Les trotskystes et la révolution cubaine
La révolution cubaine amène toutes les organisations qui se réclament du trotskysme à se prononcer sur de multiples questions. En voici quelques-unes : s’agissait-il d’une révolution socialiste ? Castro et le « mouvement du 26 juillet » étaient-ils des révolutionnaires ? Quel fut leur rôle dans la révolution ? Quel était leur programme ? Ont-ils appliqué leur programme ? L’état cubain est-il maintenant un état ouvrier ? Quel fut le rôle du parti communiste dans la révolution ? Qui a dirigé cette révolution ? Il y a-t-il eu une direction révolutionnaire ? Il y a-t-il eu un parti révolutionnaire ? La direction était-elle homogène (sans aucune divergence) ? Qui a décidé de mettre en place un régime de parti unique ? Il y a-t-il eu une révolution parce que des guérilleros, avec Castro, l’ont décidé ? Castro a-t-il débarqué à Cuba, le 2 décembre 1956, pour faire une révolution ou pour faire un putsch ? Il y a-t-il eu une révolution parce qu’il y avait une situation révolutionnaire ?
Les organisations qui se réclament du trotskysme ont apporté des réponses extrêmement variées. Ernest Mandel est allé jusqu’à dire que Castro était « un marxiste naturel ». Le SWP, section américaine, s’est posé la question d’amener la direction cubaine au trotskysme. Elle voulait donc faire adhérer Castro et ses amis à la IVème internationale ! La SLL de Gerry Healy a affirmé que l’Etat reconstruit à Cuba était un Etat bourgeois et il a été rejoint dans cette appréciation par les lambertistes de France. Lambert et Just n’ont sans doute pas eu envie de creuser davantage la question, au risque de contredire Healy, dans une période où ils avaient bien d’autres questions en suspens à l’intérieur du CI.
A l’évidence, toutes ces organisations avaient des appréciations, pour le moins, erronées. Cependant, il ne faut pas les renvoyer dos à dos. Leurs erreurs n’avaient pas les mêmes conséquences. Les lambertistes n’ont pas cessé de dénoncer la politique stalinienne de Castro dès lors qu’il s’est aligné derrière l’URSS tandis que les mandéliens ont soutenu cette politique confirmant ainsi leur totale capitulation devant le stalinisme.
La politique extérieure de Castro
Il est apparu, en filigrane, au cours des journées d’études des 21 et 22 octobre 1978 qu’il était nécessaire pour l’OCI de revenir sur sa position officielle. Pierre Fougeyrollas, au cours d’une intervention de 10 mn s’était limité à critiquer la politique extérieure de Castro pour montrer que c’était une politique stalinienne. (Ecouter la bande son). Il s’en était tiré avec une pirouette pour justifier de ne pas aborder la question de la nature de l’Etat cubain.
« Je ne parlerai pas de la nature de l’Etat cubain, bien que ce soit là une question fondamentale, mais il est évident que, si nous discutions de cette question, nous risquerions de passer sur le terrain idéologique, d’aboutir à une discussion académique qui n’aurait pas la portée que nous voudrions donner les uns et les autres à cette rencontre. Il reste que, à propos de ce que Lénine disait à savoir « la politique c’est l’économie concentrée », il faudrait s’inquiéter notamment du maintien de la monoculture sucrière à Cuba, de la façon dont ce sucre circule sur le marché mondial, pour peut-être comprendre mieux les choses en ce qui concerne la nature de l’Etat cubain. Mais, je voudrais simplement évoquer quelques aspects de la politique internationale de Castro car, pour paraphraser à mon tour Clausewitz, je dirais que « la politique étrangère c’est aussi la politique intérieure continuée avec d’autres moyens » ».
Après cette dérobade, Pierre Fougeyrollas montre avec de multiples exemples que la politique extérieure de Castro est pleinement conforme à la politique de la bureaucratie du Kremlin. Il rappelle qu’en 1968, Fidel Castro a donné son approbation à l’invasion de la Tchécoslovaquie et qu’en 1973 il est allé faire une tournée au Chili. Il a donné son appui à l’Unité Populaire contre les cordons industriels (coordinations des comités d’usine) dans lesquels s’organisait la résistance de la classe ouvrière chilienne contre la politique de front populaire qui conduisait au fascisme. Pierre Fougeyrollas évoque ensuite à ce sujet plusieurs pays d’Afrique :
- Au CongoBrazzaville, Castro, par la présence depuis une dizaine d’années des cubains, militaires, experts de toutes sortes, n’a cessé de soutenir le régime de Ngouabi, lié à l’impérialisme français, puis le régime de Yhombi, régime qui est également complètement lié à l’impérialisme.
- En Angola, c’est Andrew Young, le représentant du président des EtatsUnis à l’ONU qui le déclare lui-même : depuis l’installation du régime du MPLA avec à sa tête Agostinho Neto à l’Luanda, les cubains n’ont cessé d’exercer leur soutien à ce régime qui dès sa naissance avait réprimé férocement une grève de dockers sur le port de Luanda et qui, en même temps, avait promulgué un code des investissements ouvrant ses frontières à l’impérialisme. Les liens militaires et économiques étroits que Neto entretient avec Cuba et l’URSS vont s’accroître avec le temps.
- En Somalie, les troupes cubaines, les experts cubains, se sont portés au service de l’Etat Somalien de Siyaad Barre. Ils ont aidé à restructurer l’armée somalienne.
- En Ethiopie, la guerre de l'Ogaden sur une région frontalière controversée avec la Somalie a été marquée par le rôle important que l’URSS et Cuba ont joué pour assurer la victoire de Mengistu Haile Mariam. La bureaucratie cubaine à l’époque d’Haïlé Sélassié avait vanté la lutte pour l’indépendance nationale des érythréens mais ils se sont quand même engagés comme techniciens comme coopérants militaires, comme participants militaires dans cette lutte d’écrasement du peuple de l’Erythrée.
La conclusion s’impose. En Afrique, la bureaucratie cubaine, maquillée en force tiersmondiste joue son rôle d’Alger à Conakry, de Brazzaville à Addis Abeba contre le prolétariat, contre les masses paysannes quand le mouvement anti-impérialiste disloque les Etats. La bureaucratie castriste intervient dans le cadre de la sainte alliance entre l’impérialisme et la bureaucratie du Kremlin pour sauver l’ordre bourgeois, pour sauver à tout prix les Etats bourgeois. Assurément, cette politique de Castro est pleinement conforme à la politique de la bureaucratie du Kremlin.
