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Accueil du site > Tribune Libre > Le bug, outil de « résilience » ou de résistance ?
#24 des Tendances

Le bug, outil de « résilience » ou de résistance ?

Le techno-libéralisme promettait de nous « libérer » par une « prise en charge » des tâches ennuyeuses et répétitives dans un monde magique présumé fonctionner tout seul. Comme dit la pub : « ça marche, c’est tout » - avec la vision du monde hégémonique qui va avec... Et « ça » se paye par une « perte totale d’autonomie, avec une dépendance complète » aux petites « lampes magiques » des nouvelles technologies – et aux intérêts des entreprises de l’industrie numérique, rappelle Marcello Vitali-Rosati. Le philosophe interroge ce fait civilisationnel total générant une « délégation généralisée des choix politiques, éthiques, culturels et sociaux à des opérateurs privés » et invite à déroger à un « impératif fonctionnel » pour le moins sacrificiel...

 

« Le numérique » innerve la société de partout et fait peser sur nos existences un techno-parasitisme de plus en plus oppressant qui démultiplie les tâches fastidieuses que précisément il prétendait nous épargner. Les protocoles de guidage automatisé et autres taylorismes machiniques assistés qu’il impose à nos pratiques et conduites aboutiront-ils à la « mise au ban de l’humain » ?

Spécialiste des questions relatives aux technologies numériques, Marcello Vitali-Rosati rappelle que l’individu « posthumaniste » ne naît pas « rationnel » : il le devient par un long apprentissage et une « soumission progressive à l’impératif fonctionnel auquel chacun est exposé de façon continue  ». Jusqu’à ce vertigineux processus de dissolution de la réalité dans le « modèle représentationnel » d’une société d’aliénation enjoignant à chacun d’être « compétitif » ou « performant » dans une guerre hallucinée de chacun contre tous ?

Si les gadgets connectés de la postmodernité hyperindustrielle promettent d’exaucer « le moindre de nos désirs sans que nous ayons même besoin de les formuler » (et surtout ceux que nous n’avons pas formulés...), aucun bon génie ne sort de leur « lampe magique ». Surtout pas celui qui nous proposerait d’apprendre l’art de la magie – « il faut que ça soit simple et intuitif » clôt la question à ne surtout pas poser...

En somme, le génie de la lampe « cache dans l’opacité d’une boîte fermée (...) une série de choix théoriques, de visions du monde, de valeurs  » qu’il est interdit d’interroger. Il escamote les fichiers de configuration en une fallacieuse rhétorique de l’immatérialité survendue par l’industrie numérique comme une « délivrance de tout ce qui est matériel » - en occultant les guerres géostratégiques pour les matières premières et les ressources qui vont avec...

 

L’immatériel : une « dynamique de dissimulation »

 

Depuis l’origine de la cybernétique, il s’agit bien de brancher et de débrancher des câbles dans des prises fixées à des murs pour que l’Homo connecticus puisse « archiver » ses « données » dans le « cloud ». Mais les bonnes « connexions » et les jolis nuages du cyberspace nécessitent un lieu physique « où passent de gros câbles de réseau » et d’énormes infrastructures implantées sur des territoires pris au vivant... Sans oublier les petites mains qui s’y emploient – depuis celles des premières opératrices des computers jusqu’à celles des geeks « optimisés » de ce temps... Ce qui suppose l’hybridation de bâtiments, de locaux, d’agencements, de câblages, de protocoles, de « formats » et logiciels permettant « videoconférences » et autres modes de téléprésence au monde – en « distanciel », bien sûr...

Même satellitaires, les connexions consument quantité d’énergie et de matières premières. Mais toute cette matière consumée ne semble pas digne d’entrer dans « le champ d’un questionnement éthique »...

Le philosophe en appelle au bug, « un petit ver qui s’introduit dans le système et en empêche le fonctionnement correct ». C’est le « démon » qui bloquait Socrate invité à une soirée et l’empêchant de s’y rendre – si ses contemporains ont perdu un invité, l’humanité a gagné un philosophe... Ainsi, les bugs en informatique « bloquent le cours normal des choses, interrompent l’action sur le point d’être produite par l’algorithme  », détruisent le « bon » fonctionnement - et questionnent même l’idée de progrès, rien qu’en interrompant le flux de l’impératif fonctionnel... Ils permettent « l’émergence d’une conscience puis d’une pensée critique ainsi que le développement d’une véritable « littératie numérique  ». Le dysfonctionnement qu’ils induisent pourrait bien être saisi comme « point de départ » vers d’autres visions du monde et d’autres manières de penser allant « au-delà des possibilités étriquées que tout environnement numérique propose »...

Ainsi, le dernier gadget en vogue ne saurait plus être considéré comme participant à l’amélioration de la condition humaine mais, bien au contraire, comme « vecteur de mort » activé par l’aveuglement technolâtre... La « perte de temps » qu’induisent les bugs ne pourrait-elle pas être vécue comme « la seule solution de résistance possible devant l’injonction à être productif, rapide, efficace  » tout en nous laissant déposséder de nos données comme de notre réalité irréductible ?

 

L’habitabilité du numérique

 

Le concept d’espace est-il le bon pour « penser l’habitabilité du numérique » ? Celui-ci doit-il être considéré comme notre « espace principal de vie » ? Justement, il n’est pas habitable – « car on ne peut pas, en réalité, habiter l’espace : on le traverse, on le parcourt pour relier des lieux différents et les uniformiser en échangeant des marchandises  »...

