et culturelles est indéniable. Mais, quand on voit certains élèves échapper à ce déterminisme, la question devient : qu'est-ce qui fait que des individus résistent mieux aux effets de leur condition humaine ? N'est-ce pas justement cette donnée naturelle, ce potentiel propre à chacun, qui ferait qu'un individu parvienne à transcender les conditions de son existence, pour s'affranchir des influences de son milieu, ou -inversement- constituerait le terreau qui favorise la décadence de ses conditions socio-culturelles ? Dès lors, négliger l'importance de ces dispositions personnelles, notamment mentales, revient à considérer l'esprit comme un vulgaire matériau allègrement façonnable par le milieu et à juger la psyché comme un simple logiciel dont l'algorithme peut être facilement écrit par l'environnement social, économique et culturel ? Ou alors, ce sont peut-être ces dispositions mentales, ce mystérieux patrimoine psychique intime, ces facultés intellectuelles personnelles, qui ne sont -en réalité- le résultat d'aucun apprentissage et qui préexistent même à toute action environnementale, mais qui consistent en de simples données naturelles, qui sont -in fine- à l'origine du modelage d'une condition sociale. Eh oui, qu'est-ce qui empêcherait de comprendre que c'est probablement le patrimoine mental et les facultés intellectuelles des uns et des autres qui façonnent leur devenir économique, social, culturel, et qui déterminent une condition humaine ?
Conclusion
Nous voilà devant la problématique de l'œuf et de la poule. Mais, ce n'est pas forcément une mauvaise chose. Cette énigme a au moins l'avantage de mettre toutes les opinions à pied d'égalité. Car, s'il est finalement si difficile de savoir qui du capital intellectuel ou de la condition humaine façonne l'autre, alors il y a une formidable leçon à tirer de cette obscurité : quand l'horizon est embué d'incertitudes, il est plus sage de se garder des affirmations péremptoires.
Pour autant, cela ne doit pas empêcher d'accorder un certain intérêt aux questions qui poussent dans l'antichambre de la vérité. En voici quelques-unes, entre autres.
Lorsqu'on voit Bourdieu fustiger la légitimation par l'école de la culture des classes dominantes, doit-on attendre de celle-ci qu'elle légitime le capital culturel des classes populaires ? Est-on prêt à troquer l'héritage culturel d'un Rabelais, l'humanisme d'un Montaigne, la philosophie des Lumières, l'érudition scientifique de la révolution industrielle, le patrimoine littéraire de Stendal, Balzac, Hugo, Flaubert, Zola, Maupassant et autre Proust et tutti quanti, contre la culture de l'oralité, l'esprit du prosaïsme et la philosophie du café de commerce ? Est-ce bien raisonnable ?
Enfin, si la vertu et l'excellence nous viennent, comme le dit la parole attribuée à Aristote en épigraphe, de l'habitude d' « agir correctement », n'est-ce pas -au fond- cette salubrité de l'appareillage mental, cet outillage cognitif de bon aloi, bref ce raffinement de notre intériorité cérébrale, qui nous permet d'agir correctement ?
Tout compte fait, peut-être aussi devient-il plus acceptable de dire qu'à potentiel cognitif comparable, un enfant des classes favorisées a plus de chance de réussir qu'un enfant du peuple. Mais, tout le monde a-t-il un potentiel cognitif comparable ?
Par averoes
son site :
[1] P. Bourdieu et J.-C. Passeron, les héritiers, p. 11 (version PDF), éd. Minuit (1964).
[2] Bourdieu et Passeron, La reproduction, p. 19 (PDF), éd. Minuit (1970).
[3] S'il peut y avoir quelque processus mental qui s'active de manière inconsciente, c'est toujours par la conscience que s'opère toute activité de métacognition (réflexion sur le processus cognitif lui-même).
[4] Affectation des élèves selon leur domicile.
[5] Tous les observateurs de la chose scolaire savent qu'en plaçant l'apprenant au centre du système éducatif, la loi Jospin de 1989 avait institutionnalisé le pédagogisme (avatar idéologique du mouvement de l'Éducation nouvelle) comme doctrine pédagogique officielle. Ce n'est que sous l'ère Blanquer que celle-ci va commencer à être remise en question. Et pour cause : après avoir été à l'origine de la déliquescence du système éducatif américain dès les années 1950, ces pédagogies dites actives (que l'on rassemble parfois sous la désignation de "constructivisme", tant elles estiment que l'apprenant peut "construire" seul ses apprentissages) vont cristalliser sur elles tous les regards critiques pour les désigner comme responsables des mauvais classements des performances des élèves français dans les tests internationaux.
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