Le « Manifeste contre le nouvel antisémitisme » : entre dénonciation nécessaire, mais incomplète, et dilettantisme irresponsable
A l'amateurisme premier qui caractérise le « manifeste contre le nouvel antisémitisme » s’y ajoute de plus une grave mécompréhension de l’islam et plus généralement du fait religieux. Mécompréhension dont on est en droit de se demander, après l’analyse que nous proposons, si elle ne procède pas d’un aveuglement volontaire sur l’envenimement de la situation qu’elle est déjà en train de provoquer. Au vu de la gravité des enjeux, il semblait donc irresponsable de publier un tel manifeste, et davantage encore de le laisser sans réponse.
LE « MANIFESTE CONTRE LE NOUVEL ANTISÉMITISME » :
ENTRE DÉNONCIATION NÉCESSAIRE, MAIS INCOMPLÈTE, ET DILETTANTISME IRRESPONSABLE
Un manifeste-pétition contre le « nouvel antisémitisme » initié par un « collectif » assez nébuleux[1] a été publié le 22 avril par Le Parisien-Aujourd’hui en France Dimanche, réunissant les signatures de 266 personnalités très diverses[2]. Il s’agit de dénoncer la montée de l’antisémitisme dans certains milieux musulmans en France et de dénoncer la radicalisation islamiste qui le porterait. Selon le manifeste, cet antisémitisme procéderait directement du Coran en certains de ses versets, et, forts de cette analyse, les signataires en appellent donc à la responsabilité des « autorités théologiques » musulmanes pour juguler cet antisémitisme par la promulgation d’interprétations frappant « d’obsolescence » les versets incriminés, les outrageux « versets antisémites ».
Il suscite de nombreuses réactions, mais aucune, même parmi les plus estimables à mon sens[3], ne développe réellement les raisons de mon atterrement face à l’irresponsabilité d’un tel texte, signé par nombre de personnes dont j’imagine que la plupart ignorent pour l’essentiel le fond du dossier.
Certes, il semble des plus louables de condamner les violences, notamment commises en raison de haine religieuse. Mais avec un sujet aussi explosif que celui-là, il faut savoir faire preuve de tact et d'un minimum de compréhension des tenants et aboutissants. Il n’y a pas mieux, en effet, pour confirmer à bon nombre de musulmans déjà enclins à le penser que l’on est un ennemi rabique de l’islam que de signer un texte expliquant qu'il faudrait toucher au Coran - texte qui compte en islam parmi ce qu’il y a de plus sacré. De plus, c’est ignorer que l’islam est une religion mondiale, et qui a pleinement embrassé la mondialisation. Quelle peut-être l’autorité sur l’islam en France d’un tel manifeste et de ses 266 personnalités signataires françaises alors même que dans nombre de familles musulmanes françaises, on passe dix fois plus de temps branché sur les émissions religieuses du pays d’origine que dans la mosquée du quartier ? Alors même que le gouvernement français semble incapable de parvenir à séparer l’islam en France de ses inféodations et influences étrangères ? Alors même qu’il n’existe pas d’autorités tutélaires de l’islam dans le sunnisme ? Alors même que l’islam est en situation de quasi guerre civile permanente depuis ses origines mêmes ?
A cet amateurisme premier s’ajoute de plus une grave mécompréhension de l’islam et plus généralement du fait religieux. Mécompréhension dont on est en droit de se demander, après l’analyse que nous proposons, si elle ne procède pas d’un aveuglement volontaire sur l’envenimement de la situation qu’elle est déjà en train de provoquer. Au vu de la gravité des enjeux, il semblait donc irresponsable de publier un tel manifeste, et davantage encore de le laisser sans réponse.
