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Accueil du site > Tribune Libre > Les chaines de l’émancipation

Les chaines de l’émancipation

L’exploitation de la nature appellerait-elle fatalement celle de l’homme ? La revendication de liberté hante l’aventure périlleuse des humains dans l’affirmation de leur droit à vivre, sans cesse mis à l’épreuve et en question dans l’idée confuse de « civilisation ». L’histoire de l’émancipation des populations est une suite ininterrompue d’utopies, d’avancées et de défaites, jusqu’au temps d’arrêt actuel, suspendu à la tectonique de l’imprévisible dans l’effondrement d’un récit hallucinatoire.

 

Qu’est-ce qui fait avancer une « civilisation » - ou sa prétention à l’être ? La compétition ou la communion des âmes ? La « croissance » des inégalités ou le partage ? Pour quoi les hommes sont-ils encore capables de vivre et de mourir ?

Michèle Riot-Sarcey, professeur émérite d’histoire contemporaine (université Paris VIII – Saint Denis) rappelle que « l’ordre libéral s’est institué comme modèle de gouvernement par l’assimilation de la liberté au libéralisme, par l’identification de l’Etat républicain à la démocratie et par la substitution du progrès technique au progrès humain ». Depuis que « l’idée de liberté a fait place à l’idéologie libérale  », la seule liberté résiduelle serait-elle celle que certains s’accaparent aux dépens de tous les autres ? C’est-à-dire celle de réduire leurs congènères à l’état d’objets, sitôt décrétés obsolètes après usage et usure - voire d’emblée traités d’ « inutiles » ? Ou celle du renard se proclamant maître et « gestionnaire » du poulailler par un tour d’illusionnisme retournant le « libéralisme » contre les libertés ?

Gunther Anders (1902-1992) déplorait que l’homme soit réduit à l’état de rouage, de « pièce de machine » qui le « serre de près » par le « totalitarisme technocratique » qu’il discernait dans L’Obsolescence de l’homme (1956). Depuis, Michèle Riot-Sarcey constate que « nous ne sommes plus entourés d’oiseaux, de poissons, de forêts, d’ours et de lions, mais d’applications, de réseaux sociaux, d’algorithmes et d’intelligence artificielle »... Voire cernés d’inintelligence sacrificielle par une hyper-technicisation prétendue « neutre » mais réellement liberticide ?

 

Lignes de fuite

 

Ce que l’on appelle, à tort ou à raison, le « néolibéralisme » a succédé au libéralisme du XIXe siècle et, souligne Michèle Riot-Sarcey, « assume l’assujetissement de l’Etat dit démocratique aux intérêts financiers et économiques des classes privilégiées ». Ainsi, « le système de représentation du réel, l’idéologie » s’est insidieusement « substitué aux relations vivantes entre les individus et les groupes » dans un anti-monde presque entièrement digitalisé, à court de fictions fondatrices. La démocratie n’est jamais qu’un « idéal perfectible et non un gouvernement et lorsque l’Etat se défait, après avoir dilapidé sa symbolique, plus rien ne fait société ni communauté"...

Dans le processus de réification en cours de l’actuel système d’exploitation cybernéticienne , la connaissance du monde est ramenée à sa mesure faussée et la bonne marche des affaires humaines entravée par une rationalité follement quantificatrice. Or, chacun sent bien que « le Réel » ne se réduit pas au mesurable, au quantifiable, au comptable et au numérisable d’un parasitisme techno-administratif dont le pitoyable « bris-collage » de microfictions ne tient pas. L’historienne du politique et du féminisme démontre, en une vaste fresque historique, fort bien documentée, que les claironnantes « idéologies de progrès » ont toujours étouffé toute vélléité de « parole autonome » et toute aspiration à une liberté véritable. Partout où le « passé de l’émancipation » veut advenir au « présent des conflits », des « dispositifs d’empêchement du pouvoir d’agir des individus » se mettent en branle pour effacer les sujets en « visions totalisantes ». Depuis la chute du Mur de Berlin achevant la critique radicale de l’étatisme, « l’idéologie libérale règne sans partage, au nom de la liberté dont elle est parvenue à inverser le sens ». Le fonctionnement du système d’exploitation cybernétique dit « libéral » exige toujours plus d’extractivisme, c’est-à-dire de conversion des êtres en « ressources humaines » et de la nature en « ressources naturelles », en une mortifère fuite en avant vers une « croissance verte » aussi chimérique que follement énergivore. Cet extractivisme exacerbé en « solutionnisme technologique » est fallacieusement justifié par une « transition énergétique » voire « écologique » peinant à dissimuler, sous cette dénomination de « ressources », son assimilation du vivant à des gisements voués à l’exploitation et la consumation quasi instantanées dans le chaudron du « profit » de quelques intérêts très particuliers.

