La « marche civique » du 12 novembre a été un échec, n’en déplaise aux élites
Selon les chiffres de la Préfecture de police, dont on suppose qu'en l'espèce ils ne sont pas minorés, la marche civique contre l'antisémitisme du dimanche 12 novembre aurait rassemblé 182 000 personnes dans toute la France, dont 100 000 à Paris.
M. Larcher et Mme. Braun-Pivet, les deux organisateurs, saluent un "sursaut républicain", tandis que les médias n'ont pas de termes assez dithyrambiques : "Ils ont marché, unis !" s'écrie 20 Minutes, tandis que le Figaro parle de "marée humaine" et que le Point salue "un succès populaire incontestable". Pour une fois, les médias de gauche comme de droite nous fredonnent la même mélodie, ce qui, normalement, devrait éveiller la suspicion de tout citoyen lucide. Mais s'agit-il vraiment d'un succès ?
La manifestation intersyndicale du 13 octobre dernier, la plus faible mobilisation contre la réforme des retraites depuis février, a réuni plus de 200 000 participants, soit 15 000 de plus que cette marche théoriquement apolitique. Les observateurs avaient alors parlé d'une "mobilisation timide", d'un "essoufflement de la vague sociale". Les contextes sociologiques sont certes différents entre, d'une part, une grève sociale et de l'autre une marche civique. C'est précisément au motif de cette différence de contexte que l'on est en droit d'attendre que la seconde mobilise plus que la première. L'on comprend qu'une manifestation contre la réforme des retraites ne rassemble pas des millions de personnes puisque, premièrement, la loi est déjà promulguée, et qu'en outre il se trouve hélas parmi le corps civiques une partie favorable à la ligne gouvernementale. Cela est moins compréhensible dans le cadre d'une manifestation citoyenne dont l'objet est la dénonciation de ce qui est unanimement présenté comme le mal absolu, y compris par les "extrêmes" qui ont enjoint leurs électeurs à défiler.
Mettons alors de côté les manifestations contestataires (CPE, Manif Pour Tous, Gilets Jaunes) et faisons le parallèle uniquement avec les marches similaires à celle de dimanche dernier : soit, des manifestations organisées non pas contre, mais par le pouvoir.
Le 30 mai 1968, après le retour d'Allemagne du Général de Gaulle, 500 000 personnes avaient manifesté rien qu'à Paris pour soutenir le vieux président, affaibli par un mois de crise aux accents insurrectionnels – de la jacquerie étudiante, le pays était vite passé au mouvement social, puis à la remise en cause du pouvoir lui-même. Il est nécessaire de rappeler que la France ne comptait alors que 50 millions d'habitants, que toute la presse était contre le président, que les réseaux sociaux n'existaient pas et que se rendre de la province à Paris exigeait parfois deux à trois fois plus de temps (un train Paris-Lyon roulait approximativement à
La manifestation transpartisane du 14 mai 1990 offre une comparaison plus sensée encore. Non seulement était-elle organisée par le président Mitterrand, qui y participait en personne, mais il s'agissait également d'une marche "contre l'antisémitisme et le racisme". La plupart des sensibilités politiques y étaient représentées, hormis le FN, contre lequel cette manifestation était subrepticement dirigée. Elle avait réuni 200 000 manifestants à Paris, soit le double de la marche de dimanche. "Le contexte était différent", dira-t-on. En effet, la France comptait alors 57 millions d'habitants, les chaînes d'information continue n'existaient pas pour orienter la pensée des citoyens, et surtout, le 14 mai 1990 était un lundi. Cette manifestation était certes un coup politique du pouvoir en place s'inscrivant dans sa stratégie du "front républicain" contre le FN. Mais, là encore, force est de reconnaître que les Parisiens se sont mobilisés pour une cause qu'ils estimaient juste.
En 2023, dans un pays de 68 millions d'habitants, où pendant une semaine les médias de gauche et de droite ont unanimement enjoint le peuple à être présent sous peine d'apparaître comme des soutiens de la haine et du terrorisme, et alors que les extrêmes eux-mêmes ont invité leurs électeurs à se mobiliser, eh bien, malgré ce chantage moral, seules 100 000 personnes, dont très peu de jeunes, étaient présentes à la marche parisienne – un dimanche –, soit deux fois moins qu'il y a trente-trois ans pour la même cause.