La mécompréhension du fait religieux
Cette pétition semble avoir été rédigée par des incultes notoires en matière de religion, dont un en particulier[4], incultes qui semblent imaginer que les motivations religieuses seraient entièrement déterminées par les « textes sacrés ». Certes, on notera qu’on commence enfin de sortir des seules explications socio-économiques et matérialistes à la violence au nom de l’islam, comme le montre ce manifeste, pour considérer aussi les motivations religieuses. Mais c’est pour expliquer que les croyants ne feraient ainsi, en gros, que suivre à la lettre leurs textes comme on suivrait un mode d'emploi, une recette de cuisine ou plutôt les instructions ésotériques d’un vieux grimoire pour réaliser une magie incompréhensible. C’est peut-être ce que, de prime abord, on peut penser des phénomènes religieux au vu de ce qu’affirment certains juifs, certains chrétiens ou certains musulmans (et dans le cas de l’islam, c’est en effet ce qu’affirme l’écrasante majorité des musulmans).
Prendre cependant ces affirmations pour la réalité, c'est se tromper gravement sur la place des textes dans une conscience religieuse, et plus généralement, ne rien (vouloir ?) comprendre à la nature humaine : l’être humain n’est pas un robot piloté par un mode d’emploi, même écrit par Dieu. Il fonctionne par sa psychologie en se projetant dans le futur – c’est d’ailleurs ce qui le distingue de l’animal. L’homme agit en effet selon la vision qu’il se fait de l’avenir : prosaïquement, « je travaille pour gagner de l’argent pour me nourrir et ne pas mourir de faim ». Et de façon plus métaphysique, plus absolue : « je fais ceci, ou je ne fais pas cela, en vue de parvenir au bien absolu que représente le paradis, ou pour me soustraire au mal absolu que représente l’enfer, pour répondre à mes angoisses face au vide existentiel, pour échapper au mal, pour être dans le bien ». On agit premièrement en fonction de ce que l'on a dans le cœur, de ce en quoi on se projette, et donc en fonction de ses espérances, c'est à dire du sens donné à sa propre vie : le paradis, la lutte contre le mal en soi, la lutte contre le mal à l'œuvre dans le monde, la construction d’un monde meilleur, d’un monde libéré du mal, le salut de ses proches, en leur offrant une place au paradis, l’élévation intérieure pour devenir une personne meilleure... Autant d’espérances qui habitent et définissent le sentiment religieux. C’est ce qui fait agir les gens. Ce pourquoi et ce pour quoi, ce en vue de quoi ils agissent. Les textes n'interviennent alors que pour le codifier, pour l'expliciter, pour le traduire en actes : le sentiment religieux est au-dessus des textes, il est premier (exemple : on peut tout à fait être musulman sans rien connaitre du Coran ou de la vie du Prophète Mahomet, ou presque, en s’en faisant une idée préconçue à partir de ses espérances, comme c’est le cas de très nombreux croyants). Retenons aussi que la nature humaine et la psychologie sont les mêmes que l’on soit croyant ou non croyant : c’est le même type d’espérances qui pousse à agir. Elles ne sont simplement pas codifiées et qualifiées de religion chez les non-croyants, mais tout cela revient exactement au même, nous y reviendrons.
La mécompréhension de l’islam
Dès lors, si l'on veut vraiment s'attaquer à l'antisémitisme qui peut exister dans les consciences musulmanes, il faut d’abord considérer le sentiment religieux musulman. Quel est le ressort de la foi musulmane ? Dans une tribune publiée par Le Monde, en réaction à ce manifeste, 30 « imams indignés » la définissaient ainsi : « L’islam est d’abord une aspiration spirituelle et une quête de transcendance dans la générosité et l’altérité, et non une idéologie identitariste et politique avec tout ce que cela impliquerait comme revendications sociales, concurrence mémorielle, importation sur notre territoire de conflits géopolitiques, notamment israélo-palestinien »[5]. Mentionner l’islam comme étant premièrement une « aspiration spirituelle » (et donc possiblement aussi, de manière seconde, une « idéologie identitariste et politique, etc. ») est très vrai. Mais cela ne définit pas cette aspiration, cela ne définit pas le sentiment religieux musulman.
