Un mur on construit un mur / on en construit même beaucoup /
partout ça pousse / comme si la Terre n’était pas assez parcellisée / découpée
en morceaux / jadis on pestait contre un autre mur / celui de Berlin / le
rideau de fer / la déchirure de l’Europe / déchirure cruelle disait-on /
découpage honteux disait-on / applaudissements de ce côté-ci quand quelqu’un
parvenait à franchir le mur / coups de feu de l’autre / partir c’était mourir
beaucoup et on partait / rester signifiait mourir beaucoup et on partait / et
de ce côté-ci on applaudissait / et de l’autre les fusils crachaient leurs
balles / puis le mur s’est écroulé / et maintenant on le reconstruit partout /
le mur universel / même la mer est devenue un mur / ce sont ceux qui jadis
pestaient qui le construisent / et personne n’applaudit ceux qui parviennent à
le franchir / on leur crache dessus / on les traite de tous les noms / on les
dédaigne / on ne leur tire pas dessus / pas encore / mais personne n’applaudit
/ personne n’est du côté d’Énée / tout le monde est du côté
d’Ulysse / parce qu’Ulysse a gagné la guerre / et Énée l’a perdue...
La radio ne dit pas ça / la radio dit / par dizaines de milliers
des migrants se sont mis sur les routes / et le fils dit c’est Énée qui s’est mis en route / il n’y pas que l’odyssée dans la vie /
par dizaines de milliers des murs les empêchent de franchir la frontière / et
quand ce n’est pas un mur c’est la mer / une simple voyelle change / mur mer /
et c’est la mort qui empêche de fuir la misère / la radio ne dit pas ça / ce ne
sont pas ses mots / de mot à mort erre une consonne / elle se perd la consonne
et ne restent que les mots / la radio ne dit pas ça / elle dit nous ne pouvons
pas accueillir toute la misère du monde / mais si nous ne l’accueillons pas qui
le fera à notre place / la radio ne demande pas ça / que la misère reste là où
elle est dit-elle / nous on a la nôtre / qu’Énée reste sous les décombres de la ville de Troie ou d’Alep ou de
Mossoul / nous on a Ulysse / la radio c’est une voix / et aujourd’hui justement
à six heures quarante-cinq / alors que je ne suis plus seul sur la route / et
que les arbres se sont réveillés / et avec eux les hirondelles / qui en cet
automne se rassemblent sur les fils électriques / prêtes à s’envoler / à
entreprendre le voyage vers l’infiniment loin / bientôt il n’y aura plus rien à
picorer / bientôt mourront les hirondelles si elles ne partent pas / alors
mieux vaut partir mourir ailleurs / dans l’infiniment loin / comme les dizaines
de milliers de pauvres âmes qui elles aussi ont entrepris le voyage vers
l’infiniment loin / comme papa / comme mon grand-père / car de tout temps
toujours on part / loin des bombes loin des décombres loin de la faim / bientôt
mourront les migrants / et peut-être que leurs chemins se croiseront / dans le
ciel les processions d’hirondelles fuyant le froid / sur les routes les
processions des fugitifs fuyant les bombes / ou dans le ciel les âmes des
migrants / mais la radio ne dit pas ça / à sept heures moins dix elle dit / le
réacteur trois de Cattenom a été mis à l’arrêt / la circulation est dense ce
matin dit la radio / il y a un bouchon à trois kilomètres / ça fait frémir la
procession d’automobiles qui s’approchent de la frontière / l’angoisse
s’installe / tandis que les hirondelles se préparent à partir sur les câbles
électriques / et les migrants errent sur les routes et sur les mers / tant de
fuite n’émeut personne.
(Jean Portante, Frontalier
(extrait). Le texte de Jean Portante a été publié dans la nouvelle collection
de textes dramatiques Theatr/e chez Hydre Éditions. https://hydreditions.eu/frontalier-fr/)