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Accueil du site > Actualités > Technologies > L’organisation technoscientifique du monde

L’organisation technoscientifique du monde

Le rythme actuel d’expansion de la technique s’avère insoutenable pour des populations dont les capacités d’adaptation ne sont ni extensibles ni exponentielles – sans compter les capacités de charge environnementales... Face à ce déferlement et cet emballement technologiques sans précédent, est-il temps encore de remettre la technique à sa place ? Ne serait-ce que pour s’assurer d’un avenir commun, désirable et écologiquement viable dans une société de contrainte souffrant d’un « déficit fondamental d’intelligibilité » ? La poursuite à tout prix de « l’opérativité technoscientifique » n’engendrerait-elle pas des « irrationalités déshumanisantes » ?

La course sans fin ni finalité à la puissance technique peut-elle encore être considérée comme la condition du « progrès » social et du bonheur de tous ? Daniel Cerézuelle éclaire les ressorts subjectifs de la « dynamique technicienne » de nos sociétés qui « déplace sans cesse les repères symboliques organisant les relations des hommes entre eux et avec le monde  » et remonte à la genèse de l’emballement des deux siècles précédents : « L’accès à la puissance, qu’elle soit militaire, politique ou spirituelle, a toujours suscité la passion ».

D’Aristote au transhumanisme en passant par Prométhée et Faust, tout se passerait-il comme si l’homme cherchait sa « solution dans sa dissolution » ? Tout ça en s’en remettant à une technique « porteuse de la promesse d’une subversion des cadres ontologiques de l’existence » ? C’est-à-dire à une prise en charge machinique et machinale de son existence ? Le philosophe et sociologue fonde son analyse sur celle d’illustres précédesseurs comme le protestant Jacques Ellul (1912-1994). Ce dernier avertissait que le développement du système technicien est celui d’un « processus autonome, sans sujet ni finalité » impliquant la soumission sans raison aux ordres des seuls maîtres des commandes... Le penseur bordelais appelait à un moratoire technique concernant toute innovation et plaidait pour une adhésion à une « éthique de non-puissance ».

Pour l’heure, tout se passe comme si, « d’un côté, on fait comme s’il n’y avait pas le choix et de l’autre on fait comme s’il n’y avait pas de coûts sociaux, culturels, politiques, écologiques, etc., de l’innovation technique ».

 

La violence technicienne

Depuis Dijon, le philosophe Jean Brun (1919-1994) lançait l’alerte sur le « potentiel de déshumanisation » d’une technique procèdant d’un « désir actif de rompre les relations avec le réel qui caractérisent l’existence humaine et qui circonscrivent sa finitude ». Dans Le Rêve et la Machine (La Table Ronde, 1992), il montrait que «  l’homme a d’abord rêvé ses techniques avant de les réaliser  », afin de s’affranchir de sa gangue biologique comme de ses limites. L’histoire de la technique est-elle commandée par un «  onirisme métaphysique » ? Celui-ci ne connaît pas la marche arrière ni de retour au réel – surtout pas après des décennies d’emprise électronique scellant l’obsolescence de l’humain : « Tant que la puissance du désir agit à notre insu sous le masque de la rationalité opératoire, aucune maîtrise de la technique n’est envisageable ». Ainsi, les « délires techniques successifs s’enracinent dans un fond permanent  » de pensée magique comme la chimère d’un techno-pouvoir procédant d’une technologie présumée se déployer d’elle-même dans un fatalisme asséné – « on n’arrête pas le progrès »... Mais le dit « progrès » se fait contre les populations qui en subissent le laminoir alors que ses bénéficiares se dédouanent en toute « irresponsabilité » de ses conséquences... Le moteur du techno-progressisme et de cette volonté de « maîtrise opératoire du réel », ce ne serait que ce désir de dépasser l’humain, serait-ce en le reniant ? Ce ne serait que cette volonté de puissance illimitée n’ayant plus d’autre but qu’elle-même, et se retournant en soumission illimitée voire en machinisation généralisée du réel ?