Il se trouve que j’ai beaucoup travaillé le sujet ces dernières années, par l’étude des origines de l’islam[6], par le dialogue avec des musulmans de tous types et de toutes extractionss, et par l’étude des travaux de spécialistes de l’islam et de la nature de cette religion. J’ai proposé une synthèse de ce dernier point dans le livre La Laïcité, mère porteuse de l’islam ?[7], écrit avec le P. Michel Viot. Nous y faisons apparaitre que dans ses fondements, l’islam est l’espérance de parvenir à délivrer le monde de l’emprise du mal, au moyen de la loi divine : il s’agit de soumettre le monde à la loi de Dieu pour que tout lui obéisse et donc que le mal en disparaisse. Il existe aussi en islam des espérances de rédemption personnelle (paradis, et a contrario, enfer), mais ce sont les espérances de salut du monde par des moyens politiques (par l’application d’une loi) qui sont premières et essentielles : l’islam est la solution au mal qui accable le monde et Dieu aurait choisi les musulmans pour ce projet d’éradication du mal. C'est parce que les musulmans se sentent ainsi élevés au-dessus des autres hommes pour porter ce grand œuvre, parce qu'ils se prennent pour « la meilleure des communautés qu'on ait fait surgir parmi les hommes » (S3,110, au sens politique du terme de « communauté » et même au sens tribal[8]) du fait même qu’ils appliquent la loi divine (comme l’explique la suite du verset[9]), parce qu'eux seuls portent le projet d’éradication du mal voulu par Dieu, que l'antisémitisme peut trouver des justifications.
En effet, le projet musulman est exclusiviste, condamnant les juifs et les chrétiens pour n’avoir pas respecté la volonté de Dieu – et condamnant plus largement tous ceux qui ne la respectent pas (les mécréants). Ceux-là, juifs, chrétiens et autres mécréants, ne peuvent donc porter le projet d’éradication du mal voulu par Dieu, et ce faisant s’opposent ainsi par leur seule existence au projet de salut du monde. Ils ne sauraient être assimilés à la communauté de ceux qui portent ce projet. C'est donc d'abord parce que les musulmans se croient différents par nature des juifs (et des autres mécréants), que tous les versets coraniques qui mentionnent les juifs (et les autres mécréants) comme race exécrable, comme ayant encouru la colère de Dieu, comme s’opposant à sa volonté, etc., peuvent être lus et compris au pied de la lettre alors que tant d'autres versets n'ont aucune traduction pratique, et ne sont pas lus et compris au pied de la lettre.
Ainsi, dans les grands principes, il n’y a pas vraiment d’antisémitisme musulman mais une exécration de tout ce qui n’est pas musulman… Laquelle exécration procède des tréfonds de la foi musulmane, et non de versets ou de hadiths concernant spécialement les juifs (ou les chrétiens ou les autres), que l’on invoque pour codifier le traitement particulier qui peut leur être fait. On ne pourra y remédier qu’en contestant au fondement cette prétention de l’islam à diviser le monde en deux natures humaines comprises comme deux catégories politiques : les croyants membres de l’oumma, la communauté musulmane, et les autres, les mécréants.
La polarisation de la critique de l’islam sur l’antisémitisme
Cette pétition ignore (volontairement à mon sens) l'opposition de l'islam à tous les mécréants : certes les juifs, mais aussi les chrétiens[10] et tous les autres. Ce faisant, elle tend à polariser la violence musulmane au seul cas des juifs, quand bien même y est-il rappelé, à bon escient, que le « châtiment » islamique concerne les juifs, les chrétiens et les incroyants.
