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Accueil du site > Tribune Libre > Le village global aura-il lieu ?

Le village global aura-il lieu ?

Qu’en est-il du village global thématisé par Mc Luhan et très en vogue il y a une dizaine d’années avec l’expansion d’Internet ? Ce « village global », créé par la transmission d’informations électroniques instantanées, signifierait notre ouverture au monde et s’accompagnerait d’une prise de conscience face aux problèmes contemporains.

C’est en devenant spectateurs et témoins des événements internationaux médiatisés, en prenant « contact avec la planète », que l’on réaliserait que la solidarité internationale sur le terrain peut venir en aide et ceux et celles qui vivent des situations difficiles sur la planète, et développerait une conscience planétaire.
Mais, les médias sont ambivalents : à la fois ils rassemblent en communauté, créent cohésion, rassemblent dans la discussion, et ils sonnent aussi le temps de la solitude organisée devant son écran de télévision ou d’ordinateur, aliènent, coupent de la vie, coupent du temps, coupent de la réalité, et ne permettent pas de réelle rencontre avec autrui.

La drôle d’empathie télévisuelle.
Après le jeune Mohamed, la jeune Omayra, récemment encore dans l’actualité, une image a indigné la communauté internationale. Houda, celle de jeune palestinienne de dix ans, hurlant de peur et d’horreur sur le cadavre de son père ensanglanté. Cette image a indigné la communauté internationale, provoqué de vives réactions en Palestine. Pour nous, derrière notre poste, ces images engendrent une émotion, une empathie, mais ça s’arrête là, on ne nous propose ni d’agir, ni de manifester. Il nous apparaît avec douleur que nous ne pouvons rien y faire ! Finalement, nous aurions peut-être préféré ne pas savoir, tant on se sent frustré, pris en otage, agressé par ces images.

Les massacres que la télévision nous fait voir provoquent en nous une réaction de défense, car on sait qu’on ne peut rien y faire. On finit par changer de chaîne, car le traumatisme est réel.

Ou bien, on se laisse aller à la compassion. Mais la compassion devant son poste de télévision n’est qu’un simulacre d’émotion, qu’un simulacre d’empathie fugace devant une personne qui n’est qu’un figurant électronique. C’est la petite larme devant le malheureux candidat d’un jeu de télé-réalité, c’est l’effroi devant le récit d’un séisme au journal télévisé, c’est l’émotion larmoyante devant deux frères jumeaux qui se sont retrouvés sur le plateau de Bataille et Fontaine.

Toutefois, nous exigeons que les présentateurs de télévision sachent user de compassion, en ne filmant pas les agonies, les cadavres, et en adoptant le ton "juste".

Télécompatir dans une société individualiste sans morale : mission impossible ?
Les médias ont du mal à trouver le ton juste lorsqu’ils apportent des mauvaises nouvelles, et régulièrement des polémiques éclatent, parce que la société elle-même a du mal avec les questions d’altruisme et de responsabilité. Les médias ne font que mettre en lumière le problème. Mais, si, de manière générale, on accepte l’idée de ne pas avoir à répondre aux malheurs vus dans les journaux télévisés, on tient à ce que le journaliste traite correctement cette information. Comme si on déplaçait l’exigence. A défaut d’agir, au moins, parlons-en comme il se doit !

Cette exigence est d’autant plus pesante pour la chaîne qu’elle met en jeu le taux d’audience, et que la télé-compassion est particulièrement difficile. Alors, tantôt le ton est neutre, la voix se fait grave, le visage est sans émotion aucune, tantôt l’œil est larmoyant et la bouche crispée. Tantôt, les images choquent, tantôt on se plaint parce que le sujet est traité avec légèreté.

Ils ont du mal à trouver le ton juste, à se positionner, parce que rien n’est clair dans le domaine moral. A la fois, on s’insurge contre les malheurs d’autrui, mais on ne veut pas faire grand-chose pour l’aider. Donc, la plupart du temps les mauvaise nouvelles défilent, comme si chaque personne décédée ou souffrante était chaque fois la même, anonyme, perdue dans un flot d’informations diverses.