Notons, à ce propos, que d'après les estimations officielles, il y a en France environ 600 000 personnes de confession israélite. Une manifestation censée rassembler les Français de toutes origines a donc un nombre de participants trois fois inférieur au nombre de personnes de la communauté en soutien de laquelle elle est organisée, ce qui signifie qu'au sein même de ce groupe une écrasante majorité ne s'est pas mobilisée… Nous avons posé la question à un cadre local macroniste. Voici se réponse : "C'est logique. La marche civique de dimanche n'avait pas pour objectif d'être une manifestation de Français de confession juive, mais plutôt de rassurer les Juifs de France en leur disant haut et fort que nous condamnons unanimement l'antisémitisme". Ne lui jetons pas la pierre – c'est en soi un miracle qu'il ait répondu à une question critique au lieu de nous ignorer ou de nous bloquer. Le propos est néanmoins erroné : jamais il n'a été question dans le communiqué des présidents des deux chambres parlementaires de "rassurer" qui que ce soit (on notera la rhétorique paternaliste de ce verbe). Lorsqu'une manifestation est organisée contre les violences conjugales, les hommes y sont certes bienvenus, mais on s'attend logiquement à ce que les femmes forment le gros des troupes. Qu'est-ce qui peut donc motiver les principaux concernés d'un évènement à la bouder en masse ? Peut-être ont-ils réalisé que sous le noble prétexte de les soutenir face à la haine injuste dont ils font hélas parfois l'objet, il s'agit en vérité d'une manœuvre du pouvoir en place pour distinguer les "bons" et les "mauvais" responsables politiques, et disqualifier ces derniers du champ de l'acceptabilité politique : Jean-Luc Mélenchon a ainsi rejoint la famille Le Pen dans le rôle de punching-ball des médias et des partis classiques.
Si la manifestation de dimanche a été inutile, voire contre-productive, pour la cause qu'elle défend en apparence, une analyse objective des narratifs précédant cet évènement et des personnes qui y ont pris part montre qu'elle avait une utilité politique bien réelle pour le pouvoir, et, plus largement, pour les groupes dominants, médiatiques et économiques, que l'on désigne sous le terme générique d' "élites".
Il eût été difficile d'imaginer une manifestation plus institutionnelle que celle-ci, organisée à l'initiative des deux têtes du pouvoir législatif français, aux côtés desquels ont pris place la cheffe du Gouvernement, plusieurs ministres et des membres du Conseil constitutionnel (ce dernier cas n'est pas sans poser de légitimes questions quant à leur objectivité en tant que magistrats dans le cadre, par exemple, d'une QPC portant sur la violation de la liberté d'expression des historiens…). Seul le Président y a manqué pour que cette marche soit comparable à celle de 1990, ce qui lui a été fortement reproché par les descendants du capitaine Dreyfus et… par le RN. Il est également nécessaire de rappeler qu'au cours de la semaine dernière, les médias se sont livrés à un matraquage unanimiste pour inciter le peuple à défiler. Des personnalités ont, le plus tranquillement du monde et sans aucune contradiction de la part des interviewers, qualifié d'antisémites les personnes qui ne feraient pas le déplacement. Ainsi, le président du conseil de surveillance du groupe Publicis, Maurice Lévy, dont la fortune est estimée à près de 375 millions d'euros, a tenu à recadrer les smicards tentés de passer leur dimanche en famille : "Ne pas venir, c'est soutenir le Hamas !". Enfin, la présence de personnalités du grand et du petit écran parisiens (Sophie Davant, Karine Le Marchand, Valérie Benaïm, Arthur, etc.), clamée à grands cris comme pour appâter les fans ; notons à ce propos que plusieurs noms ont circulé faussement : par exemple, selon nos sources, l'actrice américaine Natalie Portman, fervente critique de la politique coloniale israélienne, n'a pas été aperçue dans le cortège, alors que sa venue avait été claironnée dès la veille par la presse. Ce mélange quelque peu indécent de pouvoir politique, de grandes fortunes et de gotha médiatique admonestant les citoyens ordinaires a grandement ôté son caractère "civique" à cet évènement et contribue plutôt à l'inscrire dans ce que le sociologue Christopher Lasch avait nommé la "révolte des élites".
Il existe en effet deux sortes de manifestations de rue : les manifestations contestataires et les manifestations officielles. Alors que les premières sont tournées contre le pouvoir en place, les secondes sont organisées par lui. Généralement, les manifestations officielles ont vocation à célébrer l'ordre établi et à manifester son approbation envers la société telle qu'elle est (il en était ainsi, par exemple, des défilés de travailleurs chaque 1er mai dans les démocraties populaires). Cela relève du bon sens, la contestation étant antinomique avec l'exercice du pouvoir : conteste celui qui se s'estime dominé et mécontent de cette domination ; si l'on est le groupe dominant, on n'a nul besoin de manifester : on agit. Lorsque des figures institutionnelles manifestent "contre" quelque chose, il convient de lire entre les lignes leurs motivations réelles. Depuis 1944, il n'y a pas eu en France de lois à caractère antisémite, ni de gouvernement ayant des positions en ce sens. Si la Bête Immonde n'est pas au sommet, elle ne peut, selon toute logique, se tapir qu'au sein du bas peuple. Celui des campagnes ou celui des banlieues, c'est le petit peuple qui fait figure de suspect pour les personnalités à l'origine de ce rassemblement. Nous avons donc eu le spectacle inverse des manifestations contestataires habituelles : ici, c'est le sommet qui a défilé contre la base, suspecte, par sa neutralité même. Que les Français, davantage préoccupés par la précarité et l'insécurité que par un conflit étranger, aient manqué à cette convocation, c'est en soi un signe de rébellion. Il est du moins, à n'en pas douter, perçu comme tel par le pouvoir.
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