Dès lors, en passant tout au filtre de cette opposition juifs-musulmans, on renvoie de fait, de façon plus ou moins subliminale au point majeur de fixation de cette opposition, c’est-à-dire au conflit israélo-palestinien (les « imams indignés » n’ont pas manqué d’y faire référence…). Il constitue une sorte d’angle mort de cette pétition, jamais évoqué alors même qu’il renferme quelques-unes des clés de compréhension du « nouvel antisémitisme » qu’a sécrété un certain islam. De fait, en procédant à une telle impasse, et en ramenant les violences antijuives qui se sont produites en France, les morts, les tortures, les attentats à un antisémitisme pavlovien résultant d’une application mécanique des textes sacrés, on en blanchirait presque Israël de ses responsabilités là-bas, et l’on chargerait à bon compte les Palestiniens : ce serait leur seule religion musulmane (pour les 95% de musulmans palestiniens) qui commanderait leur opposition aux Israéliens, ramenée à la seule dimension d’un antisémitisme coranique. Certes, il y a des motivations religieuses chez la partie palestinienne, mais pas que, loin de là... Et de plus, les Israéliens ont surjoué exprès ces motivations religieuses en soutenant dans les années 80-90 la montée de l’islamisme du Hamas contre l'OLP (laquelle était alors aconfessionnelle) pour diviser la résistance palestinienne, diaboliser l'opposition à la politique de colonisation et moraliser le conflit dans l’opinion publique (Israël = bien, Palestinien = mal).
Ainsi, dans l'histoire de l'islam à partir des Omeyyades, les juifs n'ont pas été spécialement plus maltraités que les chrétiens. Et certainement moins que ceux que les musulmans assimilaient à des polythéistes n’appartenant pas aux « religions du Livre », selon leur vocable. Au contraire, de nombreux juifs ont même prospéré sous l'empire des califes et des sultans, retrouvant en islam le même type d'univers mental que celui du judaïsme rabbinique. C'est la fondation d'Israël qui a changé la donne en islam, laquelle est vue par beaucoup comme une forme d'humiliation de l'islam par « les juifs », et plus largement par l'Occident. Citons ici La Laïcité, mère porteuse de l'islam ? :
« On se voit donc toujours, en tant que musulman, comme humilié par l’Occident triomphant, aujourd’hui comme du temps des empires anglais et français. Dans le grand jeu géopolitique et financier, celui-ci fait plus que jamais la course en tête, écrasant les armées des musulmans par son avance technologique plus encore qu’au temps des conquêtes coloniales. Les défaites répétées subies face à Israël (1967, 1973, 1982), petit pays parti de rien et qui a, lui, réussi à se faire sa place dans ce grand jeu, enveniment considérablement cet état d’esprit. Non seulement sa création est vue par beaucoup comme une aberration au regard du sens de l’Histoire instillé par l’islam dans les consciences, une nouvelle agression au cœur de ce que les musulmans croient être la « terre d’islam », inaliénable puisque donnée par Dieu. Mais son développement révèle aussi par contraste les échecs, les retards voire les incapacités du monde musulman dans son ensemble à enfourcher le train de la modernité et à répondre aux aspirations de ses populations. Ils n’en accélèrent que davantage la course au « vrai islam », le seul qui pourra enfin « libérer » les musulmans, comme l’illustraient les déclarations d’Ahmed Ben Bella[11]. La « sur-islamisation » du nationalisme palestinien, à l’origine un mouvement arabe et transreligieux (Georges Habache, un des fondateurs de l’OLP, était chrétien) illustre ici particulièrement combien le sentiment de rage et d’impuissance de beaucoup de musulmans a pu trouver à s’exprimer dans l’islam. »[12]
On a connu exactement le même type de phénomène avec l’établissement des Occidentaux et du royaume franc au Proche Orient, lors des croisades : il a déclenché en réaction une unification d’une communauté musulmane très divisée sous une même bannière pour chasser les intrus hors de la « terre d’islam ». Aujourd’hui, pris dans la logique idéologique de l'islam, c'est ainsi aussi que tant de musulmans en rajoutent dans leur détestation d'Israel, leur focalisation sur la situation des Palestiniens, voire leur identification de l'ensemble des juifs aux forces qui oppressent les Palestiniens, qui s'opposeraient à la marche de l'Histoire voulant que l'islam s'installe sur la terre entière, et donc qui s'opposeraient à l'islam lui-même. Forces que le Coran identifie au diable lui-même... : « Les croyants combattent [à mort, selon le sens arabe du mot] dans le sentier de Dieu, et ceux qui mécroient combattent [à mort] dans le sentier du Tagut [le sentier des fausses divinités, de la transgression]. Eh bien, combattez [à mort] les alliés du Diable » (S4,176).