Et, parfois, le présentateur fait des tentatives d’expression de la compassion, et échoue magistralement, comme David Pujadas sur France 2, lors de la catastrophe du cyclone Katrina, quand il a sombré dans le pathos de marketing. : « Si la douleur et l’attente avaient un visage, ce serait peut-être celui de cette femme... Elle recherche désespérément sa sœur disparue après le cyclone... »

Dans tous les cas, une chose est sûre, la compassion sera brève. Le reportage suivant sera nécessairement agréable : audience oblige !

Les médias m’ont raté.
Le principal problème des médias, c’est qu’ils ne donnent pas à voir un homme mais un concept, une construction, un homme anonyme déconstruit, déréalisé, reconstruit, idéalisé, ou évanescent. Autrui n’est plus un homme, mais un figurant électronique, un concept mort. Il suffit de songer aux constructions qu’ils font en thématisant une « communauté musulmane », en usant de concepts comme « les jeunes », en créant des porte-parole, en faisant comme s’ils étaient une communauté organisée et unie. Ces concepts sont sans réalité, ils caricaturent le réel, l’organisent, et le ratent.

L’image capte le réel et donne à voir, comme si ce qu’elle montre, c’était la totalité de la réalité. Donc en fermant autrui sur lui-même dans l’image, elle le rate. A vouloir trop le capter, elle l’enferme, et le rate dans son individualité propre.

Le réel est plus riche que la pensée, que le savoir, ou que l’image construite par la pensée. L’homme échappe à la pensée, et à l’image. Il sera toujours plus que l’image. Ici, on peut penser aux images de marketing humanitaire, au centre desquelles le corps souffrant devient une icone sans réalité. L’altérité prestigieuse est tuée, car le visage, ce n’est pas quelque chose que je vois, mais que je rencontre.

Pas de village sans la rencontre avec autrui.
La télévision, Internet, nous donnent l’illusion de rencontrer autrui, alors qu’autrui est raté. Le dialogue avec autrui n’a pas lieu non plus. Car dans le langage, il y a du non maîtrisable, du théologique, nous apprend Levinas dans Autrement qu’ être et au-delà de l’essence. La parole est un évènement, une prise de risque, la rencontre d’un autre. C’est une relation qui préserve la distance. Par sa prétention à comprendre, par ses zooms, par sa prétention à capter la réalité en direct et à la transmettre, elle rate autrui, et le tue. Il n’y a plus de complexité, plus d’impondérable : on coupe ce qui ne convient pas au montage, on ne laisse de la communication que ce qui est brut d’information. La relation authentique à autrui se fait dans le discours. Finalement, le rapport réel, le dialogue, perd sa valeur théologique pour n’être plus qu’information. Pour parler en termes levinasiens, le dire a disparu, il ne reste plus que le dit. C’est dans le dire que je réponds à autrui, que je m’éveille à ma responsabilité, et que je me sens lié à lui.

Or, comme la télévision ne me permet pas de rencontrer autrui, elle ne restitue pas son appel, elle ne permet pas non plus l’engagement avec autrui, cet éveil à ma responsabilité. La preuve, c’est que je n’ai aucun mal à lui couper la parole, en zappant, à ne pas forcément regarder lorsque le présentateur parle.

Sans lien avec autrui, la tribalisation de la planète n’est effective.

Concluons, avec Wolton, qui dans son ouvrage Internet et après ? explique clairement la thèse selon laquelle le village global reste à faire. Le village global est une réalité technique, mais n’est pas une réalité sociale et culturelle. Etre en interaction, ce n’est pas communiquer. La communauté internationale se construit, mais les médias de masse ne permettent pas de réussir cette communauté internationale, du moins, pas encore.


Sources :

  • J.L. Missika, « La télé compassionnelle », L’Express, 19 janvier, 2004. http://l’express.fr

  • J. Gonet, « Le messager de l’insupportable », interview du 3 novembre 2000, www.tocsin.net

  • Endelweld, « Une bonne histoire de télévision », Le Monde diplomatique, décembre 2005.

  • T. Deltombe, « L’islam au miroir de la télévision », Le Monde diplomatique, mars 2004.