Manifestement, c’est bien « par essence et non par accident que notre rapport à la technique recèle un risque de déshumanisation  ». Car enfin « la vocation de l’outil est de se transformer tôt ou tard en arme ». Dans l’entreprise technicienne occidentale, «  toute machine devient machine de guerre  » - et de traque dans un monde « sans contact »... Ainsi, « tout se passe comme s’il était de la nature de nos outils de pouvoir tôt ou tard de se transformer en armes porteuses d’une violence susceptible de se retourner contre l’homme » : « Le besoin d’appuyer sur l’accélérateur, auquel nous consacrons d’immenses ressources et auquel nous sacrifions tant d’existences, n’a rien à voir avec l’utilité  ». Une société technicienne qui « prétend protéger l’homme » l’exposerait-elle en pratique à de nouveaux dangers qu’elle créerait elle-même ?

Ainsi, il y aurait bel et bien une « dimension d’irrationalité profonde qui détermine sourdement notre rapport aux techniques et favorise une incontinence technologique » dénuée de toute utilité humaine... Plutôt un « état d’urgence » technologique permanent qu’une vie libre, autonome, décente et responsable ? La destruction de la nature serait-elle indissociable de celle de la liberté des hommes ? De bonne heure, des penseurs avaient compris que « la volonté de puissance technicienne ne pouvait s’arrêter à la seule maîtrise technique des choses de la nature  » : il fallait aussi qu’elle « s’investisse dans la maîtrise des choses humaines ». Il fallait que la soumission à une « mythologie techniciste menant à un emballement déséspéré  » s’achève par l’incarcération de l’humain dans un monde-machine.

Somme toute, le « processus global d’insertion de l’individu dans un réseau informationnel producteur d’effets de pouvoir sur lequel il perdrait toute maîtrise » se révèle autodestructeur pour l’espèce présumée humaine autant que pensante... Les hommes seraient-ils, au fond d’eux-mêmes, « fascinés par la dépossession de leur capacité personnelle d’agir qui résulte du fonctionnement normal de leurs outils de puissance  » ? Une partie d’eux-mêmes serait-elle « prête à consentir par avance aux désastres possibles » ?

 

Y a-t-il un déterminisme technologique ?

Manifestement, l’actuel contexte civilisationnel « très spécial d’accélération technologique » exige pour le moins une « régulation éthico-politique des techniques informatiques ». Mais nos « responsables » manifestent-ils le « souci de civiliser nos techniques pour les rendre compatibles avec les équilibres naturels et avec nos valeurs  » ? L’informatique s’avère bel et bien « créatrice de nouvelles formes d’être » - du culte du « progrès » et de l’addiction technolâtre jusqu’à la techno-zombification, au transhumanisme et aux robots surhumains... Ainsi, l’innovation scientifique et technique perpétuelles se révèle une « véritable bombe à retardement » menant à l’implosion de notre socle vital : le « processus de création-destruction qui est l’une des conditions essentielles de ce dynamisme a pour effet la désintégration des modèles symboliques qui organisent l’existence et font obstacle à nos pulsions violentes  »... A l’instar des techniques de transport motorisé, les techniques de l’imagerie semblent s’inviscérer dans nos modes de vie : « Le temps que nous leur consacrons, la fascination qu’elles exercent et la place privilégiée qui y est faite à la violence ne s’explique pas par les seules considérations utilitaires. Comment tant de gens peuvent-ils s’y intéresser ? (...) Ce qui nous procure la jouissance et le besoin de la répéter, c’est l’abolition du principe de réalité, du rapport au temps, de la responsabilité de nos actes ; bref, c’est l’abolition des conditions inhérentes à l’existence incarnée. Il est essentiel de reconnaître qu’une partie de nous-mêmes est prête à tout pour jouir des « transports » que nous offrent les techniques, y compris à la prise de risque et à la violence technicienne ». Le plus placide d’entre nous ne s’est-il pas déjà surpris en flagrant délit d’irritablité au volant d’une automobile ou ... devant un écran récalcitrant ? Quel avenir offre un monde permettant aux uns de « traiter le cerveau » de leurs semblables dépossédés de leur « efficacité organisatrice » comme une « simple ressource à capter » ? La technicisation de nos modes de vie et l’extension du domaine d’une « opérationnalité technique » affranchie de normes éthiques détruirait-elle « la base anthropologique qui l’a rendu possible jusqu’ici » ? Se basant sur l’analyse d’autres technocritiques qui ont pensé « l’incarnation » comme l’agnostique Bernard Charbonneau (1910-1996) et le catholique lvan Illich (1926-2002), Daniel Cérézuelle rappelle que le déploiement accéléré de la puissance technicienne exerce des « effets désorganisateurs voire déshumanisants tant au plan individuel que collectif  ». Les conflictualités depuis le début du vingtième siècle attestent d’un déchaînement de violence industrialisée qui n’est que « l’une des dimensions de la guerre totale  » - la guerre est un «  fait social total lorsque l’ensemble de la vie sociale se soumet à la logique de la puissance militaire » et de la quantification généralisée. Avec la digitalisation permettant de « convertir en information l’énergie productive du travailleur puis piloter son activité sur cette base », celui-ci est dépossédé de la densité pulsante de sa chair pensante : « Le travail réel s’efface au profit de tableaux de bord et de la prolifération de simulacres informatiques à partir desquels se prennent les décisions stratégiques et opérationnelles. Or, parce que l’homme est un être de chair, son rapport au monde n’est pas seulement intellectuel ou opératoire, mais aussi sensible et symbolique. L’être de chair a besoin de vivre au sein d’une civilisation qui inscrit la puissance des techniques dans un ordre symbolique plus vaste, qui organise les relations que les hommes ont entre eux et avec le monde. »