Etat bourgeois ou Etat ouvrier
Voyons maintenant l’évolution de la position de Stéphane Just entre son texte de 1965 et celui de 1979. Il publie ce dernier sous sa seule responsabilité en précisant que la question doit être à nouveau discutée au Bureau Politique de l’OCI. Nous remarquons à l’occasion que ni les militants ni même les membres du Comité Central ne sont invités à réfléchir sur ces questions. Cela confirme les critiques que nous avons faites sur le mode de fonctionnement de l’OCI. Voyons maintenant ce que disait Stéphane Just dans son texte de 1965 :
« La direction fidéliste, le « Mouvement du 26 juillet », devenu ensuite « Parti uni de la révolution socialiste » après fusion avec les staliniens, la structure de l'état édifié sont-ils devenus pour cela ouvriers ? Non. Ils ont dû gauchir considérablement, faire appel au soutien des travailleurs, aller jusqu'à inciter ou laisser se constituer des organismes comme les milices. Mais ce ne sont pas les travailleurs qui ont le pouvoir ; les organes du pouvoir restent de type bourgeois ; le parti au pouvoir reste un Parti d'origine sociale petite-bourgeoise. » (…)
« le régime du parti unique donne au « Parti uni de la révolution socialiste » le monopole de la vie politique. Comment peut-on conclure, dans ces conditions, malgré l'ampleur des nationalisations et le monopole du commerce extérieur, que l'état cubain est un état ouvrier, sinon en falsifiant la méthode d'analyse marxiste ? »
La position de Stéphane Just est à cette époque clairement la même que celle de la SLL : L’Etat cubain n’est pas un Etat ouvrier. Ce point de vue serait justifié si on considérait que la force sociale qui a fait chuter Batista était essentiellement de nature petite-bourgeoise à l’image du groupe qui s’était porté à la tête de la révolution avec Castro. Mais, ce point de vue n’est pas justifié si on considère que c’est une mobilisation ouvrière et paysanne qui a fait chuter le régime. Or, Stéphane Just quand il écrit son premier texte est influencé par la version mystifiée de la révolution cubaine qui fait la part belle aux guérilleros. Dans son texte de 1979, il explique au contraire que la révolution est essentiellement un « puissant mouvement des masses » :
« l'éveil d'un puissant mouvement des masses, d'abord dans la paysannerie, mais qui s'est également développé dans les masses prolétariennes des villes. »
« à Santiago, une grève générale contre la dictature éclata dans cette ville. L'échec de la grève générale du 9 avril 1958 n'infirme nullement cette constatation. »
Il montre que Castro ne voulait pas de cette révolution. Pour lui, il ne s’agissait pas de donner le pouvoir aux travailleurs : ouvriers et paysans. Castro déclarait dans son discours au Central Park de New York, le 27 avril 1959 : « La victoire ne nous a été possible que parce que nous avons réuni les Cubains de toutes les classes et de tous les secteurs autour d'une seule et même aspiration. » Pour Castro, une révolution doit rester dans les limites acceptables par la bourgeoisie. Il faut réunir « toutes les classes » et « tous les secteurs » c’est-à-dire en incluant la bourgeoisie. Mais Castro est débordé par les masses qui se sont mises en mouvement. Stéphane Just l’explique :
« Mais les masses ne pouvaient l'entendre de cette oreille. Le pouvoir révolutionnaire n'était pas capable de les faire refluer, de faire rentrer dans son lit la révolution. Le 17 mai 1959, une première réforme agraire était promulguée. Cette réforme agraire n'avait rien de « socialiste » (…) Cette réforme agraire tentait en réalité de coiffer et de canaliser un mouvement paysan qui n'avait pas attendu pour entamer une réforme agraire de sa façon. »
« Mais le mouvement révolutionnaire qui se poursuit, la réforme agraire, y compris sous cette forme, sont intolérables aux capitalistes cubains, à l'impérialisme américain qui possède d'immenses propriétés et contrôle l'ensemble de l'économie de l'île. Et surtout, l'exemple de Cuba risque d'être contagieux pour toute l'Amérique latine, que l'impérialisme américain contrôle. L'impérialisme américain va passer à l'offensive contre la révolution cubaine et le gouvernement de Castro, obligeant la direction cubaine soit à capituler et à se heurter de front aux masses, soit à aller plus loin sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie cubaine et l'impérialisme. C'est sur cette seconde voie que Castro et le Mouvement du 26 juillet vont s'engager.
Dès le 18 juillet 1959, le président Urrutia devait s'en aller à la suite de grandes manifestations de masse. En octobre, les anciens ministres bourgeois quittaient le gouvernement. De son côté, l'impérialisme américain commençait à organiser le blocus économique de Cuba, notamment de la vente du sucre, principale ressource de l'île. La brutalité de la réaction de l'impérialisme américain, les intrigues de la bourgeoisie cubaine liée à lui et celles des contre-révolutionnaires cubains n'ont pas abattu mais stimulé la révolution cubaine, l'activité des masses. Pour résister à l'impérialisme américain et à la bourgeoisie locale, sous la pression des masses, Castro et le Mouvement du 26 juillet ont épuré l'appareil d'Etat : l'armée, l'INRA, la police, la magistrature, l'appareil administratif, la marine. C'est à l'initiative des masses que surgirent des milices ouvrières et paysannes, des formes embryonnaires de pouvoir au niveau local, des comités de défense de la révolution, des comités dans les usines. Fidel Castro et les dirigeants de son mouvement ont été très réticents à ce que de tels organismes se constituent. Ils ont imposé que les comités d'usine soient désignés et seulement consultatifs.
Pour rompre le blocus économique, Fidel Castro et son équipe n'ont eu d'autre recours que de s'adresser à la bureaucratie du Kremlin et aux bureaucraties satellites. L'URSS accorda à Cuba un crédit de 100 millions de dollars et signa un accord qui garantissait l'achat d'un million de tonnes de sucre chaque année pendant cinq ans, 20 % payés en dollars, 80 % en marchandises, dont du pétrole. Au cours de l'année 1960, l'impérialisme américain accentua sa pression : les raffineries qu'il contrôlait à Cuba refusèrent de raffiner le pétrole venant d'URSS. Castro, qui avait déjà précédemment nationalisé une grande partie de la propriété et des avoirs du capital américain à Cuba, nationalisa le reste.
Bientôt, l'impérialisme américain allait lui-même donner une fantastique impulsion à la révolution cubaine, en organisant la tentative de débarquement des contre‑révolutionnaires à la Baie des Cochons, le 14 avril 1961. Ce n'est qu' « après l'attaque de Playa Giron (que) Fidel proclame officiellement une révolution socialiste qui est déjà réalisée dans les faits » écrit R. Dumont dans « Cuba est-il socialiste ? ».
Un extraordinaire mouvement des masses se dressait contre l'impérialisme et la faible bourgeoisie cubaine, et ne laissait à Castro d'autre possibilité. »
Nous sommes pleinement dans le cas prévu par le programme de transition :
« Il est, cependant, impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que, sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. »
C’est bien contraint par « une offensive révolutionnaire des masses » que Castro est allé plus loin qu’il ne le voulait lui-même dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. C’était pour lui la seule solution pour qu’il puisse rester à la tête de la mobilisation populaire. Très vite, dans le contexte de la guerre froide il a dû choisir entre trois possibilités :
- S’aligner sur la politique des USA c’est-à-dire revenir au capitalisme.
- S’aligner sur la politique de l’URSS c’est-à-dire sur une politique stalinienne autant en politique intérieure qu’en politique extérieure.
- Etendre la révolution cubaine à d’autres pays d’Amérique Latine
Fidel Castro a choisi la deuxième solution et Che Guevara a choisi la troisième. Nous ne pouvons qu’approuver le choix de Che Guevara mais nous le faisons avec d’énormes réserves. La méthode de prise du pouvoir préconisée par Che Guevara n’était pas celle des marxistes. Il ne cherchait pas à construire un parti révolutionnaire capable de prendre la direction de la classe ouvrière pour la mener à la victoire dans une situation révolutionnaire. Pour lui, une guérilla pouvait aboutir à une révolution. Il croyait ainsi pouvoir reproduire la révolution cubaine mais, en fait, il n’avait pas compris ce qui s’était passé à Cuba. Il avait participé à l’élaboration et la diffusion d’une histoire mystifiée de la révolution cubaine à laquelle il croyait. De plus, à l’évidence, Che Guevara ne s’est jamais opposé frontalement à Castro. Bien qu’un épais secret entoure les discussions qu’ils ont pu avoir, il semble bien qu’il y ait eu entre eux une négociation qui a abouti à la décision de lancer l’expédition aventureuse en Bolivie.
Mais, avant cela, Che Guevara a accompagné Castro dans sa mise en place d’un régime de parti unique sur le modèle stalinien. D’ailleurs, la véritable force politique qui a reconstruit un appareil d'Etat avec le parti unique, était le parti stalinien. Le PC cubain s'appelait, avant et au début de la révolution, le Parti Socialiste Populaire (PSP). Etroitement dépendant de Moscou, il a, de 1952 à 1958, ouvertement soutenu la dictature de Batista. Ce n'est que peu avant la chute du dictateur que le PSP a rompu avec lui. C’était un petit parti en nombre de militants, mais c’était une organisation stalinienne disposant d'un appareil soigneusement sélectionné par le Kremlin, de militants parfaitement contrôlés. Le PSP avait une solide cohésion contrairement au « Mouvement du 26 juillet » de Castro qui était une organisation petite‑bourgeoise, hétérogène et sans unité politique réelle. En 1961, le « Mouvement du 26 juillet », le PSP et les membres du « Directoire du 13 mars » ont fusionné en une seule organisation qui a donné naissance au parti unique, tous les autres partis étant interdits. Dans ce parti unique, le PSP n’a pas eu de difficulté à imposer sa politique car il était la seule formation avec une véritable cohésion et, de plus, il bénéficiait de la couverture de Castro, lui-même, dès que celui-ci eut fait le choix de placer Cuba sous la tutelle de l’URSS. Ce « Parti uni de la révolution socialiste » deviendra plus tard le « Parti Communiste Cubain » entièrement inféodé à Moscou. Ce parti stalinien a chapeauté, contrôlé, puis s'est subordonné les organisations de masse (syndicats, organisation des femmes, organisations de la jeunesse, comités de défense…) sous le couvert du « Leader Maximo ».