Certes, l’Histoire n’est pas avare en récits galvanisants d’initiatives pour rétablir des liens d’égalité entre humains, serait-ce par un saut de conscience hors de la matrice productiviste et hyper-consumériste en mode machinique et ordiphonisé qui ne fait plus rêver... L’échec apparent de ces tentatives, réécrites en « caractères de plomb », ne peut empêcher la résurgence du refoulé ou d’impensés. Les « révolutions » et les guerres sont-elles vraiment les seules opérations symboliques refondatrices envisageables ? Nombre de communautés de pensée n’ont de cesse de réhabiliter un « pouvoir d’agir » mis sous l’étouffoir et de restaurer une souveraineté confisquée en les réalisant jour après jour, non dans une chimérique Arcadie ou en de lénifiants « eco-lieux » fantasmés, mais dans les interstices du récit asséné où chacun joue sa vie et sa peau en de saxifrages percées de l’être agissant pour de vrai.

 

« Civilisation » ou barbarie ?

 

Alors que la « spirale de l’accumulation » et de l’accaparement, décrétée « réalité instituée », fait vaciller la « démocratie » sur son socle et ébranle le socle vital commun de l’espèce présumée prévoyante, les chercheurs d’alternatives et les quêteurs d’harmonie ne s’interdisent pas d’explorer d’autres pistes de réinvention d’une existence sociale soutenable ni d’expérimenter d’autres pragmatismes (circuits courts, communs, économie solidaire, zapatisme, etc.). Jusqu’où ?

Certes, la question fondamentale demeure posée : « l’humanité » est-elle d’ores et déjà advenue ? Ou bien demeure-t-elle un « potentiel transcendental » qui exigerait encore et toujours d’être libéré, de grands commencements ou de « grands soirs » en recommencements ? « Civilisation » ou barbarie, « l’utopie ou la mort » ? La lutte contre le temps perdu peut-elle encore être gagnée, alors que ne cessent de s’accumuler les effets immaîtrisables des corruptions passées et présentes ? Tout ce temps perdu peut-il vraiment être retrouvé, comme en bonne littérature, alors que s’ouvrent sans cesse de nouvelles lignes de front consumant et néantisant de précieuses ressources et énergies humaines détournées de leur raison d’être, là où elles pourraient s’employer bien plus utilement pour l’embellissement et la survie de la planète comme pour le plus grand bien de tous ?

Certes, rien ne peut empêcher des individus déterminés de se réunir et d’échanger pour mieux se représenter le réel de leur condition selon un sens réellement commun au sein de groupes auto-organisés formant une société parallèle – pas dysfonctionnelle, elle... Les « groupes sociaux sont l’alpha et l’oméga d’une société », rappellent à l’envi historiens et sociologues. La « question sociale » n’a rien perdu de son acuité sous les artifices de la « communication » ni l’équation vitale de son urgence sous les lourdes chaînes d’une « nécessité économique » dévoyée. La réponse n’est pas « globale » ou « totalisante ». Elle se joue au niveau local, partout où des initiatives collectives éclairées s’efforcent de déjouer avec pragmatisme les aveuglements catastrophistes, effondristes et fatalistes. Partout où une humanité éveillée ne se soumet ni à la gravité ni à la fatalité organisée mais oeuvre à se délivrer du vide marchand... La rhétorique de la « fin du monde » opposée aux revendications de « fin de mois » ne sonne, entre les lignes haute tension des effets d’annonces survoltées , que la fin d’un monde de fraude, d’illusions et de prédation sans merci. D’autres mondes demeurent possibles à tout moment et peuvent advenir partout où des résonances subtiles éveillent à d’autres évidences habitables et vivables, face aux catastrophes annoncées et martelées.