La « démocratie » ne suppose-t-elle pas une vision ouverte, riche d’alternatives possibles, « à dimension symbolique voire spirituelle forte  » échappant à la toute-puissance techno-économique ? Toute « organisation » laissée à elle-même tend à « devenir sa propre fin et à croître, quelle que soit son utilité réelle ». Or, la croissance illimitée d’une activité n’est pas viable dans un monde fini : « La puissance de nos installations techniques les rend potentiellement dangereuses et toute tentative de contrôle, serait-ce pour la prévention des risques, crée le risque de dysfonctions  »... Ce processus d’accélération technique « accroit l’échelle de notre responsabilité » tout en nous privant du temps nécessaire pour « l’exercer moralement », faute de pouvoir reconstituer des « ressources culturelles symboliques » et d’adopter de « solides repères éthiques ». Le « droit au moratoire technologique » n’est-il pas l’un des « fondements de toute culture technique envisageable » ? L’urgence est bien de « résoudre, sur des bases morales et politiques, les problèmes sociaux et environnementaux crées par deux siècles de progrès technoscientifique et industriel accéléré". Plutôt que « d’en créer de nouveaux » en stimulant une innovation perpétuelle aux effets aussi écocides que liberticides ajoutant des couches d’hypercomplexité galopante. S’il n’y a pas de fatalité pas plus que de déterminisme technologique, un « travail de démythologisation de la technique » et de démystification de notre imaginaire technique s’avère indispensable pour conjurer la déshumanisation par l’informatisation intégrale de nos vies dans nos villes-machines ultraconnectées. Il n’y a pas d’état de fait impensé ni inquestionnable. Pas plus que d’accomplissement de la liberté humaine par l’augmentation sans finalité de la puissance technique et la décivilisation qu'elle génèrre.

Daniel Cérézuelle, La Technique et la chair, l’échappée, 410 p., 22 €


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14 réactions à cet article    


  • Opposition contrôlée Opposition contrôlée 26 novembre 2021 13:50

    La « démocratie » ne suppose-t-elle pas une vision ouverte, riche d’alternatives possibles

    Autant je trouve l’article excellent, autant au lieu de poser des questions, je pense qu’il est temps de développer, d’exposer ces alternatives. La technologie, c’est ce qu’on en fait. J’ai vaguement introduit cette idée dans un article, qui consiste à dire : il faut mettre les technologies numériques au service du bien commun, avec un premier exemple d’application. 

     on fait comme s’il n’y avait pas le choix 

    C’est tout le problème, et c’est ce qu’il faut combattre en priorité. La bande de milliardaires, crevards psychopathes, qui entend mettre l’apparatus technologique à son service exclusif, est avant tout une bande de cons. Que ces tyrans disposent d’armées de larbins et d’esclave est une chose, qu’ils soient les seuls à faire des projections sur notre devenir est anormal. C’est un peu le syndrome « Attali », prophète de malheur, qui ferai mieux, dans le peu de temps qui lui reste à vivre, d’envisager les moyens de sortir de la fatalité plutôt que de nous y ligoter. 