Répression contre les trotskystes
En bon parti stalinien, il devait s’attaquer au trotskysme et aux trotskystes. Dès août 1960, au congrès du PSP, le secrétaire général Blas Roca consacre une importante partie de son rapport aux "ennemis de la révolution cubaine". Il s’en prend notamment aux trotskystes, présentés comme des provocateurs et des espions d'Hitler, puis de l'impérialisme américain. Blas Roca les englobe avec les "titistes" et les "anarcho‑syndicalistes" parmi les agents impérialistes chargés d'attaquer la révolution à partir de positions gauchistes.
Le régime cubain alla donc jusqu’à emprisonner les militants qui se réclamaient du trotskysme et il empêcha l’édition de « La Révolution Trahie » de Trotsky. Après plusieurs procès et séjours en prison, les trotskystes cubains furent tolérés mais interdits de publications et d’activités. Le SI (Secrétariat International) de Mandel, auquel ils adhéraient, a mis du temps avant de se souvenir de leur existence.
Pour être plus précis au sujet de cette répression exercée contre les militants se réclamant du trotskysme, je dois préciser que le dernier petit parti trotskyste à Cuba était affilié à la tendance internationale de Posadas qui était en concurrence avec celle de Nahuel Moreno que je défends. Il s’agissait du POR-T (Parti Ouvrier Révolutionnaire) qui fut fondé le 6 février 1960, c’est-à-dire treize mois après la victoire de la Révolution. En 1961, le POR-T fut officiellement reconnu par le SI (Secrétariat International) de Mandel. Il comptait alors quarante membres. Il était particulièrement implanté dans trois villes : La Havane, Santiago et Guantánamo c’est-à-dire dans les villes où le PBL (Parti Bolchévique Léniniste), ancien parti trotskyste, avait été le plus fort au cours des années quarante. José Medina, un militant de longue date de Guantánamo, fut élu premier secrétaire général du parti. Idalberto Ferrera Acosta et Roberto Acosta Hechavarría (1912-1995), étaient d’autres figures importantes du trotskisme. Ce dernier fut membre du PCC avant d’adhérer au PBL en 1933. En 1956, il fut très actif à La Havane dans l’organisation « Résistance civique » et appuya activement le réseau « Action et Sabotage » du M 26-7.
Che Guevara a lui-même apporté sa contribution à la lutte contre le trotskysme dès cette époque. Le 30 avril 1961, au cours d'une conférence télévisée sur les problèmes économiques, il polémique contre "Voz Proletaria" (petit périodique trotskyste). Il déclare que ses positions, "absurdes du point de vue théorique", sont, « du point de vue de la pratique, une infamie ou une erreur. » A ce moment, il polèmique contre les trotskystes mais il ne se prononce pas pour leur interdiction.
Un an plus tard, le 26 mai 1961, le journal trotskyste est interdit. Le 13 août 1961, le même Guevara déclare au journal chilien "Ultima Hora" que cette interdiction, mesure purement administrative, se justifie par le fait qu'il "n'était pas prudent de laisser le trotskysme continuer d'appeler à la subversion". Il explique ensuite que "le trotskysme est né à Guantanamo", près de la célèbre base américaine, et que cette proximité géographique justifie amplement la mesure. En quatre mois, Guevara est passé de la polémique à la calomnie vis-à-vis des trotskystes. Seule différence avec Blas Roca : il n'affirme pas, il insinue, et il ne parle pas d'Hitler. Ces attaques de Guevara contre le trotskysme ont lieu au lendemain du débarquement manqué de la Baie des Cochons (17 avril 1961), qui a soulevé les masses de Cuba et donné une nouvelle et formidable impulsion à la révolution.
D’autres faits sont relatés dans un article intitulé « La fin du trotskysme organisé à Cuba » :
« Mi-1963, les persécutions s’intensifièrent encore et l’on obligea plusieurs trotskistes à changer de travail, situation que dénonça l’édition de mai du bulletin. Au milieu de la tourmente, en janvier 1964, le POR-T convoqua son troisième congrès national. Les accusations portées contre un certain nombre de trotskistes, lors de procès réalisés cette année-là, laissaient déjà paraître le langage stalinien à l’œuvre : il était insinué que c’étaient les instructions de l’impérialisme yankee qu’on avait suivies, qu’on propageait la confusion et la division idéologique au sein de la population, que le bulletin était contre-révolutionnaire et diffamant à l’encontre des dirigeants, mais aussi qu’on mettait en cause les lois de la Révolution, qu’on fomentait le renversement du gouvernement, etc. Certains des accusés reçurent des sanctions allant de deux à neuf ans de prison. Début 1965 se produisit l’épisode final de tout ce processus quand plusieurs des principaux chefs de file trotskistes furent arrêtés et leurs responsabilités dans le parti transmises à d’autres. » (…)
« C’est là une partie anecdotique de l’histoire, mais elle est importante dans la mesure où, sauf del Pino et Acosta, personne, à ce que l’on sait, n’a gardé trace de ces événements pour la postérité. Les trotskistes furent arrêtés, leurs papiers et leurs biens confisqués et on les envoya près de deux mois dans la prison de Villa Marista. Del Pino est d’avis que « les trotskistes cubains, que Fidel Castro n’avait jamais pris en compte comme force politique, était un « boccato minore » qui, pourtant, allait endurer les conséquences de l’irritation que le Che avait provoqué en URSS ». »
« On trouve le passage essentiel qui suit dans l’interview que Tano Nariño fit passer à Acosta Hechavarría en 1990 et qui fut porté à la connaissance du public dans le livre de Gary Teenant ainsi que dans ses articles en ligne, souvent relayés ensuite : »
« En 1965, nous publiâmes en édition ronéotypée le livre de Léon Trotski, La Révolution trahie, précédé d’une introduction écrite à Cuba. La Sécurité procéda à mon arrestation — car c’est chez moi que l’on avait édité et imprimé le livre — ainsi qu’à celle d’autres membres de notre parti. Je travaillais alors au ministère de l’Industrie avec le Che. Je fus emprisonné à Villa Marista où mon cas fut traité par un instructeur qui était un vieux communiste et qui tenta avec insistance de me convaincre des bontés de Staline »
Rappelons que ces militants qui se réclamaient du trotskysme étaient dans un parti affilié au SI (Secrétariat International). Au moment où ils étaient jetés en prison Mandel vantait les qualités de Castro devenu un « marxiste naturel ». Il disait notamment :
« le discours prononcé par Fidel Castro le 1er janvier 1965 qui constituait un véritable appel aux masses pour la lutte antibureaucratique »
Che Guevara et tous les dirigeants du « Mouvement du 26 juillet » ont couvert de leur incontestable prestige révolutionnaire cette répression comme toute l'activité contre-révolutionnaire de l'appareil stalinien. En d'autres occasions encore, par exemple à la fin de la conférence « tricontinentale » que les castristes organisent en 1966, Fidel Castro déchaînera toute sa fugue oratoire contre le trotskysme et les trotskystes. L'anti-trotskysme, c'est la lutte contre la révolution prolétarienne. Les spécialistes, les experts de l'anti-trotskysme sont incontestablement les staliniens, parce qu'ils sont les experts, les scientifiques du combat contre la révolution prolétarienne. Les Mandel, Pablo et autres capitulards qui trouvèrent chez Castro des vertus révolutionnaires en allant jusqu’à le qualifier de « marxiste naturel » ont, en fait, apporter leur contribution à la lutte contre le trotskysme.