  • T. Deltombe, « Quand l’islamisme devient spectacle », Le Monde diplomatique, août 2004.

  • M. McLuhan, « Médias chaud et médias froids », émission de radio "L’histoire comme ils l’ont faite", 30 décembre 1967, http://www. radio - canada .ca

  • H. Dieudeze, « Télévision et tribalisation de la planète », émission de radio "Aux frontières du connu", 8 avril 1979, http://www. radio - canada .ca

  • J.J. Wunenburger, L’homme à l’âge de la télévision.

  • D. Wolton, Internet et après ?.

  • P. Mesnard, La victime écran, la représentation humanitaire en question.


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12 réactions à cet article    


  • Johan Johan 27 juin 2006 13:29

    J’aime beaucoup tes articles.

    A force de faire de l’info spectacle (dans un pur souci de rentabilite, va pas chercher de compassion la ou il n’y en a pas : chez les hommes d’affaires), et de mettre de la guimauve partout ne rique t on pas de creer un fosse entre les tres coeur d’artichaud et les tres cyniques desabuses ?

    Il y a aussi un probleme de rapport a la verite depuis la tele realite. Autrui me semble moins apprehensible, moins vrai car il n’est pas sous la loupe de TF1 24h sur 24. Et pourtant tout est truque, monte, coupe. La perte des certitudes est accentuee.

    Le dialogue sur Internet n’est pas une rencontre. Nous parlons alors que je suis peut etre ton voisin de cyber cafe. Et la fracture numerique n’est pas une vue de l’esprit. Ce qui permet peut etre au final la tribalisation car...

    Il est tout a fait vrai que les mass media forgent les concepts, ne serait ce qu’en fixant les termes utilises (les evenements d’Algerie devenus plus tard guerre, le mouvement anti CPE qui etait bien plus que ca mais qui n’a pas survecu a son retrait). Et ces mass medias ont leur public propre et segmente. Peut etre n’est ce que cela qu’Internet va vraiment changer.

    Du moins si on sait surfer hors de ses frontieres... culturelles.


    • zen (---.---.196.188) 27 juin 2006 14:03

      « Finalement, le rapport réel, le dialogue, perd sa valeur théologique pour n’être plus qu’information. »

      Que vient faire la théologie ici ?...Et comme si les info télévisuels étaient là pour nous informer ou nous amener à la compassion...


      • (---.---.145.35) 27 juin 2006 14:20

        oups c’est vrai que théologique peut etre mal interprété ici.... C’est transcendant qu’il faut comprendre smiley


      • aurelien (---.---.49.214) 27 juin 2006 14:27

        Bonjour,

        Merci pour l’article,

        Je pense qu’il est urgent de cesser de vouloir transférer ses idées sur le monde et que le village global passe non pas par des organisations (même si elles s’avèreront nécessaire d’un point de vue de diffusion de l’information et pour des questions éducationnelles), mais tout d’abord par l’abandon des valeurs nationalistes et séparatrices que l’on nous a inculqué et que l’on nous inculque tous les jours dans les médias)

        Aurélien


        • aurelien (---.---.49.214) 27 juin 2006 14:29

          De plus, je ne pense pas qu’un village global aura une église en son centre, comme indiqué sur l’image.

          Bonne journée, Aurélien


        • plo (---.---.66.77) 27 juin 2006 16:26

          oui le village global est un concept creux car il ne prends pas en compte toute les dimmension de la problèmatique de la communication entre les société et les hommes. Effectivement il y a un amalgame entre être spectateur du monde et être acteur et d’être surtout concient d’etre un acteur qui interagit avec les autre et avec son environement, dans des situation de vie réllées,souvent dramatique pour la majorité des habitants de la planete. Il est évident que nombre d’entre nous ne sommes pas pleine ce mode de vie provoque sur nous , donc s’imaginer qu’il suffit que des moyens de communication existent, afin que tout se regle par magie, et qu’emerge le village global, c’est un peu mettre la charrue avant les boeufs ....


          • Nicolas Voisin Nicolas > Nues Blog 27 juin 2006 18:09

            le Village global n’est pas un lieu ;) c’est un instant. A venir ?

