« La Russie doit perdre cette guerre », par Jonathan Littell
Pour Poutine, comme pour son ministre [des Affaires étrangères]
Lavrov, le mensonge est au cœur de sa formation, c’est un outil
naturel. Le dialogue, pour lui, ne sert qu’à prendre un avantage et à
avancer ses pions, avant de repasser à la force quand il le faut. Une
négociation ou un accord – tels les accords de Minsk de 2015 censés
mettre fin au conflit du Donbass – n’est qu’un moment servant à geler un
gain, jusqu’à ce qu’une ouverture se présente pour faire de nouveaux
gains. C’est comme ça que ça fonctionne. Penser, comme le fait
Kissinger, qu’on peut revenir au statu quo ante est une
aberration. Penser qu’on peut amener Poutine à des négociations de bonne
foi, et qu’il respecterait (enfin !) les termes de ses engagements, est
ridicule. Si nous n’avions pas été aussi impuissants, aussi timorés,
aussi aveugles, si nous avions réarmé l’Ukraine dès 2015 ou placé des
troupes de l’Otan sur son territoire, ne serait-ce qu’à titre de
formateurs, jamais Poutine – qui ne comprend qu’une seule loi, celle du
plus fort – n’aurait risqué cette guerre. Si on lui laisse le moindre
profit de celle-ci, on ne fait que préparer la prochaine.
(...)
Poutine est un homme qui au XXIe siècle mène une guerre du XXe pour atteindre des objectifs du XIXe.
Pour lui, qui se compare maintenant au tsar Pierre le Grand
(1672-1725), l’annexion complète de l’Ukraine est une question
existentielle, qui n’a rien à voir avec ses rodomontades sur l’Otan.
L’Ukraine ne doit plus exister, c’est tout. Et il n’y a aucune
concession, aucune ouverture diplomatique, aucun compromis
« raisonnable » que nous pouvons lui offrir qui l’empêchera de mener
cette ambition à terme, qui serait capable de sauvegarder l’intégrité
territoriale, politique et économique ainsi que l’avenir européen de
l’Ukraine. Demander aux Ukrainiens d’arrêter les combats, et de négocier
un Minsk 3, 4 ou 5, c’est préparer le terrain pour une réinvasion de
l’Ukraine dans quelques années, le temps pour Poutine de rebâtir son
armée et de refaire ses stocks d’hommes, d’armes et de munitions. Et
s’il meurt entretemps, mais que son régime lui survit, son successeur
fera de même.
(...)
« Il ne faut pas humilier la Russie. » Depuis vingt ans, plus
on se plie en quatre pour accommoder la Russie ou du moins la ménager,
plus Poutine adore clamer qu’on l’humilie, lui qui manie l’humiliation
de ses interlocuteurs comme une science. Qu’on continue à entrer dans
son petit jeu est étonnant. En réalité, Poutine s’humilie tout seul. En
prétendant rejoindre les grands de ce monde sans en respecter les règles
les plus élémentaires. En bafouant et violant les droits des gens quand
ça lui convient, en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie, en Ukraine
maintenant. Et en engageant la guerre avec une armée minable, inepte,
archaïque, et de surcroît pillée et affamée par ses généraux. Si
vraiment il nous en veut pour ça, nous en veut mortellement, ce n’est
pas à nous de présenter nos excuses, mais bien plutôt de lui infliger
une bonne leçon et de le renvoyer à la place qui est la sienne, la place
qu’il s’est choisie.