Nous sommes maintenant en mesure, pour l’essentiel, de répondre aux questions que soulève la révolution cubaine pour les marxistes. A l’issue de son analyse, il devient clair pour Stéphane Just que l’Etat Cubain est un Etat ouvrier. L'expropriation du capital et le développement de la planification en sont la preuve, aucun Etat bourgeois ne pouvant par nature réaliser cela.
La position de Nahuel Moreno
Mais, le seul dirigeant trotskyste qui ait eu d’emblée une analyse correcte de la révolution cubaine fut Nahuel Moreno.
Il comprend d’emblée que la révolution balaie l’ancien Etat capitaliste et met en place un Etat ouvrier. De plus, dès que la tutelle de la bureaucratie du Kremlin s’est manifestée, il l’a combattue. Dans un fascicule intitulé « La révolucion latinoamérica », qui n’a malheureusement pas été traduit en français, il reproduit trois textes écrits en 1960-61 :
- Les 4 étapes de la révolution cubaine (juin 1960). Publié dans le magazine Que faire n°1 (13/6/60), par « Palabra Obrera ». Traduit en anglais et publié dans The Newsletter, Journal de gauche du Parti travailliste britannique dirigé par Gerry Healy du Comité international du travail Trotskysme orthodoxe.
- La cinquième étape de la révolution cubaine (août 1961). Publié dans le magazine Que faire ? N° 3, août 1961.
- La nature de l’Etat cubain (avril 1961). C’est le résumé de l'intervention de Nahuel Moreno au IIIe Congrès National de la Parole Ouvrière, en avril 1961.
Ces trois articles sont d’ailleurs regroupés dans un chapitre dont le titre à lui seul indique clairement la conclusion : « Cuba : premier Etat ouvrier d’Amérique ». Remarquons à propos du premier article qu’il avait été publié par le CI (Comité International) mais qu’il n’y était pas question de la nature de l’Etat cubain sur laquelle Nahuel Moreno était en désaccord avec Healy.
Dans le troisième article, Nahuel Moreno rappelle d’abord la différence entre un Etat ouvrier dégénéré comme la Russie et un Etat ouvrier déformé comme ceux de l’Europe de l’Est. Dans le deuxième cas l’Etat ouvrier est d’emblée construit avec une direction bureaucratique sous un régime de parti unique alors que dans le premier cas cette direction devient bureaucratique au cours d’une dégénérescence quand s’installe un régime de parti unique. Finalement, il décrit Cuba comme un Etat ouvrier déformé mais avec une différence importante par rapport aux Etats des pays d’Europe de l’Est. En 1960 et 1961, quand le nouvel Etat cubain se met en place, il n’est pas bureaucratisé. Les fonctionnaires qui gèrent l’administration du pays n’ont pas des privilèges exorbitants comme les bureaucrates de l’URSS. Cela sera très différent 10 ou 15 ans plus tard. A sa naissance, l’Etat n’était pas encore contrôlé par les staliniens. Les caractéristiques de l’Etat cubain évoluent donc dans le temps. Voici quelques formules employées par Nahuel Moreno qui illustre bien qu’il faut appréhender, dans les premières années qui suivent la victoire de la révolution, une réalité changeante : « Cuba est un État ouvrier en transition, fluide et dynamique, tendant vers la démocratie ouvrière, qu’il n'a pas encore pu atteindre », « à Cuba il n'y a pas de démocratie ouvrière et populaire classique », « La dictature démocratique et ouvrière est remplacée, ensuite, par la dictature du parti unique ». Nahuel Moreno indique aussi clairement que la révolution doit s’étendre : « L'expérience révolutionnaire mondiale nous oblige à être francs : ou la révolution s'étend en permanence à l'intérieur et à l'extérieur, ou elle meurt. En interne, elle doit imposer un véritable gouvernement de la classe ouvrière, soutenu par la paysannerie et la classe moyenne urbaine. Pour cela, il faut surmonter l'ambiguïté petite-bourgeoise du gouvernement actuel ». L’état est assurément de type stalinien quand en 1965 les livres de Trotsky sont interdits et qu’Acosta Hechavarría est emprisonné.
Nahuel Moreno situe très concrètement la révolution cubaine dans le cadre de la révolution dans toute l’Amérique Latine ce qui l’amène à évoquer la révolution bolivienne de 1952 et la révolution de 1944 au Guatemala : « Ces positions ont été pleinement confirmées. Cuba et la Bolivie en sont des exemples vivants. Le processus révolutionnaire ne peut pas stagner : il avance ou il recule, mais il ne peut pas être arrêté. A Cuba la révolution avance, en Bolivie elle s'est arrêtée et pour la même raison elle a reculé. Au Guatemala le revers a conduit au désastre. » Son analyse lui permet surtout de définir une orientation pour toute l’Amérique Latine.
Quand il indique les différentes étapes de la révolution, il donne une ébauche de ce que devrait être une histoire démystifiée de la révolution cubaine.
L’histoire mystifiée est une narration qui met Castro et ses guérilleros du début jusqu’à la fin au centre de l’histoire. Pour ses partisans, la révolution commence donc le 2 décembre 1956 quand Castro débarque à Cuba avec ses guérilléros. Ils décrivent ensuite ses troupes grossissant avec une narration qui a peu de chose à envier à la tirade du Cid « Nous partîmes cinq cents mais, par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port (…) le reste, dont le nombre augmentait à toute heure… ». Certes, personne n’a vraiment donné cette explication. Cependant, l’histoire mystifiée tend nettement à expliquer que c’est Castro et ses guérilleros qui sont les artisans de cette mobilisation. Nahuel Moréno indique l’importance de cette mobilisation :
« Il est important de souligner qu'une grande partie des masses qui ont rejoint le mouvement anti-Batista, ont créé leurs propres guérillas indépendantes. On ignore généralement que Batista est tombé en raison de l'action de divers fronts de guérilla que Castro n'a réussi à coordonner qu'à la dernière minute. Alors que Fidel Castro à Las Villas n'avait que 150 hommes, le Directoire révolutionnaire avait mille guérilleros, et le deuxième front d'Escambray, cinq mille. »
Sur un total de 6 000 guérilléros, Castro n’avait que 150 hommes. Etait-il vraiment l’artisan de la mobilisation des autres guérilléros ? Nous pouvons tenter une explication un peu plus sociologique. L’examen de la chronologie des faits de 1950 à 56 montre qu’il y a eu une forte agitation politique dans les deux universités avec une Fédération étudiante (la FEU) qui a joué un rôle important à partir de 1952. Il est ainsi possible de tracer une histoire de l’agitation politique et syndicale dans les universités sur cette période pour en appréhender toute l’importance. Fidel Castro n’a rien à voir avec cela. Une deuxième donnée nous paraît importante : les conditions de vie des coupeurs de canne à sucre qui constituent sans doute la population la plus pauvre. Ces paysans gagnent en dignité à rejoindre le maquis sans perdre grand-chose sur le plan matériel, avec l’aide apportée par la petite bourgeoisie liée aux milieux intellectuels.
Nous avons maintenant les moyens d’avoir une vision démystifiée de ce que fut cette révolution. Nous disposons d’une Chronologie de 1950 à 1956 qui est intéressante mais qui n’est malheureusement pas prolongée au-delà de 1956. Une autre chronologie avec 395 dates nettement moins élaborée peut être utile. Signalons aussi deux articles du site de « Révolution Permanente » qui donnent un bon résumé (celui-ci et celui-là) si on y ajoute nos observations. Le livre déjà ancien de Carlos Franqui intitulé « Journal de la révolution cubaine » reste intéressant par la quantité de renseignements et de documents qu’il contient.
Rappelons en point d’orgue, pour que personne ne nie le caractère stalinien de la politique de Castro comment il a accueilli l’assassin de Trotsky. Voici ce qu’a dit Luis Mercader, le frère de l’assassin.