On ne peut donc pas comprendre ce « nouvel antisémitisme » musulman, forme particulière de « l'anti-mécréance » tous azimuts de l'islam, sans la relier à la logique idéologique globale de l'islam. Et donc, faire signer des pétitions occultant cette dimension idéologique, la ramenant à un antisémitisme que l'on dit être motivé par la seule lecture du texte coranique, c'est au mieux engager les gens dans des démarches inefficaces, qui pensent venir à bout des problèmes en traitant les effets sans considérer les causes. C’est ignorer les autres victimes, musulmanes, yézidis, et chrétiennes notamment, qui souffrent en très grand nombre et en silence (on comptait ainsi 20% de chrétiens dans les limites de la Turquie au XIXe siècle, pour 0,2% aujourd’hui). Et au pire, c'est envenimer encore la situation en faisant le jeu des islamistes, en ramenant de force tous les juifs dans le schéma idéologique de l'islam.
« L’antisémitisme catholique » à la rescousse
L’ignorance crasse de la réalité du phénomène religieux est particulièrement illustrée par la bêtise (malveillante ?) du passage mentionnant la foi catholique, prétendant que des « autorités théologiques » auraient frappé d'obsolescence « les incohérences de la Bible et l’antisémite catholique [? ??] aboli par Vatican II ». Par « antisémite catholique », j'imagine qu'il faut comprendre « dogme catholique antisémite » (comme indiqué par une relation a qui avait été transmis une première mouture du texte), ou bien peut-être l’oxymore d’un « antisémitisme catholique », et qu’il ne s’agit là que d'une bête omission.
Toutefois, à ce niveau, lorsqu’on traite d’un sujet aussi grave et pesant, une erreur aussi grossière, et laissée sans correction jusqu'à présent (tout du moins sur le site web du Parisien) est assez représentative du niveau général d'inculture religieuse des rédacteurs de cette pétition et du peu de considération qu’ils éprouvent pour les religions (à se demander s'ils n'en auraient pas profité pour en rajouter dans la calomnie antichrétienne). La foi catholique n'a en effet jamais été antisémite. Jamais les juifs n’y ont été condamnés en tant que race ou que peuple, à cause de leur appartenance à un peuple ou une race. De plus, Jésus était de race juive, toute l'Eglise première était de race juive, et le peuple juif est devenu chrétien aux premiers siècles dans sa grande majorité sans rien renier de sa judéité car toute la foi catholique est enracinée dans l'histoire du peuple juif et dans sa tradition religieuse préchrétienne (l'Ancien Testament). Il n'y a pas d'antisémitisme doctrinal dans la foi catholique et il n'y en a jamais eu. Il y a en revanche, implicitement et explicitement, une condamnation de la foi juive postchrétienne (judaïsme rabbinique) comme fausse et stérile, et même comme voie de damnation, au sens très particulier où elle refuse le Christ jusqu’à présent – c’est la même condamnation, spirituelle, que celle de toutes les autres religions et tous les autres systèmes qui refusent le Christ.
