Loup : les écolos sont-ils aussi unanimes que les moutons ?
De la concision de l’insulte aux paragraphes enflammés, j’ai pu constater en lisant les réactions à mon texte précédant que le loup ne laisse pas insensible. Plutôt que d’adresser des dizaines de réponses individuelles, je poursuis ma réflexion d’un seul tenant…
A en croire certains, l’homme n’aurait qu’un effet néfaste sur la Nature. Ainsi, sans l’intervention humaine, plusieurs formes de vie, aujourd’hui plus ou moins menacées de déclin, prospéreraient allégrement : les thons rouges, les baleines, les ours, les loups, les chiens sauvages, les anophèles, le bacille de Koch, brucella melitensis, yersinia pestis, les virus de la rage, du sida et d’Ebola… De l’échelle macroscopique à l’échelle microscopique, la vie serait donc plus riche et plus belle sans les hommes. Il faudrait, en somme, toujours laisser faire la Nature… Ne serait-il pas préférable pour un petit mouflon de se faire dévorer vivant par un loup plutôt que de mourir de vieillesse dans une forêt trop calme ? Ne serait-il pas préférable de laisser la brucellose se répandre sur un continent plutôt que d’arrêter sa propagation initiale en procédant à des vaccinations ciblées ? Ne serait-il pas préférable pour un nourrisson de mourir d’une septicémie plutôt que de guérir dans « l’enfer aseptisé » d’un hôpital ?
Bien qu’attaché à la Nature, je réponds non à ces trois questions, et peu m’importe que mon opinion s’oppose a priori aux lois de la sélection naturelle. Le hasard et la nécessité, moteurs de l’évolution de la vie, ne suivent aucun cheminement moral. Depuis plusieurs milliards d’années, des procaryotes aux mammifères en passant par les dinosaures, la vie terrestre a toujours réussi à s’infiltrer dans la faille, aussi microscopique soit-elle, de l’obstacle, avant de se regonfler de luxuriance. Dans un Univers composé de particules innombrables, les incertitudes sont à peu près infinies, et il est donc illusoire de prétendre pouvoir prévoir quel sera l’impact de tel ou tel paramètre sur l’évolution d’un écosystème. En l’absence ou en la présence d’un prédateur inexpugnablement dominateur (le loup), les grands herbivores sauvages continueraient à évoluer, mais dans des directions différentes… Ainsi, selon le gouvernement américain, en seulement dix-sept ans, le nombre d’élans dans le Yellowstone aurait chuté de 77% depuis la réintroduction du loup.
Une espèce est une entité abstraite, sans existence sensible. Il n’y a que des individus, de petites boules de nerfs, qui ressentent le monde, et, au-delà de nos raisonnements hasardeux sur les intérêts évolutifs des espèces, nos cœurs humains sont là pour nous faire réagir à la souffrance de ces autres êtres qui, de leurs gênes à leur regard, sont si proches de nous.
Certes, s’il y a quatre milliards d’années, les proportions atomiques avaient été légèrement différentes sur notre planète, la vie aurait évolué tout autrement, les circonvolutions de nos cerveaux également, et nos concepts tels que le beau et le juste, le bien et le mal n’existeraient pas, mais malgré l’inévitable dimension relative que notre raison apporte à nos appréciations morales, il est dans notre instinct d’écouter la voix de nos cœurs, et d’en faire une cause absolue. Si le bien et le mal n’ont a priori aucune signification en dehors de nos cerveaux, il en ressort aussi qu’être moralement neutre face au monde, c’est, d’une part, être inhumain, et, d’autre part, aller à l’encontre de l’instinct qui s’est naturellement façonné en nous au cours de l’évolution.
Oui, le loup obéit à son instinct en plantant ses crocs dans la gorge d’un mouflon, mais l’homme obéit lui aussi à son instinct en éprouvant de la compassion pour le mouflon livré à un tel sort. Oui, il est dans l’ordre de la Nature qu’un loup dévore sa proie vivante, mais il est aussi dans l’ordre de la Nature qu’un humain s’émeuve de la souffrance subie par des êtres sensibles. Si le loup est le fruit de l’évolution, nos émotions le sont aussi ; et ne pas écouter nos cœurs, c’est ne pas écouter notre instinct et donc aller à l’encontre de la Nature.
Les loups sont des êtres sensibles, mais pour survivre, ils plongent dans l’angoisse et tuent sauvagement de très nombreux autres êtres sensibles (notamment des chevreuils, des cerfs, des mouflons, des chamois, des marmottes, des moutons domestiques, voire même des bouquetins) qui n’ont jamais fait le moindre mal à une mouche. Des théoriciens de l’absurde assimilent le crime du loup contre le mouflon au crime du mouflon contre le brin d’herbe, puis finissent par estimer que tout se vaut, et donc que rien ne vaut, mais la sensibilité d’une forme de vie est dépendante de l’architecture physiologique de son système nerveux, et la raison scientifique ne donne pas tort à nos cœurs de différencier le brin d’herbe du mouflon... Dans un monde où nos yeux sont soigneusement mis à l’abri des océans souterrains de sang, dans un monde où nos cœurs ont si peu de poids face à nos calculs, il y a toujours moyen de rejeter une souffrance en la déplaçant loin de nous, en la réduisant à la poussière d’une nébuleuse, mais balayer la singularité d’une souffrance en la relativisant, est-ce réellement en prendre conscience ? N’est-ce pas anesthésier nos cœurs par notre raisonnement le plus paresseux ?
Certes, vouloir maîtriser un écosystème est une folie d’apprentis sorciers (ou de chasseurs), mais doit-on pour autant imiter l’autruche face à une mutation débutant sous nos yeux ? Effective depuis plus d’un siècle, l’absence du loup sur le territoire français ne menace aucunement l’équilibre de la biodiversité : même sous « le règne des grands herbivores sauvages », nos forêts sont en constante progression ! Et le retour de la férocité d’un grand carnivore dans des écosystèmes jusque-là harmonieusement habités par de paisibles herbivores peut légitimement interroger nos consciences. S’émouvoir de la souffrance d’un animal est naturel (y compris pour un berger qui retrouve, au petit matin, 350 moutons écrabouillés au pied d’une falaise) ; et il est à la fois naïf et cruel de prétendre que cette lutte si humaine contre la souffrance rendra la Nature, elle qui est si débrouillarde, stérile. La vie a résisté à la disparition de la violence des tyrannosaures pour laisser place à la douceur des chamois. Sur un territoire habité par l’homme, rien ne prouve que le sommet d’une chaîne alimentaire doive nécessairement être occupé par de grands carnivores belliqueux plutôt que par de grands herbivores sereins (à l’échelle humaine, le végétarisme n’est-il pas la seule alternative durable aux famines et aux guerres ?) Rien ne prouve que la cruauté des grands prédateurs (au-dessus de laquelle l’homme peut s’élever) soit plus nécessaire à l’évolution des espèces que notre compassion (dont l’impact sur la Nature n’a rien de comparable à celui d’une météorite ou de notre cupidité).
Après plusieurs milliards d’années de travail, la Nature a produit notre regard, nos émotions, et a placé en nous cette capacité à renverser la violence de la loi du plus fort par la douceur de la protection de l’être souffrant. Laisser l’évolution de la vie suivre son chemin, n’est-ce pas aussi s’efforcer d’être humain ? Notre rôle au sein de la Nature n’est-il pas simplement d’écouter nos cœurs (ce qui n’est pas si facile dans le vacarme contemporain) plutôt que de nous retirer ?
Texte de Matthieu Stelvio - Blog Le Bruit du Vent
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