« Fidel Castro offrit à mon frère une villa située sur une île. Elle avait appartenu à quelque ancien riche et était entourée d’un jardin avec bananiers et pêchers. Ramon était l’hôte personnel et couvé de Fidel. Il reprit goût à la vie et se remit si bien qu’il put même retravailler — conseiller au ministère des affaires intérieures. »
La révolution cubaine amène toutes les organisations qui se réclament du trotskysme à se prononcer sur de multiples questions. En voici quelques-unes : s’agissait-il d’une révolution socialiste ? Castro et le « mouvement du 26 juillet » étaient-ils des révolutionnaires ? Quel fut leur rôle dans la révolution ? Quel était leur programme ? Ont-ils appliqué leur programme ? L’état cubain est-il maintenant un état ouvrier ? Quel fut le rôle du parti communiste dans la révolution ? Qui a dirigé cette révolution ? Il y a-t-il eu une direction révolutionnaire ? Il y a-t-il eu un parti révolutionnaire ? La direction était-elle homogène (sans aucune divergence) ? Qui a décidé de mettre en place un régime de parti unique ? Il y a-t-il eu une révolution parce que des guérilleros, avec Castro, l’ont décidé ? Castro a-t-il débarqué à Cuba, le 2 décembre 1956, pour faire une révolution ou pour faire un putsch ? Il y a-t-il eu une révolution parce qu’il y avait une situation révolutionnaire ?
Les organisations qui se réclament du trotskysme ont apporté des réponses extrêmement variées. Ernest Mandel est allé jusqu’à dire que Castro était « un marxiste naturel ». Le SWP, section américaine, s’est posé la question d’amener la direction cubaine au trotskysme. Elle voulait donc faire adhérer Castro et ses amis à la IVème internationale ! La SLL de Gerry Healy a affirmé que l’Etat reconstruit à Cuba était un Etat bourgeois et il a été rejoint dans cette appréciation par les lambertistes de France. Lambert et Just n’ont sans doute pas eu envie de creuser davantage la question, au risque de contredire Healy, dans une période où ils avaient bien d’autres questions en suspens à l’intérieur du CI.
A l’évidence, toutes ces organisations avaient des appréciations, pour le moins, erronées. Cependant, il ne faut pas les renvoyer dos à dos. Leurs erreurs n’avaient pas les mêmes conséquences. Les lambertistes n’ont pas cessé de dénoncer la politique stalinienne de Castro dès lors qu’il s’est aligné derrière l’URSS tandis que les mandéliens ont soutenu cette politique confirmant ainsi leur totale capitulation devant le stalinisme.
La politique extérieure de Castro
Il est apparu, en filigrane, au cours des journées d’études des 21 et 22 octobre 1978 qu’il était nécessaire pour l’OCI de revenir sur sa position officielle. Pierre Fougeyrollas, au cours d’une intervention de 10 mn s’était limité à critiquer la politique extérieure de Castro pour montrer que c’était une politique stalinienne. (Ecouter la bande son). Il s’en était tiré avec une pirouette pour justifier de ne pas aborder la question de la nature de l’Etat cubain.
« Je ne parlerai pas de la nature de l’Etat cubain, bien que ce soit là une question fondamentale, mais il est évident que, si nous discutions de cette question, nous risquerions de passer sur le terrain idéologique, d’aboutir à une discussion académique qui n’aurait pas la portée que nous voudrions donner les uns et les autres à cette rencontre. Il reste que, à propos de ce que Lénine disait à savoir « la politique c’est l’économie concentrée », il faudrait s’inquiéter notamment du maintien de la monoculture sucrière à Cuba, de la façon dont ce sucre circule sur le marché mondial, pour peut-être comprendre mieux les choses en ce qui concerne la nature de l’Etat cubain. Mais, je voudrais simplement évoquer quelques aspects de la politique internationale de Castro car, pour paraphraser à mon tour Clausewitz, je dirais que « la politique étrangère c’est aussi la politique intérieure continuée avec d’autres moyens » ».
Après cette dérobade, Pierre Fougeyrollas montre avec de multiples exemples que la politique extérieure de Castro est pleinement conforme à la politique de la bureaucratie du Kremlin. Il rappelle qu’en 1968, Fidel Castro a donné son approbation à l’invasion de la Tchécoslovaquie et qu’en 1973 il est allé faire une tournée au Chili. Il a donné son appui à l’Unité Populaire contre les cordons industriels (coordinations des comités d’usine) dans lesquels s’organisait la résistance de la classe ouvrière chilienne contre la politique de front populaire qui conduisait au fascisme. Pierre Fougeyrollas évoque ensuite à ce sujet plusieurs pays d’Afrique :
- Au CongoBrazzaville, Castro, par la présence depuis une dizaine d’années des cubains, militaires, experts de toutes sortes, n’a cessé de soutenir le régime de Ngouabi, lié à l’impérialisme français, puis le régime de Yhombi, régime qui est également complètement lié à l’impérialisme.
- En Angola, c’est Andrew Young, le représentant du président des EtatsUnis à l’ONU qui le déclare lui-même : depuis l’installation du régime du MPLA avec à sa tête Agostinho Neto à l’Luanda, les cubains n’ont cessé d’exercer leur soutien à ce régime qui dès sa naissance avait réprimé férocement une grève de dockers sur le port de Luanda et qui, en même temps, avait promulgué un code des investissements ouvrant ses frontières à l’impérialisme. Les liens militaires et économiques étroits que Neto entretient avec Cuba et l’URSS vont s’accroître avec le temps.
- En Somalie, les troupes cubaines, les experts cubains, se sont portés au service de l’Etat Somalien de Siyaad Barre. Ils ont aidé à restructurer l’armée somalienne.
- En Ethiopie, la guerre de l'Ogaden sur une région frontalière controversée avec la Somalie a été marquée par le rôle important que l’URSS et Cuba ont joué pour assurer la victoire de Mengistu Haile Mariam. La bureaucratie cubaine à l’époque d’Haïlé Sélassié avait vanté la lutte pour l’indépendance nationale des érythréens mais ils se sont quand même engagés comme techniciens comme coopérants militaires, comme participants militaires dans cette lutte d’écrasement du peuple de l’Erythrée.
La conclusion s’impose. En Afrique, la bureaucratie cubaine, maquillée en force tiersmondiste joue son rôle d’Alger à Conakry, de Brazzaville à Addis Abeba contre le prolétariat, contre les masses paysannes quand le mouvement anti-impérialiste disloque les Etats. La bureaucratie castriste intervient dans le cadre de la sainte alliance entre l’impérialisme et la bureaucratie du Kremlin pour sauver l’ordre bourgeois, pour sauver à tout prix les Etats bourgeois. Assurément, cette politique de Castro est pleinement conforme à la politique de la bureaucratie du Kremlin.