On est ainsi fondé à questionner les motivations profondes et la vision du monde portées par les rédacteurs du manifeste, donneurs et ordonnateurs d’une morale supérieure dont ils se gardent bien d’expliciter les fondements. Ils semblent se positionner ainsi au-dessus des religions, qui devraient obéir à leurs commandements, se positionner donc au-dessus des mécaniques psychologiques que nous avons décrites, et ainsi, se positionner au-dessus des croyants, comme s’ils participaient d’une autre nature humaine, d’une nature supérieure. C’est exactement l’attitude des laïcistes que nous avions pu détailler, Michel Viot et moi, dans notre livre sur les rapports entre la Laïcité et l’islam[13]. Nous en avions conclu que le progressisme matérialiste qui s’est imposé en France à partir de la Révolution française, et partout depuis dans le monde, porte l’islam comme une mère porteuse couve l’enfant d’une autre pour en tirer profit : la logique libérale, et particulièrement sa version française dont la Laïcité constitue l’habillage spirituel, entretient un étrange rapport d’amour-haine avec l’islam, facilitant son implantation au nom de valeurs morales progressistes, ou d’intérêts très matériels, et jouant au niveau mondial sur les forces de l’islam. Elle a déclenché par ricochet un phénomène de réislamisation, de « sur-islamisation » et de séparatisme chez les jeunes générations musulmanes en Occident. Phénomène complexe, mobilisant des inerties et des dynamiques historiques séculaires, s’appuyant sur des logiques de pouvoir, des logiques idéologiques et celles de grands intérêts géopolitiques qu’il serait impossible de résumer ici. Je renvoie le lecteur aux explications détaillées proposées dans le livre La Laïcité, mère porteuse de l’islam ? Je peux cependant en livrer ici un aperçu en citant quelques-unes des raisons de cette « sur-islamisation » de réaction à l’Occident, et de ce séparatisme procédant de la consumation du divorce entre musulmans et forces du progressisme matérialiste. Ces forces ont fait miroiter aux musulmans une liberté religieuse qui ne peut in fine leur être réellement offerte sous peine de détruire l’Occident. Les musulmans ont ainsi le sentiment d’une profonde injustice, d’avoir été trompés, et d’être maltraités au gré des vicissitudes d’une double éthique, d’un deux poids-deux mesures qui nourrit leur ressentiment et le sentiment victimaire déjà si profond en islam.
- « L’islam ne se considère pas comme « une religion », mais comme la seule religion naturelle »[14], la seule religion acceptable par Dieu (judaïsme et christianisme n’étant que tolérés jusqu’à leur éradication finale, à l’accomplissement des temps). Et qui plus est, l’islam se conçoit comme religion totale et totalitaire, celle des corps et des esprits, celle des personnes, de l’État et de la société. Or la logique libérale, sous ses apparences trompeuses de tolérance, procède d’un totalitarisme qui ne peut supporter la concurrence… Déclenchant ainsi de puissantes réactions de rejet des musulmans qui se sentent floués et manipulés, ne voulant plus faire le jeu d’un progressisme occidental qui, en vérité, les méprise en tant que religieux appartenant encore aux « âges obscurs ».
- « Le sens même du mot de religion en islam (dîn) n’est pas celui qu’il recouvre dans les sociétés pétries de christianisme. Dans celles-ci, il désigne d’abord l’assentiment de la raison aux dogmes, la croyance personnelle fruit de la liberté des consciences, et de là, une pratique individuelle ou collective. En islam, le dîn est une « justice » au sens biblique, c’est l’éthique du musulman, la somme des comportements ordonnés par les commandements de Dieu : la croyance (…) et plus généralement, l’application de toute la loi de Dieu, jusqu’à l’obligation d’islamiser le monde entier »[15]. Comment l’islam pourrait-il donc se fondre dans un relativisme occidental qui lui est absolument étranger, alors même que celui-ci, en se constituant comme injonction dictatoriale[16], s’oppose directement à lui ?
Deux poids et deux mesures
Ce sentiment musulman d’être victime d’une double éthique est encore aggravé par la mention des « incohérences de la Bible » qui auraient été frappées d'obsolescence par des « autorités théologiques ». Au-delà de l’erreur manifeste d’une telle expression (ni les catholiques, ni les juifs n’ont frappé d’obsolescence la Bible), il convient d’être prudent : dans l'esprit de nombreux juifs partisans d'Israël, la seule justification à la fondation de cet Etat est religieuse, manifestée par le texte biblique lui-même, régulièrement invoqué en ce sens par une partie de la classe politique israélienne. Il fonderait selon elle un droit naturel, « divin », des Israéliens à expulser les Palestiniens et à s'installer à leur place.
