Guerre secrète : l’élimination du Cdt Bernard Nut
Mardi 15 février 1983, deux agents de la Direction Départementale de l'Equipement découvrent vers 7 heures 40 le corps d'un homme sur une aire de stationnement de la RN 202 à deux cents mètres de l'embranchement conduisant aux gorges du Cians. L'homme est allongé face contre le sol recouvert de neige, et à deux mètres d'une Peugeot 305 immatriculée dans la Seine (75). La victime qui porte des chaussures de ville est vêtue d'un complet de couleur marron, d'une chemise blanche à poignets mousquetaires avec des boutons de manchette gravés d'un aigle bicéphale, et cravaté. L'endroit est à l'écart de la petite commune de Rigaud (Alpes-Maritimes) sise à une soixantaine de kilomètres de Nice. Les deux agents municipaux de préciser que le véhicule était sur le même emplacement la veille vers 20 heures, le conducteur semblant être assoupi sur son volant.
Les gendarmes de Puget-sur-Thenier arrivés sur les lieux se livrent aux premières constatations : réglage des rétroviseurs, des sièges, de la ceinture de sécurité, kilométrage aux compteurs, etc. Plusieurs points attirent leur attention : la clef de contact est en place - le levier de vitesse est enclenché en deuxième - l’autoradio diffuse de la musique - le chauffage fonctionne - le cendrier est rempli de mégots de Gauloise parsemés de quelques Malboro - les trois portes passagers sont verrouillées - le réservoir est vide ! L'automobiliste a-t-il laissé tourné le moteur pour se réchauffer en écoutant de la musique ? Les papiers d’identité découverts sur la victime sont au nom de Bernard Nut, directeur du « bureau d’étude alpine » à Nice. Que vient faire un revolver Smith & Wesson sur la chaussée « à 70 cm de la roue antérieure gauche et à 2 m 20 des pieds », avec deux étuis de 357 magnum et un de 38 spécial, amorces percutées dans le barillet ! Les ogives demeurent introuvables.
Le directeur d'enquête, commissaire principal Jean-Pierre Cariven à Nice, un ancien de la Surveillance du Territoire. Bernard Nut né le 19 avril 1935 a intégré le Service de Documentation Extérieure et de Contre Espionnage le 1er janvier 1967, a intégré le service recherche R2, secteur Afrique (R1 action et R3 documentation et études) et promu au grade de capitaine le 1er juillet 1969. Il a rejoint l’ambassade de France de Dakar le 2 octobre 1969 en qualité d’adjoint de chef de mission sous la couverture d’attaché de presse. L'année suivante il en est le chef de mission. Le 26 juillet 1973 il est de retour en France et chargé de l’instruction du personnel intégrant le service. Fin 1975 il part en mission au Cambodge. Le 1er juillet 1977 il est nommé au grade de commandant. Il est envoyé en mission en Afghanistan envahi par les armées de l’Union soviétique au début de l’année 1980. A son retour le 1er juillet 1980, Nut est nommé chef de mission pour la Côte d'Azur et le Moyen-Orient à Nice. La présence d'une antenne locale sur le territoire national n'a rien d'exceptionnel. Cette « extraterritorialité » est rendue nécessaire tout comme pour les postes diplomatiques ou consulaires à l'étranger. Au mois de juin 1981, le SDECE créé en 1945, devient la Direction Générale de la Sécurité Extérieure, directeur général Pierre Marion. L'Amiral Lacoste lui succède en 1982.
Les premières constatations terminées, une perquisition est diligentée en présence du commissaire Cariven accompagné d'un officier (colonel C.) de sécurité de la DGSE. Ce dernier prélève dans l'attaché-case de la victime tout ce qui relève du Secret-Défense avant que les scellés n'y soient apposés. Idem pour le coffre de son bureau. Un autre coffre, ouvert une semaine plus tard, contient une lettre sur laquelle est inscrit « Consignes personnelles à appliquer en cas de disparition prématurée », et des lettres destinées à une libanaise domiciliée à Paris, parente éloignée d'un homme politique maronite. Une liaison amoureuse entre « Nounous » et Bernard ? De nombreux doutes subsistent sur l'authenticité des lettres que Bernard Nut aurait déposé dans l'armoire-forte quelques jours avant sa mort.