Etat bourgeois ou Etat ouvrier
Voyons maintenant l’évolution de la position de Stéphane Just entre son texte de 1965 et celui de 1979. Il publie ce dernier sous sa seule responsabilité en précisant que la question doit être à nouveau discutée au Bureau Politique de l’OCI. Nous remarquons à l’occasion que ni les militants ni même les membres du Comité Central ne sont invités à réfléchir sur ces questions. Cela confirme les critiques que nous avons faites sur le mode de fonctionnement de l’OCI. Voyons maintenant ce que disait Stéphane Just dans son texte de 1965 :
« La direction fidéliste, le « Mouvement du 26 juillet », devenu ensuite « Parti uni de la révolution socialiste » après fusion avec les staliniens, la structure de l'état édifié sont-ils devenus pour cela ouvriers ? Non. Ils ont dû gauchir considérablement, faire appel au soutien des travailleurs, aller jusqu'à inciter ou laisser se constituer des organismes comme les milices. Mais ce ne sont pas les travailleurs qui ont le pouvoir ; les organes du pouvoir restent de type bourgeois ; le parti au pouvoir reste un Parti d'origine sociale petite-bourgeoise. » (…)
« le régime du parti unique donne au « Parti uni de la révolution socialiste » le monopole de la vie politique. Comment peut-on conclure, dans ces conditions, malgré l'ampleur des nationalisations et le monopole du commerce extérieur, que l'état cubain est un état ouvrier, sinon en falsifiant la méthode d'analyse marxiste ? »
La position de Stéphane Just est à cette époque clairement la même que celle de la SLL : L’Etat cubain n’est pas un Etat ouvrier. Ce point de vue serait justifié si on considérait que la force sociale qui a fait chuter Batista était essentiellement de nature petite-bourgeoise à l’image du groupe qui s’était porté à la tête de la révolution avec Castro. Mais, ce point de vue n’est pas justifié si on considère que c’est une mobilisation ouvrière et paysanne qui a fait chuter le régime. Or, Stéphane Just quand il écrit son premier texte est influencé par la version mystifiée de la révolution cubaine qui fait la part belle aux guérilleros. Dans son texte de 1979, il explique au contraire que la révolution est essentiellement un « puissant mouvement des masses » :
« l'éveil d'un puissant mouvement des masses, d'abord dans la paysannerie, mais qui s'est également développé dans les masses prolétariennes des villes. »
« à Santiago, une grève générale contre la dictature éclata dans cette ville. L'échec de la grève générale du 9 avril 1958 n'infirme nullement cette constatation. »
Il montre que Castro ne voulait pas de cette révolution. Pour lui, il ne s’agissait pas de donner le pouvoir aux travailleurs : ouvriers et paysans. Castro déclarait dans son discours au Central Park de New York, le 27 avril 1959 : « La victoire ne nous a été possible que parce que nous avons réuni les Cubains de toutes les classes et de tous les secteurs autour d'une seule et même aspiration. » Pour Castro, une révolution doit rester dans les limites acceptables par la bourgeoisie. Il faut réunir « toutes les classes » et « tous les secteurs » c’est-à-dire en incluant la bourgeoisie. Mais Castro est débordé par les masses qui se sont mises en mouvement. Stéphane Just l’explique :
« Mais les masses ne pouvaient l'entendre de cette oreille. Le pouvoir révolutionnaire n'était pas capable de les faire refluer, de faire rentrer dans son lit la révolution. Le 17 mai 1959, une première réforme agraire était promulguée. Cette réforme agraire n'avait rien de « socialiste » (…) Cette réforme agraire tentait en réalité de coiffer et de canaliser un mouvement paysan qui n'avait pas attendu pour entamer une réforme agraire de sa façon. »
« Mais le mouvement révolutionnaire qui se poursuit, la réforme agraire, y compris sous cette forme, sont intolérables aux capitalistes cubains, à l'impérialisme américain qui possède d'immenses propriétés et contrôle l'ensemble de l'économie de l'île. Et surtout, l'exemple de Cuba risque d'être contagieux pour toute l'Amérique latine, que l'impérialisme américain contrôle. L'impérialisme américain va passer à l'offensive contre la révolution cubaine et le gouvernement de Castro, obligeant la direction cubaine soit à capituler et à se heurter de front aux masses, soit à aller plus loin sur la voie de la rupture avec la bourgeoisie cubaine et l'impérialisme. C'est sur cette seconde voie que Castro et le Mouvement du 26 juillet vont s'engager.
Dès le 18 juillet 1959, le président Urrutia devait s'en aller à la suite de grandes manifestations de masse. En octobre, les anciens ministres bourgeois quittaient le gouvernement. De son côté, l'impérialisme américain commençait à organiser le blocus économique de Cuba, notamment de la vente du sucre, principale ressource de l'île. La brutalité de la réaction de l'impérialisme américain, les intrigues de la bourgeoisie cubaine liée à lui et celles des contre-révolutionnaires cubains n'ont pas abattu mais stimulé la révolution cubaine, l'activité des masses. Pour résister à l'impérialisme américain et à la bourgeoisie locale, sous la pression des masses, Castro et le Mouvement du 26 juillet ont épuré l'appareil d'Etat : l'armée, l'INRA, la police, la magistrature, l'appareil administratif, la marine. C'est à l'initiative des masses que surgirent des milices ouvrières et paysannes, des formes embryonnaires de pouvoir au niveau local, des comités de défense de la révolution, des comités dans les usines. Fidel Castro et les dirigeants de son mouvement ont été très réticents à ce que de tels organismes se constituent. Ils ont imposé que les comités d'usine soient désignés et seulement consultatifs.
Pour rompre le blocus économique, Fidel Castro et son équipe n'ont eu d'autre recours que de s'adresser à la bureaucratie du Kremlin et aux bureaucraties satellites. L'URSS accorda à Cuba un crédit de 100 millions de dollars et signa un accord qui garantissait l'achat d'un million de tonnes de sucre chaque année pendant cinq ans, 20 % payés en dollars, 80 % en marchandises, dont du pétrole. Au cours de l'année 1960, l'impérialisme américain accentua sa pression : les raffineries qu'il contrôlait à Cuba refusèrent de raffiner le pétrole venant d'URSS. Castro, qui avait déjà précédemment nationalisé une grande partie de la propriété et des avoirs du capital américain à Cuba, nationalisa le reste.
Bientôt, l'impérialisme américain allait lui-même donner une fantastique impulsion à la révolution cubaine, en organisant la tentative de débarquement des contre‑révolutionnaires à la Baie des Cochons, le 14 avril 1961. Ce n'est qu' « après l'attaque de Playa Giron (que) Fidel proclame officiellement une révolution socialiste qui est déjà réalisée dans les faits » écrit R. Dumont dans « Cuba est-il socialiste ? ».
Un extraordinaire mouvement des masses se dressait contre l'impérialisme et la faible bourgeoisie cubaine, et ne laissait à Castro d'autre possibilité. »
Nous sommes pleinement dans le cas prévu par le programme de transition :
« Il est, cependant, impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que, sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. »
C’est bien contraint par « une offensive révolutionnaire des masses » que Castro est allé plus loin qu’il ne le voulait lui-même dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. C’était pour lui la seule solution pour qu’il puisse rester à la tête de la mobilisation populaire. Très vite, dans le contexte de la guerre froide il a dû choisir entre trois possibilités :
- S’aligner sur la politique des USA c’est-à-dire revenir au capitalisme.
- S’aligner sur la politique de l’URSS c’est-à-dire sur une politique stalinienne autant en politique intérieure qu’en politique extérieure.
- Etendre la révolution cubaine à d’autres pays d’Amérique Latine
Fidel Castro a choisi la deuxième solution et Che Guevara a choisi la troisième. Nous ne pouvons qu’approuver le choix de Che Guevara mais nous le faisons avec d’énormes réserves. La méthode de prise du pouvoir préconisée par Che Guevara n’était pas celle des marxistes. Il ne cherchait pas à construire un parti révolutionnaire capable de prendre la direction de la classe ouvrière pour la mener à la victoire dans une situation révolutionnaire. Pour lui, une guérilla pouvait aboutir à une révolution. Il croyait ainsi pouvoir reproduire la révolution cubaine mais, en fait, il n’avait pas compris ce qui s’était passé à Cuba. Il avait participé à l’élaboration et la diffusion d’une histoire mystifiée de la révolution cubaine à laquelle il croyait. De plus, à l’évidence, Che Guevara ne s’est jamais opposé frontalement à Castro. Bien qu’un épais secret entoure les discussions qu’ils ont pu avoir, il semble bien qu’il y ait eu entre eux une négociation qui a abouti à la décision de lancer l’expédition aventureuse en Bolivie.
Mais, avant cela, Che Guevara a accompagné Castro dans sa mise en place d’un régime de parti unique sur le modèle stalinien. D’ailleurs, la véritable force politique qui a reconstruit un appareil d'Etat avec le parti unique, était le parti stalinien. Le PC cubain s'appelait, avant et au début de la révolution, le Parti Socialiste Populaire (PSP). Etroitement dépendant de Moscou, il a, de 1952 à 1958, ouvertement soutenu la dictature de Batista. Ce n'est que peu avant la chute du dictateur que le PSP a rompu avec lui. C’était un petit parti en nombre de militants, mais c’était une organisation stalinienne disposant d'un appareil soigneusement sélectionné par le Kremlin, de militants parfaitement contrôlés. Le PSP avait une solide cohésion contrairement au « Mouvement du 26 juillet » de Castro qui était une organisation petite‑bourgeoise, hétérogène et sans unité politique réelle. En 1961, le « Mouvement du 26 juillet », le PSP et les membres du « Directoire du 13 mars » ont fusionné en une seule organisation qui a donné naissance au parti unique, tous les autres partis étant interdits. Dans ce parti unique, le PSP n’a pas eu de difficulté à imposer sa politique car il était la seule formation avec une véritable cohésion et, de plus, il bénéficiait de la couverture de Castro, lui-même, dès que celui-ci eut fait le choix de placer Cuba sous la tutelle de l’URSS. Ce « Parti uni de la révolution socialiste » deviendra plus tard le « Parti Communiste Cubain » entièrement inféodé à Moscou. Ce parti stalinien a chapeauté, contrôlé, puis s'est subordonné les organisations de masse (syndicats, organisation des femmes, organisations de la jeunesse, comités de défense…) sous le couvert du « Leader Maximo ».