Comment imaginer alors que sera reçue dans la plupart des milieux musulmans l’injonction à modifier ou à déconsidérer telle ou telle partie du texte sacré coranique au nom de la lutte contre le « nouvel antisémitisme » ? Alors même que cette question de l'antisémitisme procède en fait, comme on l’a vu, directement de la lecture du conflit israélo-palestinien, réalisée certes au travers du prisme idéologique musulman ? Et donc, comment empêcher bon nombre de musulmans de penser que l’on légitimerait d’un côté une lecture littérale de la Bible justifiant Israël et le sionisme tandis que serait condamné le même genre de lecture des textes sacrés de l’islam ? Pourquoi refuserait-on à certains ce qu'on accorde à d'autres ?
Cette façon de poser le problème de la violence antisémite ou antijuive commise par des musulmans revient une fois de plus, dans les faits et dans la conscience musulmane, à un cas pratique de double éthique... Ce qui ne fera que renforcer le phénomène antisémite auquel on prétend s'opposer faute de considérer ses causes réelles.
Concluons : mécompréhension inconsciente ou volontaire de l’islam et du fait religieux, mépris pour les religions, double éthique… Décidément, ce manifeste semble marqué à tout le moins d’un dilettantisme vraiment irresponsable. Certes, comme rappelé précédemment, il faut condamner toute violence, notamment commises en raison de haines religieuses, à l’encontre des juifs comme de quiconque. Mais le faire ainsi ne fera qu’exacerber les oppositions et les conflits. On n’éteint pas un incendie avec du pétrole… A croire donc que serait le but recherché par certains. Pas plus qu’on ne l’éteint avec un verre d’eau.
Car on pourrait tout à fait envisager d’autres initiatives propres à favoriser l’apaisement. Des mesures de bon sens pourraient être envisagées, qui ne sont pas même évoquées dans ce manifeste, à commencer par le simple respect du droit international dans l’affaire israélo-palestinienne. On pourrait aussi mettre en question l’arrimage de la politique étrangère française pour de bien sombres raisons aux intérêts des pires théocraties islamistes (Qatar, Arabie Saoudite), de même que son soutien aux groupes jihadistes (Libye, Syrie, Irak…) ou bien les faveurs exorbitantes accordées en France aux Frères Musulmans, tous procédant des courants les plus régressifs de l’islam. Mais ce serait alors toute une politique poursuivie depuis un siècle au moins qu’il faudrait remettre en cause, au risque de fâcher les énormes intérêts géopolitiques et financiers qu’elle sert, comme dénoncé dans La Laïcité, mère porteuse de l’islam ? L’Occident semble de toute façon bien loin de s’engager dans ce type de démarche, tout à fait envisageable au demeurant. La Russie le fait bien, elle qui, de façon cohérente, accompagne un processus de condamnation du salafo-wahhabisme par les musulmans eux-mêmes (cf. le « Congrès de Grozny » de l’été 2016).
Sera-t-il plus facile aux Occidentaux et aux musulmans de prendre du recul critique et de mettre en question les idéologies qui les gouvernent, tant sur le plan collectif que personnel ? C’est-à-dire considérer d’une part les causes réelles de ce « nouvel antisémitisme » en questionnant le sens et la pertinence de cette exécration islamique des mécréants – et considérer également qu’il n’y a pas de nature humaine supérieure, pas d’illuminés ni d’obscurantistes, pas d’élus ni de réprouvés, pas d’avant-garde ni d’arrière-garde, mais que nous appartenons tous à la même humanité, et que, pour reprendre la formule de Martin Luther King, « nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, faute de quoi nous allons mourir tous ensemble comme des idiots ». Bien plus que tous ces manifestes irresponsables, voilà à mon sens une vraie clé de réflexion, de dialogue et d’avenir pour désamorcer les guerres qui se préparent.