La dépêche de l'Agence France Presse parle de suicide, information reprise par de nombreux journalistes. Bernard Nut est présenté comme un homme fatigué (son adjoint à été muté à Rome) vivant au-dessus de ses moyens, porté sur la bouteille, proche de la retraite alors qu'il a 47 ans, et qu'il aurait fait délivrer à « Nounous », ancienne miss Liban, un passeport de service au nom de Michèle Schneider. Celle-ci dément toute liaison avec son ami Bernard, les enquêteurs notent qu'elle fume des Malboro.
Une information judiciaire est ouverte le 10 mars 1983 pour « assassinat » ; l’enquête ne privilégie ni le suicide ni l'homicide. Bernard Nut domicilié dans le quartier Fabron (ouest de Nice) a quitté son appartement le 14 au matin pour rejoindre son bureau situé à une trentaine de minutes. A 11 h 15 il a dit à sa secrétaire (adjudante) à demain, et il aurait téléphoné vers 20 heures à « Nounous » pour lui dire qu'il serait de retour vers 23 heures. La veille de l'assassinat, celle-ci se serait rendue au consulat d'Italie de Nice pour un voyage en compagnie de Bernard Nut.
L'autopsie précise que l'homme a été tué sur le coup et trois heures après un repas bien arrosé (1,67 gr d'alcool) sans préciser l'heure du décès. Le visage présente des ecchymoses suite à une chute brutale face la première, de préciser que le corps n'a pas été déplacé. Un projectile est entré dans la région occipitale droite et suivi une trajectoire tangentielle à la boîte crânienne avant de ressortir par le haut du front. L'orifice d'entrée présente un dépôt noirâtre et l'absence de trace de poudre sur les cheveux ce qui exclut toute plaie par canon à bout touchant (suicide). Les débris de plomb prélevés dans la blessure sont différents des munitions de son arme - aucune trace de poudre sur la main de la victime. Les analyses précisent que les vêtements présentent des traces d'oxyde de carbone provenant du pot d'échappement d'un véhicule - la braguette est ouverte (a t-il été tué pendant qu'il urinait ?).
Le juge Lasfargue confie l’enquête à l’antenne niçoise de la Direction de la surveillance du territoire en mars 1984. Le commissaire Bernard Aufan qui connaissait personnellement Bernard Nut, d'affirmer que l'officier de la DGSE semblait préoccupé quelques jours avant sa mort. « Il était sur une mission importante liée au Proche-Orient. Il m’avait demandé de lui fournir des moyens techniques qui préfiguraient une rencontre potentiellement dangereuse ». Bernard Nut souhaitait dissimuler une arme sous la colonne de direction de sa 305 (plus facile à extraire que de dégainer dans l'habitacle à côté d'un passager). L'arme, un Derringer (deux coups), ne fut jamais retrouvée. Le colonel Oleg Ionnikoff, ami et ancien collègue de Nut, a rapporté que quatre jours avant sa mort, Bernard lui avait confié après une brève conversation téléphonique : « je suis une grosse affaire qui va faire du bruit ».
Qui a tué Bernard Nut, pourquoi, et qui est le commanditaire ? Plusieurs pistes seront évoquées. La piste soviétique : la veille de l'assassinat du commandant, arrestation à Rome de Victor Pronine, le vice-président d’Aeroflot surpris en se faisant remettre un microfilm. Certaines sources font mention d'un agent double bulgare en lien avec l'attentat contre le Saint-Père. Le 5 avril 1983, la France expulse quarante diplomates, cinq agents commerciaux et deux journalistes soviétiques (affaire Farewel). La coopérative européenne Longo Maï créée dans l'utopie soixante-huitarde et qui occupe 260 hectares à Limans intéresse les SR de la RFA. La visite du consul soviétique de Marseille est pointée du doigt. L'Allemagne accuse-la France d'héberger nombre de Grunen auteurs de violences en RFA et manipulés par le KGB et le GRU résidant en France. Un hebdomadaire titre « Secte ou nid d'espions » en rappelant la proximité du plateau d'Albion, un site de 800 km 2 qui s'étend sur les Alpes de Haute-Provence, la Drôme et le Vaucluse avec dix-huit silos de missiles balistiques stratégiques.