    • lephénix lephénix 26 novembre 2021 14:02

      @Opposition contrôlée
      comme vous l’avez bien résumé, comment remettre au service de tous et de la vie de tous ce qui aurait pu être un « bien commun » et qui a été détourné à des fins mortifères au service exclusif de prédateurs nihilistes qui rêvent de plus en plus ouvertement de mettre Rome à feu et à sang pour jouir du spectacle en 3D effets spéciaux inclus ? il faudrait pouvoir déployer une contre-technicité consciente de l’enjeu vital pour conjurer le pire qu’on nous réserve, ce qui donnerait déjà une sacrée bonne raison de vivre à des hackers désireux de s’employer utilement...


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 28 novembre 2021 10:02

      @Opposition contrôlée la plupart des individus sont menés par la TECHNE... qui constitue une régression totale de l’humain et le conduit à sa disparition.... Les imbéciles de s’acheter pour Noël un « multivers »..


    • zygzornifle zygzornifle 27 novembre 2021 08:29
      “Je crains le jour où la technologie dépassera les capacités humaines. Le monde risque alors de voir une génération de parfaits imbéciles.”
      ― Albert Einstein

      • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 27 novembre 2021 11:15

        Conférence de Presse, d’un certain Raymond Barre en 1989 :

        (vu ici page 99)

        IGWEL : The Impact of Science and Technology on Global Economic Growth In a press conference, former French Prime Minister Raymond Barre summarized the discussions held at the Informal Gathering of World Economic Leaders, or IGWEL. He focused in particular on the global economy’s long-term growth prospects and the development of the knowledge economy :

        Last point : the new growth. This is the result of the discussion we had this morning with the scientists and with the businessmen. I can summarize the discussion in the present way. We are entering a new phase of long-term output growth after two decades of stagnating economic growth. But this process of growth will be characterized by a new concept of growth. First, there will be a process of growth led by science and technology. The consequence of that is that in every country human investment appears as the most important factor for growth. Human investment means not only investment in education, but also investment in research and science. We have to develop in every country the knowledge that is at the disposal of the community because knowledge is becoming the most important asset of nations. The scientists and the businessmen reminded us of the fact that the education cycle is now a life cycle. There is not in a human life a part of life devoted to acquiring knowledge and a part of life devoted to using this knowledge. Knowledge is evolving so quickly that it’s absolutely necessary to have continual formation. The education system has to take account of the fact that it has to create a new behaviour of people. But what appears necessary is an international coordination of scientific efforts and an interesting idea was proposed : when nations have to discuss international networks they have to adopt rules of standardization, rules of regulation, not to protect industries but for the protection of the users of those networks of information. This is a growth led by science and technology but this new growth will be an ecological growth. In the past ecology was linked to the notion of zero growth, today ecology is linked to the notion of growth ; but in the past we accepted growth at any cost, now we consider that the process of growth has to take account of some ecological constraints, like the greenhouse effect, like the efficient use of energy, and this concept of an ecological growth appears fundamental for maintaining growth in the long term.



          • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 28 novembre 2021 09:52

            La technologie c’est BIG MOTHER.... Un excellent article su la Libre qui vous plaira et que je plussoie. Le numérique marque la fin de la démocratie : https://www.lalibre.be/debats/opinions/2021/11/28/le-numerique-emporte-avec-lui-les-valeurs-fondamentales-de-la-democratie-T5EIILKV7REUXDCLCQL5HRCOJ4/. Je l’utilise aussi. C’est devenu un « passage obligé »... dans la MATRICE.... 7 milliards d’égos ne font pas la démocratie. Pour construire une démocratie, il faut UNE LOI (ETHIQUE) qui soumet l’ensemble des individus : des droits ET des devoirs.... On en est loin.... Maintenant, c’est chacun chez soi comme un roi....et surtout un débile...