Répression contre les trotskystes
En bon parti stalinien, il devait s’attaquer au trotskysme et aux trotskystes. Dès août 1960, au congrès du PSP, le secrétaire général Blas Roca consacre une importante partie de son rapport aux "ennemis de la révolution cubaine". Il s’en prend notamment aux trotskystes, présentés comme des provocateurs et des espions d'Hitler, puis de l'impérialisme américain. Blas Roca les englobe avec les "titistes" et les "anarcho‑syndicalistes" parmi les agents impérialistes chargés d'attaquer la révolution à partir de positions gauchistes.
Le régime cubain alla donc jusqu’à emprisonner les militants qui se réclamaient du trotskysme et il empêcha l’édition de « La Révolution Trahie » de Trotsky. Après plusieurs procès et séjours en prison, les trotskystes cubains furent tolérés mais interdits de publications et d’activités. Le SI (Secrétariat International) de Mandel, auquel ils adhéraient, a mis du temps avant de se souvenir de leur existence.
Pour être plus précis au sujet de cette répression exercée contre les militants se réclamant du trotskysme, je dois préciser que le dernier petit parti trotskyste à Cuba était affilié à la tendance internationale de Posadas qui était en concurrence avec celle de Nahuel Moreno que je défends. Il s’agissait du POR-T (Parti Ouvrier Révolutionnaire) qui fut fondé le 6 février 1960, c’est-à-dire treize mois après la victoire de la Révolution. En 1961, le POR-T fut officiellement reconnu par le SI (Secrétariat International) de Mandel. Il comptait alors quarante membres. Il était particulièrement implanté dans trois villes : La Havane, Santiago et Guantánamo c’est-à-dire dans les villes où le PBL (Parti Bolchévique Léniniste), ancien parti trotskyste, avait été le plus fort au cours des années quarante. José Medina, un militant de longue date de Guantánamo, fut élu premier secrétaire général du parti. Idalberto Ferrera Acosta et Roberto Acosta Hechavarría (1912-1995), étaient d’autres figures importantes du trotskisme. Ce dernier fut membre du PCC avant d’adhérer au PBL en 1933. En 1956, il fut très actif à La Havane dans l’organisation « Résistance civique » et appuya activement le réseau « Action et Sabotage » du M 26-7.
Che Guevara a lui-même apporté sa contribution à la lutte contre le trotskysme dès cette époque. Le 30 avril 1961, au cours d'une conférence télévisée sur les problèmes économiques, il polémique contre "Voz Proletaria" (petit périodique trotskyste). Il déclare que ses positions, "absurdes du point de vue théorique", sont, « du point de vue de la pratique, une infamie ou une erreur. » A ce moment, il polèmique contre les trotskystes mais il ne se prononce pas pour leur interdiction.
Un an plus tard, le 26 mai 1961, le journal trotskyste est interdit. Le 13 août 1961, le même Guevara déclare au journal chilien "Ultima Hora" que cette interdiction, mesure purement administrative, se justifie par le fait qu'il "n'était pas prudent de laisser le trotskysme continuer d'appeler à la subversion". Il explique ensuite que "le trotskysme est né à Guantanamo", près de la célèbre base américaine, et que cette proximité géographique justifie amplement la mesure. En quatre mois, Guevara est passé de la polémique à la calomnie vis-à-vis des trotskystes. Seule différence avec Blas Roca : il n'affirme pas, il insinue, et il ne parle pas d'Hitler. Ces attaques de Guevara contre le trotskysme ont lieu au lendemain du débarquement manqué de la Baie des Cochons (17 avril 1961), qui a soulevé les masses de Cuba et donné une nouvelle et formidable impulsion à la révolution.
D’autres faits sont relatés dans un article intitulé « La fin du trotskysme organisé à Cuba » :
« Mi-1963, les persécutions s’intensifièrent encore et l’on obligea plusieurs trotskistes à changer de travail, situation que dénonça l’édition de mai du bulletin. Au milieu de la tourmente, en janvier 1964, le POR-T convoqua son troisième congrès national. Les accusations portées contre un certain nombre de trotskistes, lors de procès réalisés cette année-là, laissaient déjà paraître le langage stalinien à l’œuvre : il était insinué que c’étaient les instructions de l’impérialisme yankee qu’on avait suivies, qu’on propageait la confusion et la division idéologique au sein de la population, que le bulletin était contre-révolutionnaire et diffamant à l’encontre des dirigeants, mais aussi qu’on mettait en cause les lois de la Révolution, qu’on fomentait le renversement du gouvernement, etc. Certains des accusés reçurent des sanctions allant de deux à neuf ans de prison. Début 1965 se produisit l’épisode final de tout ce processus quand plusieurs des principaux chefs de file trotskistes furent arrêtés et leurs responsabilités dans le parti transmises à d’autres. » (…)
« C’est là une partie anecdotique de l’histoire, mais elle est importante dans la mesure où, sauf del Pino et Acosta, personne, à ce que l’on sait, n’a gardé trace de ces événements pour la postérité. Les trotskistes furent arrêtés, leurs papiers et leurs biens confisqués et on les envoya près de deux mois dans la prison de Villa Marista. Del Pino est d’avis que « les trotskistes cubains, que Fidel Castro n’avait jamais pris en compte comme force politique, était un « boccato minore » qui, pourtant, allait endurer les conséquences de l’irritation que le Che avait provoqué en URSS ». »
« On trouve le passage essentiel qui suit dans l’interview que Tano Nariño fit passer à Acosta Hechavarría en 1990 et qui fut porté à la connaissance du public dans le livre de Gary Teenant ainsi que dans ses articles en ligne, souvent relayés ensuite : »
« En 1965, nous publiâmes en édition ronéotypée le livre de Léon Trotski, La Révolution trahie, précédé d’une introduction écrite à Cuba. La Sécurité procéda à mon arrestation — car c’est chez moi que l’on avait édité et imprimé le livre — ainsi qu’à celle d’autres membres de notre parti. Je travaillais alors au ministère de l’Industrie avec le Che. Je fus emprisonné à Villa Marista où mon cas fut traité par un instructeur qui était un vieux communiste et qui tenta avec insistance de me convaincre des bontés de Staline »
Rappelons que ces militants qui se réclamaient du trotskysme étaient dans un parti affilié au SI (Secrétariat International). Au moment où ils étaient jetés en prison Mandel vantait les qualités de Castro devenu un « marxiste naturel ». Il disait notamment :
« le discours prononcé par Fidel Castro le 1er janvier 1965 qui constituait un véritable appel aux masses pour la lutte antibureaucratique »
Che Guevara et tous les dirigeants du « Mouvement du 26 juillet » ont couvert de leur incontestable prestige révolutionnaire cette répression comme toute l'activité contre-révolutionnaire de l'appareil stalinien. En d'autres occasions encore, par exemple à la fin de la conférence « tricontinentale » que les castristes organisent en 1966, Fidel Castro déchaînera toute sa fugue oratoire contre le trotskysme et les trotskystes. L'anti-trotskysme, c'est la lutte contre la révolution prolétarienne. Les spécialistes, les experts de l'anti-trotskysme sont incontestablement les staliniens, parce qu'ils sont les experts, les scientifiques du combat contre la révolution prolétarienne. Les Mandel, Pablo et autres capitulards qui trouvèrent chez Castro des vertus révolutionnaires en allant jusqu’à le qualifier de « marxiste naturel » ont, en fait, apporter leur contribution à la lutte contre le trotskysme.