La Laïcité, mère porteuse de l’islam ?
Père Michel Viot (blog) & Odon Lafontaine (Olaf)
Editions Les Unpertinents - Saint Léger, 2017
Format 160 x 240 – 280 pages – sur papier velours 80 grs – 20 € TTC prix public
www.facebook.com/lalaicitemereporteusedelislam
http://saintlegerproductions.fr/commandes/web/?view=product&lang=fr_FR&product_id=267
[1] Est mise cependant en avant l'initiative et le rôle moteur de Philippe Val, qui aurait rédigé ledit manifeste
[2] http://www.leparisien.fr/societe/manifeste-contre-le-nouvel-antisemitisme-21-04-2018-7676787.php
[3] Citons Ivan Rioufol http://blog.lefigaro.fr/rioufol/2018/04/antisemitisme-musulman-les-yeu.html ou bien encore
[4] Philippe Val en premier lieu, lequel ne s’en est jamais caché vu que ses compétences en la matière semblent se résumer à la ligne Charlie Hebdo, journal où il a officié entre 1992 et 2009 comme rédacteur en chef puis comme directeur de la publication
[5] http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/04/24/nous-imams-indignes-sommes-prets-a-nous-mettre-au-service-de-notre-pays_5289649_3232.html (Le Monde du 24 avril 2018)
[6] Cf. le travail de synthèse Le Grand Secret de l’Islam – http://legrandsecretdelislam.com
[7] P. Michel Viot et Odon Lafontaine, La Laïcité, mère porteuse de l’islam ?, Editions Saint Léger-Les Unpertinents, mai 2017
[8] « Communauté » est une traduction du mot d’oumma, du mot « umm », la mère ; on peut aussi le rendre par clan, tribu ou nation
[9] S3,110 : « Vous êtes la meilleure communauté [oumma], qu’on ait fait surgir pour les hommes. Vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez en Dieu. Si les gens du Livre [Juifs et chrétiens selon l’exégèse traditionnelle musulmane] croyaient, ce serait meilleur pour eux, il y en a qui ont la foi, mais la plupart d’entre eux sont des pervers. »
[10] Lesquels chrétiens paient aussi leur tribut (assassinat du Père Hamel, provocations et profanations qui se multiplient ces derniers temps en France), et l’ont largement payé au cours de l’histoire (cf. les persécutions terribles dont sont victimes les chrétiens en terre d’islam depuis des siècles et jusqu’à très récemment).
[11] Ben Bella, premier président de l'Algérie indépendant déclarait en 1980 : « Plus que l’arabisme, c’est l‘islamisme qui offre le cadre le plus satisfaisant, non seulement parce qu’il est plus large et donc plus efficace, mais aussi et surtout parce que le concept culturel, le fait de civilisation, doit commander tout le reste (…) C’est l’islamisme qui offre les meilleures chances d’une libération réelle. » (Le Monde du 4 décembre 1980)
[12] La Laïcité, mère porteuse de l’islam, op. cit p.234
[13] La Laïcité, mère porteuse de l’islam, op. cit. Nous y mentionnions p. 92 la déclaration du député Armand-Gaston Camus, le 31 mai 1790 lors des débats qui menèrent à la constitution civile du clergé : « Nous sommes une convention nationale ; nous avons assurément le pouvoir de changer la religion mais nous ne le ferons pas » (Réimpression de l'ancien Moniteur : depuis la réunion des États-généraux jusqu'au Consulat, A. Ray, Au Bureau Central, Paris, 1843, p.515)
[14] La Laïcité, mère porteuse de l’islam, op. cit p.22
[15] La Laïcité, mère porteuse de l’islam, op. cit p.23
[16] Selon le mot de Benoit XVI : « Nous nous dirigeons vers une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien pour certain et qui a pour but le plus élevé son propre ego et ses propres désirs » (Homélie lors du Conclave de 2005)
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