            • lephénix lephénix 28 novembre 2021 11:48

              @Mélusine ou la Robe de Saphir.
              Merci pour le lien mais « réservé aux abonnés »... à l’évidence, cette société n’est ni viable ni tenable ni habitable lorsque chacun s’accommode de son asservissement machinique comme de l’insoutenable il abdique la qualité de « sujet » voulant « faire société » et consent à n’être plus qu’un rouage d’une « ’organisation »... et la pression de l’"organisation monte sur chacune des pièces en surchauffe, faute d’avoir perçu l’insoutenable avant qu’il ne nous écrase...


            • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 29 novembre 2021 09:16

              Bon, je suis abonnée et vais essayer de copier coller : 

              Méfiance envers la justice, les médias, les gouvernements… Entre-t-on dans une société de la défiance  ? Et une société est-elle encore tenable si nous perdons de plus en plus régulièrement confiance les uns envers les autres  ? Professeur de philosophie à l’UCLouvain et auteur du livre « Au début est la confiance » (éditions Le Bord de L’eau, 2020), Mark Hunyadi cherche à comprendre nos bouleversements sociétaux.

              Votre travail vise à comprendre ce qui nous arrive. Pour cela, vous vous attachez à la notion de confiance. Que peut-elle nous dire  ?

              Depuis le XIVe siècle, et ce que l’on a appelé la révolution nominaliste, nous vivons dans un monde qui a accordé toujours plus d’importance à la notion d’individu. Au point que nous cultivons aujourd’hui une conception très individualiste de nous-mêmes et de notre volonté. Celle-ci est conçue souveraine, presque sans limites. Observer cela permet de comprendre la manière dont nous envisageons la crise sanitaire qui met à mal nos libertés, ou les difficultés que nous avons pour affronter la crise climatique qui nous impose de poser des limites à nos désirs. Or, nous ne pourrons lutter efficacement en faveur du climat sans repenser fondamentalement la conception que nous avons de la liberté individuelle. Et je pense que la notion de confiance peut nous aider à déjouer cet individualisme.

              En quoi  ?

              La confiance nous rappelle que nous sommes toujours dépendants de quelque chose qui ne dépend pas de notre volonté. Elle consiste à parier que les choses, personnes ou institutions se comportent d’une certaine manière. Si je suis assis sur ma chaise, j’ai confiance en elle  : je parie qu’elle va me soutenir. Si j’épargne de l’argent, c’est que j’ai confiance dans l’institution bancaire. Le rapport que nous avons au monde est donc inévitablement un rapport de confiance. La confiance est ce dans quoi nous séjournons, elle est rapport au monde. Elle ne peut disparaître, même si on peut la perdre en partie, envers certaines choses ou certains  : le gouvernement par exemple.

              Quand on voit les manifestations envers les mesures sanitaires ou la suspicion permanente envers ceux qui nous gouvernent, n’entrons-nous pas dans un monde de plus en plus défiant  ?

              La confiance a à voir avec ce que l’on attend de quelqu’un. Dans le cas des gouvernements, nous attendons d’eux la capacité d’agir pour le bien des citoyens. Or, c’est cette capacité même qui est de plus en plus mise en doute par les citoyens. Les causes sont multiples, mais j’en citerai deux. Depuis le début des années 1980 et l’avènement de la mondialisation contemporaine, la conviction que les gouvernants sont au service de l’économie, du marché et des grandes multinationales (les pharma, les Gafa) s’est immiscée chez les citoyens. La confiance s’est donc effilochée  : on ne croit plus que les gouvernements soient en capacité d’agir, on pense que ce sont les grands groupes privés qui dominent le monde. Cela explique la perte de cette confiance fondamentale, et donc de la légitimité que nous accordons à ceux qui nous dirigent.

              Et quel est le deuxième facteur  ?


            • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 29 novembre 2021 09:21

              suite : 

              Et quel est le deuxième facteur  ?