Marcello Vitali-Rosati semble fonder de grandes espérances sur « le mouvement du libre », avec une machine n’utilisant aucune « technologie propriétaire ». Sans envisager pour autant de s’affranchir de la Matrice machinique et de l’appareillage qui nous coupe du réel... Le chimère d’un « Internet libre » n’est-elle pas « en ligne » avec une illusion étriquée de « liberté personnelle » dans un monde de limites ?

Le guidage robotisé des affaires humaines ne s’en poursuit pas moins, selon la systématique d’une économie de la donnée qui accapare tous les pans de l’activité humaine dans une prolifération incontrôlable d’artefacts technologiques. L’humain s’en remet plus que jamais à cette instance d’interférence majeure dans ses relations qui le pilote selon les normes d’une télésocialité généralisée sur une surface lisse et pixellisée : l’écran, petit ou grand... Le philosophe est bien conscient de l’ambivalence du « mouvement du libre » sous l’emprise d’un solutionnisme technologique qui dresse notre prison numérique et assèche nos ressources naturelles : « Le problème fondamental de l’économie numérique réside dans le fait que les produits nous sont proposés sans que nous ayons été partie prenante lors de l’identification des besoins  ».

Ne faut-il pas « commencer par s’interroger sur les besoins avant de choisir la technologie la moins coûteuse – en termes de complexité, de ressources, d’énergie, etc. » ? Jusqu’alors, nos addictions au numérique font écran à la conscience d’une évidence véritablement écologique : le déchaînement informationnel contemporain absorbe un quart de l’électricité mondiale pour faire tourner ses infrastructures écocidaires. Le low tech et le minimal computing peuvent-ils améliorer les perspectives de survie d’un Homo connecticus coupé de son écosystème comme de ses fondamentaux, à l’orée d’une ère de pénuries annoncée ?

Les attentes fondamentales de l’humain ne sont certes pas d’être « en ligne » avec les logiques utilitaristes et autoritaristes d’une société industrielle connectée pour générer des cycles continus de rotation du capital. Encore faudrait-il avoir conscience d’une liberté et d’une dignité à défendre voire d’un affront à ce qui nous fonde. Encore faudrait-il l’exercer, cette conscience, en refusant l’habitude délétère de s’en remettre à des relations pixelisées ou à un encadrement automatisé des conduites au service de finalités marchandes et normatives. Encore faudrait-il cesser de consentir à l’expropriation de la « puissance proprement humaine qui nous constitue » (Eric Sadin) en manifestant notre refus d’un modèle techno-économique instaurant la marchandisation intégrale d’une non-vie numérisée. Une vie digne et décente ne peut que partir d’un refus résolu de l’insoutenable pour renouer avec notre condition présumée « naturelle » et réintégrer un « bien commun » extorqué par un mauvais tour de « magie » technicienne ou de passe-passe hallucinatoire...

Il s’agit bien de captation du bien commun selon la systématique d’une machinerie ordonnatrice de nos destinées. Un contre-imaginaire et des contre-discours témoignant d’une « nature humaine irréductible » peuvent-ils émerger de cette contrôlocratie machinique dont l’emballement précipite l’effondrement civilisationnel et écologique ?

Pour reprendre pied dans un « monde commun » et affirmer l’inappropriable, il faudrait prendre conscience d’une continuité historique des premières machines à vapeur et à tisser imposé aux populations d’alors jusqu’au dernier gadget connecté infligé à nos contemporains au prétexte leur « simplifier la vie »...

Aventuriers, géographes savants et autres explorateurs de l’Antiquité se lançaient à la découverte du monde sur la foi de l’Odyssée du présumé Homère. Ils partageaient avec ce texte une communion de vision du monde en revendiquent « l’autopsie », c’est-à-dire le fait de voir les choses par eux-mêmes, plutôt que de s’en remettre au calcul ou à une « modélisation... Quelle vision partageons-nous dans une dissociété atomisée en voie d’effondrement accéléré ?

Le bon génie surgit d’un dysfonctionnement du système technicien. Le bug fissure le miroir de la servitude volontaire et suspend la mise sous écrou numérique du vivant – pour peu qu’on le vive comme une invitation à ne pas perdre davantage de temps à chercher « comment fonctionne » la machinerie de moins en moins compensatrice et de plus en plus aliénante voire oppressive...

Notre espèce, issue de simiens arboricoles, s’est laissé abstraire d’elle-même par une insidieuse « virtualisation » de sa réalité irréductible. Son présumé libre arbitre lui laisserait ce choix : moduler sa propre « évolution » ou subir son anéantissement par le tout-numérique en consentant à son hybridation avec la mega-machine et sa mise en circuits imprimés.

Une véritable sobriété énergétique réduisant notre dépendance aux multinationales serait la première urgence permettant de recréer les conditions d’une véritable communauté humaine. Celle-ci pourrait alors reprendre espaces, techniques et moyens de subsistance à la fabrique du désastre et du Rien qui se répand comme un virus. Et si « perdre son temps », ce serait tout simplement lever les yeux de l’écran pour reprendre le fil d’une vie fondamentalement inadaptée à une société d’aliénation comme on reprendrait le dessin de la tapisserie de l’univers à l’endroit ?

Marcello Vitali-Rosati, Eloge du bug – être libre à l’époque du numérique, Zones, 206 pages, 20 euros


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1 réactions à cet article    


  • lephénix lephénix 27 juin 23:14

    @zygzornifle

    nous « aider » à nous déposséder ?

    (le commentaire a « mystérieusement » disparu dans le trou noir du cybermonde...)

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