Nous sommes maintenant en mesure, pour l’essentiel, de répondre aux questions que soulève la révolution cubaine pour les marxistes. A l’issue de son analyse, il devient clair pour Stéphane Just que l’Etat Cubain est un Etat ouvrier. L'expropriation du capital et le développement de la planification en sont la preuve, aucun Etat bourgeois ne pouvant par nature réaliser cela.
La position de Nahuel Moreno
Mais, le seul dirigeant trotskyste qui ait eu d’emblée une analyse correcte de la révolution cubaine fut Nahuel Moreno.
Il comprend d’emblée que la révolution balaie l’ancien Etat capitaliste et met en place un Etat ouvrier. De plus, dès que la tutelle de la bureaucratie du Kremlin s’est manifestée, il l’a combattue. Dans un fascicule intitulé « La révolucion latinoamérica », qui n’a malheureusement pas été traduit en français, il reproduit trois textes écrits en 1960-61 :
- Les 4 étapes de la révolution cubaine (juin 1960). Publié dans le magazine Que faire n°1 (13/6/60), par « Palabra Obrera ». Traduit en anglais et publié dans The Newsletter, Journal de gauche du Parti travailliste britannique dirigé par Gerry Healy du Comité international du travail Trotskysme orthodoxe.
- La cinquième étape de la révolution cubaine (août 1961). Publié dans le magazine Que faire ? N° 3, août 1961.
- La nature de l’Etat cubain (avril 1961). C’est le résumé de l'intervention de Nahuel Moreno au IIIe Congrès National de la Parole Ouvrière, en avril 1961.
Ces trois articles sont d’ailleurs regroupés dans un chapitre dont le titre à lui seul indique clairement la conclusion : « Cuba : premier Etat ouvrier d’Amérique ». Remarquons à propos du premier article qu’il avait été publié par le CI (Comité International) mais qu’il n’y était pas question de la nature de l’Etat cubain sur laquelle Nahuel Moreno était en désaccord avec Healy.
Dans le troisième article, Nahuel Moreno rappelle d’abord la différence entre un Etat ouvrier dégénéré comme la Russie et un Etat ouvrier déformé comme ceux de l’Europe de l’Est. Dans le deuxième cas l’Etat ouvrier est d’emblée construit avec une direction bureaucratique sous un régime de parti unique alors que dans le premier cas cette direction devient bureaucratique au cours d’une dégénérescence quand s’installe un régime de parti unique. Finalement, il décrit Cuba comme un Etat ouvrier déformé mais avec une différence importante par rapport aux Etats des pays d’Europe de l’Est. En 1960 et 1961, quand le nouvel Etat cubain se met en place, il n’est pas bureaucratisé. Les fonctionnaires qui gèrent l’administration du pays n’ont pas des privilèges exorbitants comme les bureaucrates de l’URSS. Cela sera très différent 10 ou 15 ans plus tard. A sa naissance, l’Etat n’était pas encore contrôlé par les staliniens. Les caractéristiques de l’Etat cubain évoluent donc dans le temps. Voici quelques formules employées par Nahuel Moreno qui illustre bien qu’il faut appréhender, dans les premières années qui suivent la victoire de la révolution, une réalité changeante : « Cuba est un État ouvrier en transition, fluide et dynamique, tendant vers la démocratie ouvrière, qu’il n'a pas encore pu atteindre », « à Cuba il n'y a pas de démocratie ouvrière et populaire classique », « La dictature démocratique et ouvrière est remplacée, ensuite, par la dictature du parti unique ». Nahuel Moreno indique aussi clairement que la révolution doit s’étendre : « L'expérience révolutionnaire mondiale nous oblige à être francs : ou la révolution s'étend en permanence à l'intérieur et à l'extérieur, ou elle meurt. En interne, elle doit imposer un véritable gouvernement de la classe ouvrière, soutenu par la paysannerie et la classe moyenne urbaine. Pour cela, il faut surmonter l'ambiguïté petite-bourgeoise du gouvernement actuel ». L’état est assurément de type stalinien quand en 1965 les livres de Trotsky sont interdits et qu’Acosta Hechavarría est emprisonné.
Nahuel Moreno situe très concrètement la révolution cubaine dans le cadre de la révolution dans toute l’Amérique Latine ce qui l’amène à évoquer la révolution bolivienne de 1952 et la révolution de 1944 au Guatemala : « Ces positions ont été pleinement confirmées. Cuba et la Bolivie en sont des exemples vivants. Le processus révolutionnaire ne peut pas stagner : il avance ou il recule, mais il ne peut pas être arrêté. A Cuba la révolution avance, en Bolivie elle s'est arrêtée et pour la même raison elle a reculé. Au Guatemala le revers a conduit au désastre. » Son analyse lui permet surtout de définir une orientation pour toute l’Amérique Latine.
Quand il indique les différentes étapes de la révolution, il donne une ébauche de ce que devrait être une histoire démystifiée de la révolution cubaine.
L’histoire mystifiée est une narration qui met Castro et ses guérilleros du début jusqu’à la fin au centre de l’histoire. Pour ses partisans, la révolution commence donc le 2 décembre 1956 quand Castro débarque à Cuba avec ses guérilléros. Ils décrivent ensuite ses troupes grossissant avec une narration qui a peu de chose à envier à la tirade du Cid « Nous partîmes cinq cents mais, par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port (…) le reste, dont le nombre augmentait à toute heure… ». Certes, personne n’a vraiment donné cette explication. Cependant, l’histoire mystifiée tend nettement à expliquer que c’est Castro et ses guérilleros qui sont les artisans de cette mobilisation. Nahuel Moréno indique l’importance de cette mobilisation :
« Il est important de souligner qu'une grande partie des masses qui ont rejoint le mouvement anti-Batista, ont créé leurs propres guérillas indépendantes. On ignore généralement que Batista est tombé en raison de l'action de divers fronts de guérilla que Castro n'a réussi à coordonner qu'à la dernière minute. Alors que Fidel Castro à Las Villas n'avait que 150 hommes, le Directoire révolutionnaire avait mille guérilleros, et le deuxième front d'Escambray, cinq mille. »
Sur un total de 6 000 guérilléros, Castro n’avait que 150 hommes. Etait-il vraiment l’artisan de la mobilisation des autres guérilléros ? Nous pouvons tenter une explication un peu plus sociologique. L’examen de la chronologie des faits de 1950 à 56 montre qu’il y a eu une forte agitation politique dans les deux universités avec une Fédération étudiante (la FEU) qui a joué un rôle important à partir de 1952. Il est ainsi possible de tracer une histoire de l’agitation politique et syndicale dans les universités sur cette période pour en appréhender toute l’importance. Fidel Castro n’a rien à voir avec cela. Une deuxième donnée nous paraît importante : les conditions de vie des coupeurs de canne à sucre qui constituent sans doute la population la plus pauvre. Ces paysans gagnent en dignité à rejoindre le maquis sans perdre grand-chose sur le plan matériel, avec l’aide apportée par la petite bourgeoisie liée aux milieux intellectuels.
Nous avons maintenant les moyens d’avoir une vision démystifiée de ce que fut cette révolution. Nous disposons d’une Chronologie de 1950 à 1956 qui est intéressante mais qui n’est malheureusement pas prolongée au-delà de 1956. Une autre chronologie avec 395 dates nettement moins élaborée peut être utile. Signalons aussi deux articles du site de « Révolution Permanente » qui donnent un bon résumé (celui-ci et celui-là) si on y ajoute nos observations. Le livre déjà ancien de Carlos Franqui intitulé « Journal de la révolution cubaine » reste intéressant par la quantité de renseignements et de documents qu’il contient.
Rappelons en point d’orgue, pour que personne ne nie le caractère stalinien de la politique de Castro comment il a accueilli l’assassin de Trotsky. Voici ce qu’a dit Luis Mercader, le frère de l’assassin.
« Fidel Castro offrit à mon frère une villa située sur une île. Elle avait appartenu à quelque ancien riche et était entourée d’un jardin avec bananiers et pêchers. Ramon était l’hôte personnel et couvé de Fidel. Il reprit goût à la vie et se remit si bien qu’il put même retravailler — conseiller au ministère des affaires intérieures. »
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