              Il s’agit pour moi de l’emprise de la technique sur nos vies. Le numérique a en effet pris possession de nos existences sociales sans que l’on ne demande jamais notre avis. Il façonne nos existences, tout passe par lui et on ne peut vivre sans, qu’on le veuille ou non. Cela accroît le sentiment d’impuissance et a des conséquences de très longues portées auxquelles on ne pense pas forcément. En réalité, ce qui est emporté sous nos yeux, ce qui disparaît progressivement sous ce tsunami numérique, ce n’est pas tant la démocratie elle-même (il y a toujours des institutions qui disent le droit), mais ce sont les valeurs fondamentales sur lesquelles repose la démocratie.

              Lesquelles  ?

              L’une d’elles en particulier, qui est la recherche coopérative de la vérité, ou consensus. La démocratie est née sur la conscience que personne n’est détenteur de la vérité, que personne ne bénéficie d’un accès direct à la vérité  : ni le roi, ni le pape, ni aucun expert. On en a tiré comme conclusion que la meilleure chose à faire était de se rassembler pour approcher ce qui convient le mieux à chacun. Nous nous mettons d’accord sur quelque chose et nous décidons de nous y soumettre, même si nous sommes dans la minorité. Or, le tsunami numérique nous fait entrer dans la post-démocratie. Plutôt que d’être incités à la recherche coopérative de la vérité, nous devenons de plus en plus incités à exprimer l’affirmation de soi  ; à travers les réseaux sociaux, ou au sein de bulles numériques où les gens se retrouvent entre eux. Cela a des effets délétères. Ce qui importe n’est plus la vérité, mais l’affirmation de soi, et le fait de donner du sucre à son cerveau, de le satisfaire en discutant ou en s’alliant avec ceux qui pensent à l’identique. Il en résulte des sociétés clivées et polarisées où chaque groupe s’enferme dans sa bulle numérique. On tourne par-là le dos aux valeurs démocratiques. On a l’impression que la démocratie et sa recherche du consensus importent moins que l’affirmation de soi et le plaisir qui en est tiré.

              En quoi le numérique engendrerait cela  ?

              Contrairement à ce que certains affirment, aucun outil n’est neutre. Il est faux de croire que nous pouvons faire du numérique ce que nous voulons en faire. Chaque outil induit un rapport particulier au monde, qu’on le veuille ou non. Le numérique nous offre énormément de satisfactions immédiates. C’est par cela qu’il étend son emprise. Il nous connaît, prévoit nos réactions et cherche à nous procurer du plaisir, ce que nous attendons, et nous enferme par là dans notre bulle de plaisir.

              En quoi cela expliquerait-il la défiance envers nos gouvernants  ?

              Ce système numérique qui répond à tous nos désirs immédiats favorise à son tour, au jour le jour, un individu souverain. Plus que jamais, les mesures contraignantes imposées par un gouvernement qui n’a plus notre légitimité apparaissent comme des obstacles intolérables posés à notre volonté.

              À vous entendre, nous confondrions la liberté (avoir les capacités de poser un choix dans le cadre du bien commun) avec le fait de pouvoir bénéficier de tous les droits.

              Nous sommes élevés dans une culture qui nous vend une liberté de supermarché  : vous êtes libres parce que vous pouvez choisir, acheter ce que vous voulez… À cet individu, il est plus difficile de dire qu’il est nécessaire de restreindre ses libertés pour protéger autrui. Mais attention  : la révolte de certains opposants aux mesures sanitaires ces dernières semaines témoigne d’un malaise existentiel, lié entre autres au sentiment de dépossession. Il serait dramatique de ne pas l’entendre  ! Même s’il repose sur une conception naïve de la liberté.

               


            • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 28 novembre 2021 09:58

              Lire sur La Libre. J’avoue que l’effondrement de ce qui n’était qu’une mascarade me fait assez plaisir. Le technologie ne doit pas nous maîtriser..... Pour PLATON, la techné se situait au plus bas des activités humaine. A ne pas confondre avec l’artisanat dont Athéna était la divinité. Quant à la science et la médecine, il s’agissait de soigner le corps ET l’esprit. Actuellement, les radars ne sont plus braqués que sur le corps.  « Mens sana in corpore sano ». Que vaut un corps en bonne santé si le mental est déglngué....


              • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 28 novembre 2021 10:53

                Merci pour vos articles LE PHENIX. Vous êtes à peu près le seul sur Agora.VOX avec lequel je suis d’accord.... 


                • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 29 novembre 2021 09:23

                  Comment recoller les morceaux, sortir du délitement de la société, déjouer les défiances qui s’installent et prospèrent sur nos frustrations  ?

                  La confiance a à voir avec les attentes de comportement que l’on projette sur les autres. La seule manière de rétablir la confiance est donc que chacun soit à la hauteur des attentes placées en lui  : les gouvernants, les juges, les journalistes, les banquiers… Il n’y a donc pas de recette générale, sinon un principe  : il faut être attentif aux attentes des uns aux autres. Ne pas le faire alimente un sentiment de dépossession. Et il est difficile d’avoir confiance dans un système qui nous dépossède.

                  C’est ainsi que des initiatives naissent en faveur de la démocratie participative, par exemple. À lire votre ouvrage malheureusement, on voit que le numérique nous dépossède dans le même temps. Il nous rend plus indépendants, mais moins autonomes  : on met le GPS et on perd du même coup nos facultés d’orientation.

                  Oui, c’est pour cela que nous sommes embarqués dans une situation très compliquée. On aime s’en remettre à notre GPS, tant c’est pratique, mais on perd en facultés et en expérience  : on ne doit plus regarder les paysages, lire les panneaux, encore moins demander son chemin à quelqu’un. On perd donc surtout, et c’est essentiel, en confrontation, en frottement avec le monde. Le numérique nous dispense de relations avec les autres. On assiste à une extraordinaire accélération qui voit la relation à la technique remplacer la relation naturelle avec ce qui nous entoure. Notre dépendance au numérique nous rend de moins en moins acteurs, et de plus en plus les pièces d’une immense machine. Le bouleversement anthropologique qui en découle est abyssal.

                  Nous sommes moins appelés à nous faire confiance les uns aux autres, nous n’en avons plus besoin  ?

                  Le système numérique ne compte en effet plus sur la confiance, mais sur la sécurité. Il cherche juste à nous sécuriser dans notre désir dont il automatise le résultat. Comme je l’écris dans mon livre, on assiste en ce sens à une baisse tendancielle du taux de confiance.

                  Nous serions donc de moins en moins des sujets acteurs de notre environnement  ?

                  Je dirais plutôt que le numérique ne s’adresse pas à nous comme à des sujets libres, responsables, autonomes, capables de jugement et de réflexion. Il s’adresse à nous comme des êtres libidinaux qui veulent cliquer le plus rapidement possible pour obtenir le maximum de satisfactions avec un maximum d’efficacités. Aujourd’hui, qui voudrait renoncer au confort (et aux vrais services) qu’il nous procure  ? Il nous tient et, par là, étend son empire.

                  Ne sommes-nous pas encore capables de libertés face à lui  ?

                  Le problème majeur, c’est que cet immense système de satisfaction émousse, affaiblit toutes les forces qui pourraient s’y opposer. Mais le numérique ne peut évidemment remplacer toutes les relations au monde. Il reste des îlots irréductibles  : des expériences de confiance, de face-à-face, d’amour, de communication, mais aussi du corps vivant, du corps dansant… Ce sont autant d’expériences qui gardent la trace qu’un autre monde est possible. Il revient à la philosophie – la seule science qui puisse appréhender l’expérience humaine comme un tout – de les mettre en valeur, pour préserver ces pépites où se réfugie l’esprit authentiquement humain.


                  • lephénix lephénix 29 novembre 2021 11:42

                    @Mélusine ou la Robe de Saphir.
                    merci pour ce partage
                    la technosphère s’est affranchie depuis longtemps de tout rôle utilitaire pour se constituer en « force automotrice menaçant l’anthropos jusqu’au fond de nos racines constitutives » et la techno-zombification étend ses ravages
                    une fatalité ? sans doute pas mais tout basculement suppose l’irruption d’un « événement rédempteur », serait-ce une grande déconnexion...

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