Le livre de l’émancipation demeure grand ouvert et le récit se poursuit sans relâche : « les épreuves de vérité ne tolèrent plus le moindre masque idéologique dispensateur d’illusions  »... Aussi vrai qu’une histoire n’est jamais assurée de se terminer bien quelque part, le réel fait signe et dit à chacun où installer son aventure quelque temps pour faire face. Et faire front pour défendre sa cause, histoire d' écrire ce récit-là à sa manière, de son vivant, si possible - en lettres vives... Si "la cause est juste", l'univers sera-t-il compatissant ?

Michèle Riot-Sarcey, L’émancipation entravée – L’idéal au risque des idéologies du Xxe siècle, La Découverte, 424 pages, 24 euros


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8 réactions à cet article    


  • Clocel Clocel 31 mai 2023 14:31

    « Un survivant se considère comme un messager et un gardien des secrets qui lui ont été confiés. Un survivant a le sentiment d’être le dernier à se souvenir, le dernier à avertir.... »

    https://plusjamais.eu/


    • Brutus Grincheux 31 mai 2023 16:40

      Le recto de l’émancipation c’est l’affranchissement d’une tutelle, d’une autorité, c’est-à-dire de la servitude, la conquête de la liberté.

      Le verso, c’est le rejet des certitudes, des croyances et des illusions, la conquête de l’autonomie intellectuelle et du discernement. Et là, c’est pas gagné. Le besoin de croire est souvent plus fort que la soif de vérité. 


      • Clocel Clocel 31 mai 2023 17:18

        @Grincheux

        « La foi est plus belle que Dieu ».


      • lephénix lephénix 1er juin 2023 08:00

        @Grincheux
        la « passion de l’ignorance » diagnostiquée par Freud, alliée pour le pire au besoin de « faire confiance » fait des ravages... il arrive que le « besoin de croire » rencontre la vérité comme la pendule arrêtée qui donne l’heure deux fois par jour. : « il te sera fait selon ta foi »...


      • I.A. 1er juin 2023 13:26

        « Le livre de l’émancipation demeure grand ouvert et le récit se poursuit sans relâche : « les épreuves de vérité ne tolèrent plus le moindre masque idéologique dispensateur d’illusions »

        L’émancipation ne devrait impliquer que des adultes. Or les adultes, parmi nous, sont bien plus rares que nous voudrions le croire.

        ... Sinon, comment en serions-nous là où nous en sommes aujourd’hui ?

        Par suite, ce « livre » ne semble pas pouvoir être grand ouvert à tous, même avec un « récit » qui se poursuivrait sans relâche : tout le monde n’entrevoit pas le « récit », et même, le voir ne garantirait pas de parvenir à le lire.

        ... Sinon, comment en serions-nous là où nous en sommes aujourd’hui ?

        Alors oui, il serait temps que « les épreuves de vérité ne tolèrent plus le moindre masque idéologique dispensateur d’illusions". Mais là encore, il semblerait que ces épreuves soient confidentielles.

        ... Sinon, comment en serions-nous toujours là où nous en sommes aujourd’hui ?


        • lephénix lephénix 1er juin 2023 13:54

          @I.A.
          comment ? adulescence et déparentalisation, hédonisme et nihilisme, affairisme court-termiste et eugénisme compulsif, ponctués de « surtout pas de prise de tête ! », de « moah d’abord parce que je le veau bien »... et de « ’moah j’ai pas de problème avec ça »...ajoutons techno-zombification, gadgetolâtrie, technolâtrie pour être dans le vent... pour mieux consentir à son effacement dans une hallucination ultime dissolvante...


        • eau-mission eau-mission 1er juin 2023 13:50

          Bonjour LePhénix

          Bris-collage !! c’est simple mais fallait y penser. La dame a des idées, s’est-elle inspirée de l’Estaca pour son livre ?

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