            (comm’express, désolé / beau billet)


            • Antoine Diederick (---.---.241.218) 27 juin 2006 18:28

              Interessant votre article.

              Le village global, cela fait combien d’années maintenant que cette expression est utilisée....et est peut être mme éculée.

              Les disques rayés font ils tjrs recettes ?

              Wolton a raison et à mon avis.

              Le « village global » c’est plus un concept qu’une réalité du vécu. C’est surtout un suberbe outil d’idéologie et de propagande qui ne sert pas des « réalités villageoises » smiley)

              Vous parlez dans votre article de l’agression que nous ressentons via les mass-médias. Je pense que c’est réel car en face de situations insoutenables, de scandales un homme normal, une femme normale doivent pouvoir déployer une réponse au stress et à l’agression pour pouvoir être acteur de leurs émotions. Or, le zapping ou l’ordinateur éteint ne gommeront pas la « persistance rétinienne » du spectacle et nous laisseront souvent impuissants.


              • pingouin perplexe (---.---.95.109) 27 juin 2006 19:28

                Votre démarche philosophique est intéressante, en ceci que, par delà une approche volontiers réaliste du champ médiatique, elle met l’accent sur la nécessité de développer une intelligence du possible, et la référence à Lévinas est ici tout à fait féconde.

                Cordialement. Le pingouin


                • nono (---.---.94.25) 28 juin 2006 11:35

                  L’info spectacle... c’est comme le sport spectacle y’a des clients la coupe du monde en est la parfaite illustration....

                  quand on voit l’hysterie qu’a provoqué le match d’hier dans mon quartier... je savais pas que voir des mecs courrir derriere un ballon provoqué autant de plaisir et d’interet...

                  je m’excuse perso je ne trouve aucune source de plaisir dans ce genre de spectacle médiatique.... pas plus que dans l’info spectacle...

                  Mais ce genre de niaserie a encore de beaux jours devant elle si on en juge par le nombre de client....

                  la bidochon attitude....a ses adeptes....


                  • Marc P (---.---.224.225) 28 juin 2006 14:01

                    Encore de bonnes questions et remarques...

                    Il me semble cependant qu’outre un effet media, on connaît un effet contemporain ’dépersonification’ de tous ceux qu’on ne considère pas et qu’on croise tous les jours...

                    Par exemple on réagit ou on ne réagit pas au statut ou à l’absence de sstatut de la personne :

                    au boulot bien des cadres croisent les petits employés en perdant de vue que ce sont des personnes. D’ailleurs que pourraient ils avoir à se dire, et sont ils capables de comprendre ? Le risque est en effet présent de se parler ou manifester un intérêt pour un autre trop différent...ou inégal.

                    En effet, il n’est pas rare, lorsqu’il salut un petit employé, et qu’un autre cadre vient à passer au même moment, qu’un cadre serre la main du petit en regardant comme magnétisé son homologue qui passe, en échangenat un sourire par exemple...

                    un peu comme le regard est attiré par les belles voitures...

                    L’inverse m’étonnerait...

                    Bonne journée

                    Marc P


                    • Laetitia Cohendet (---.---.238.22) 26 octobre 2006 10:45

                      Bonjour,

                      Je m’excuse d’utiliser le biais des commentaires pour vous faire part de ma requête mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen de vous contacter.Je suis étudiante en master information communication à Lyon et je dois réaliser cette année un mémoire de fin d’étude dont le sujet est le journalisme citoyen. Je m’intéresse de près à ce phénomène en tant qu’émergence d’une nouvelle forme de journalisme, peut-être amenée à redéfinir les pratiques professionnelles... J’aimerais beaucoup vous rencontrer pour discuter de votre expérience en tant que « journaliste citoyen », rédigeant sur Agoravox. Accepteriez-vous de me donner un peu de votre temps pour que nous en parlions ? Si votre réponse est positive, donnez-moi vos coordonnées par retour de mail pour que nous puissions éventuellement convenir d’un rendez-vous. Merci d’avance de votre contribution à mon travail. Laetitia Cohendet Etudiante en master communication à l’Université Lumière Lyon 2

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