La pensée plombée
La période nous plombe dans l'impossible pensée.
Plus rien ne nous concerne. On est là à regarder, s'indigner ou rire, se plaindre ou accuser ; mais tout est si petit, moralisateur plutôt que moral et la justice est frustrante qui n'assouvit pas le désir de vengeance.
La dictature des puissants a gagné ; soumettre n'est pas seulement faire adhérer mais réduire à l'impuissance.
La part vivante du peuple aguerrie depuis des siècles aux aléas sans signifiance, se replie et tente encore de se réjouir de ce qui reste. La laideur depuis toujours la précède, et l'injustice, la maladie la mort. Peu de chose fut acquis et jamais le pouvoir. Ainsi l'atavisme, ce fatalisme, se contentent de ce qu'il y a, l'espérance fut toujours « d'un peu mieux » et les rêves utopistes ne fleurissent que dans les cerveaux vacants.
Le grand schisme, c'est la classe moyenne, ce peuple qui en un petit siècle a perdu ses racines, donc ses repères, mais ses désespérances et qui n'a pas atteint, pour la majorité, la perversion ou la sagesse du pouvoir. Mais qu'une minorité l'ait fait, cela déstabilise ; nos rois ne sont plus rois de droit divin, ils sont issus de nous et pourtant ils sont rois. Qu'ils soient en politique, dans l'art ou dans le sport, ils sont issus de nous puis sont devenus autres, plus qu'étrangers, autres. Les bons élèves de l'école ou du système se sont hissés puis reproduits. Il n'a pas fallu longtemps pour encombrer la brèche, et, perdus au passage les fondements !
Que tous veuillent vivre comme un roi, manger comme lui, se vêtir, se montrer, cela fait des dégâts. L'atavisme de la soumission coexiste avec le désir de revanche.
La force de la culture populaire devait être bien précaire qui céda aux promesses, aux chimères. Sa langue, son accent, son lexique riche d'images mais qui ne désignait que des choses ordinaires, devinrent honteux, s'en défaire vite était grandir et leur reniement une libération.
Liberté, liberté chérie
Tous briguaient l'oisiveté des rentiers, certains y mirent tous leurs efforts, oublieux du sort de ceux à leur service car la richesse est avant tout le personnel domestique pour ne pas dire domestiqué que l'on répugne à payer correctement ; a dû s'insinuer de manière perfide que l'honneur de servir un roi- même un roitelet- était déjà en soi une distinction.
Mais les royaumes qu'ils trouvèrent furent nombreux, concurrents mais inégaux. On s'en contente ! Au fil du chemin parcouru et de la tension dans ce but, les enfants s'élevèrent et, jusqu'à il y a peu, dépassant père et mère, se hissèrent jusqu'au faîte du pouvoir.
Je me souviens, on me donnait en exemple le fils unique de mon prof de dessin, qui était devenu polytechnicien ; il y avait là une grande admiration plus qu'une envie ; ces exceptions furent montrées comme des possibles accessibles à tout volontaires. Dans le même temps, les enfants de ceux qui l'étaient déjà n'eurent aucun souci de carrière.
Jusqu'à un certain point- de rupture, disons fin XXe siècle- le progrès était patent ; sans la désolante désaffection des valeurs populaires, il aurait pu être bénéfique à tous.
Tout ceci a été déjà étudié par le menu mais guère d'études sont arrivées au constat de l'ineptie du résultat. Qu'il manque un seul élément au progrès, et il devient pervers. Celui-ci est, essentiellement, le reniement.
Certes les sociétés évoluent, changent et se transforment mais les humains désormais, ceux qui les fondent ou les accompagnent, n'ont plus de naturel que ce vieil adage : la nature a horreur du vide !
Quand on court, quand on dépasse le moment de torture infligée à son corps, celui-ci, pour se défendre, sécrète des substances qui offrent la récompense : la drogue. Celles-ci anesthésient puis donnent au cerveau qui diffuse, le message d'une réelle jouissance, inscrit un besoin de plus en plus pressant, de moins en moins satisfaisant et qui devient, hélas, le moteur de nos rythmes.
À n'être pas drogué de cette drogue là, on s'exclut.
Mais au bout de la course, il n'y a que trois podiums !
À l'arrivée du spermatozoïde « élu », des milliers meurent ; à la graine qui germe, des milliers se dessèchent ; la nature est pourtant là toute entière, effacée, déniée par l'homme et sa raison qui semblent n'y rien pouvoir.
Dans ce mouvement effréné, absurde, bien obsolètes sont les luttes calquées sur celles du temps passé.
La nature n'a pas de remords ni compassion et l'on arrive à ce paradoxe d'un humain qui vante sa raison, sa supériorité et son intelligence tandis que les lois naturelles le submergent. Les perdants ont toujours tort, mais plus ils sont nombreux à perdre, moins on s'en inquiète. Parmi eux ceux qui restent en manque flagrant de « leur dose » n'ont plus recours à rien ; il n'y a pas d'antidote ni de substitut valables à la drogue, celle-ci n'induit qu'une spirale infernale et à l'erreur d'aiguillage, la catastrophe est forcément au rendez-vous ; qu'ils insistent ou qu'ils renoncent, le clash est programmé.
L'atavisme premier de toute espèce est la soumission : on se soumet à ce contre quoi on ne peut rien ; cela ne veut pas dire « dormir » mais s'adapter aux données qui sont les nôtres ; notre liberté tient dans la connaissance de ces limites et dans notre responsabilité si on les repousse. Le peuple humain est donc, comme toute espèce vivante, adaptée depuis toujours à cette acceptation. L'adaptation ne peut jamais passer par le refus, ou la révolte contre ces données , leur dépassement est un travail long qui ne tient sa persévérance qu'à la nécessité. Or le contemporain, soudain poussé par une folle arrogance, perd sa responsabilité en se ruant sur ce mirage. Plus de limites.
La pensée qui depuis toujours accompagne l'être, n'y a plus de place, elle qui doit d'abord apprendre et connaître les sagesses du passé avant de les interpréter pour un avenir meilleur.
La vitesse comme un étourdissement, le mirage comme un possible, sont les hallucinations dues seulement à cette drogue, seule capable de nous aveugler sur le résultat, pourtant connu : la chute !
Il ne resterait donc en piste, en vertu de ce constat, que deux catégories :
-
les irresponsables qui s'octroient le pouvoir absolu, qui ont négligé leurs responsabilités et qui repoussent aussi loin que possible les limites, impunément. Ils sont puissants qui induisent et infusent l'idée d'une évidence. Ils ont dépassé la décence, et ce au point d'en faire disparaître jusqu'à la signification même. Leur reniement, au fil des générations, de leurs origines, leur culture, les amène à aller au-delà de toute survivance possible de leurs exagérations.
-
Les soumis, qui acceptent et obéissent, ayant gardé en eux cet atavisme ; classe intermédiaire oublieuse de l'espèce, de ses lois qui pourtant les régissent, et qui briguent, dans une course forcée, le podium qu'ils n'ont aucune chance d'atteindre, n'en ayant ni la chance ni le tempérament.
Elles sont les deux pôles responsables de notre perte.
Mais à tous les étages on retrouve le même schéma. De la famille au Monde, en passant par l'association, la corporation, la région, bref chaque groupe, quelque soit son importance, et dans le groupe, le sous-groupe : course, rivalité et oubli du sort commun.
Chacun s'y retrouvera, y reconnaîtra son rôle. S'il en a la lucidité.
Les composantes du monde sont aujourd'hui si imbriquées qu'il n'est guère possible – et chacun parmi les déconfits, les naïfs, ceux qui restent sur le carreau, peut s'en rendre compte tous les jours- de trouver les responsables ; le réseau de complices est si sournois et si répandu qu'aucune solution ne peut être trouvée en référence à l'Histoire .
Il n'y a plus de pyramides, il n'y a plus de têtes à couper ! À chaque étage, un entrelacs de dépendances, horizontales et verticales, mais plutôt en regardant vers le haut, et un pouvoir réel, bien qu'usurpé et éphémère, en direction d'un point de l'entrelacs en dessous.
Tout ceci est fort commode pour se dédouaner de toute responsabilité mais fort encombrant pour gravir les marches qui mèneraient au podium !
Bien entendu, les tensions, les querelles intestines, les alliances fragiles, les rôles qui se doivent d'avoir au moins trois faces crédibles, demandent une énergie à plein temps, un cerveau shooté sur l'immédiat, ce qui lui interdit toute anticipation et la belle maîtrise s'usant sur ces aléas et leurs imprévus, rend le monde non seulement confus et intraduisible mais encore précaire, au bord du gouffre.
Le pensée qui demande le calme, encore, malgré les progrès de la science, qui nécessite mémoire et connaissances, s'étiole, soit qu'on ne l'écoute pas soit qu'elle se perde dans le brouhaha ambiant, soit qu'elle n'arrive plus à se former.
La pensée n'est pas l'apanage des penseurs ; chacun doit pouvoir penser sa vie, et le jardinier, celui qui est, oh !, le plus en dépendance de la nature et ses caprices, mais l'artisan qui dépend de la matière qu'il travaille, le professeur, le soignant dont l'objet est vivant, plus que d'autres sûrement, ont le besoin de ce temps.
La pensée est tacitement interdite qui est trop substantiellement subversive. Tout est mis en œuvre pour la plomber.
Quant aux professionnels, ils n'apparaissent que dans les pics remarquables que sont la dénonciation de faits illicites ou obscènes d'indécence : les penseurs plus que jamais sont tus ou bien dévoyés.
Au bout de ce constat, réduits à l'impuissance, le peuple et tous ceux décrits dans la chaîne du pouvoir comme possédant encore ses caractéristiques fondamentales, subissent les débordements de l'irresponsabilité des autres.
Comme il n'y a guère de chance que l'on puisse stopper ce processus, il apparaîtrait sain de lâcher prise, de s'organiser en réseaux de survie pour le jour prochain, fatal, de l'écroulement.
Plus il y aura de lâcher-prise, plus la chute sera rapide. Le pouvoir, comme on le sait, ne s'exerce pas dans le vide.
Inch' Allah …. peut-être en sommes-nous là.
À observer nos combats, nos vindictes, nos oppositions, on voit une énergie folle encagée : on ne se bat plus, on se débat.
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