Le bourbier israélo-Libano-arabe. Au mois de mai 1982, Israël envahit le Liban - Le 24, explosion devant l'ambassade de France - Le 23 août Bachir Gemayel est élu président de la République libanaise grâce à l'apport des voix Chiites qui refusent le statut de dhimmitude - La France se porte garante de la sécurité de la Palestine - La Force Internationale des Nations-Unies pour le Liban est sur pied au mois de septembre - Février 1983 voyage de Claude Cheyson au Proche-Orient - Publication du rapport sur les massacres de Sabra et Chatila (septembre 1982) - Réunion de la XVI° session du Conseil National palestinien à Alger en présence de Yasser Arafat - Le 18 avril l'attentat contre l'ambassade américaine (Beyrouth) revendiqué par le Hezbollah fait 69 morts. Parmi les victimes les chefs de poste et adjoints de la CIA de : Chypre, Israël, Jordanie, Liban, Syrie, Turquie venus assister à une réunion de coordination régionale...
Le 23 octobre attaques contre le QG des Marines, 242 morts, et le Drakkar 59 militaires français sont tués. Attentats qui seront revendiqués au nom du Djihad islamique. François Mitterrand donne son feu vert au Service action. Une Jeep contenant 200 kilos d'explosifs est stationnée devant l'ambassade d'Iran. Aucun des deux mouvements d'horlogerie (LIP) ne fonctionne ! La Jeep doit être détruite par un tir de LRAC de 89 mm ! Malchance ou sabotage par des ouvriers de l'usine ayant fabriqué les retardateurs et hostiles à la guerre - des agents pro-arabes appartenant au service et opposés à l'alignement américain ? Le 17 novembre huit Super-Etendard larguent 34 bombes sur une caserne des Gardiens de la Révolution islamique et du Hezbollah située à Cheikh Abdallah près de Baalbek. La position a été évacuée... Le Hezbollah a été averti de l'imminence du raid par un diplomate français proche du ministre des Affaires étrangères !
Trois anciens hauts fonctionnaires ayant appartenu à la DST, Raymond Nart, Jean-François Clair et Michel Guérin, épinglent dans « La DST sur le front de la Guerre froide » plusieurs traitres : « Claude Estier était considéré par la DST comme un agent soviétique ». (...) L'Express : « l'agent " Gilles " ou " Gilbert ", a " été recruté en 1955 par le StB tchécoslovaque puis par le KGB l'année suivante ». Charles Hernu qui fut ministre de la Défense de François Mitterrand : « Il est désormais établi de manière certaine que Charles Hernu a été pendant une partie de sa carrière politique un agent de trois services du bloc de l'Est, à savoir la Bulgarie, la Roumanie, et l'URSS, via le KGB ». (...) L'homme politique a aussi été : « en relation » avec la résidence du KGB à Paris. Hernu était rémunéré 20 000 à 30 000 francs par contact ». Harris Puisais « l'éminence grise » de Pierre Bérégovoy qui fut chargé de mission auprès du ministre des Affaires étrangères, Claude Cheysson, spécialisé dans les rapports avec les pays de l'Est de 1981 à 1984, était « un intime » de Nikolaï Tikhonov, chef du gouvernement soviétique de 1980 à 1985.
Le conflit Irano-irakien ; si la France soutient l'Irak en lui vendant de l'armement, le gouvernement joue double jeu. En 1983 Charles Hernu décide de prêter cinq Super- Étendard équipés de missiles Exocet à Saddam Hussein De 1982 à 1986 Luchaire va exporter illégalement 450 000 obus vers l'Iran, trafic couvert par le ministre de la Défense en personne ! « En 1983, j’avais vu passer les demandes d’exportation bidon d’obus de la société Luchaire pour la Thaïlande et l’Equateur. J’avais émis un avis défavorable… et je n’ai appris que plus tard, à ma grande surprise, que, finalement, le cabinet d’Hernu avait donné son feu vert à ces deux exportations destinées en réalité à l’Iran » (François Heisbourg). Les otages occidentaux en feront les frais tout comme les victimes des attentats de 1984 et 1986 sur le sol français.
Au mois de décembre 1985 le général Imbot, directeur de la DGSE : « Le décès de Nut peut être lié à l’exercice de ses fonctions ». Le 18 septembre 1989, le ministère de la Défense reconnait que le commandant Bernard Nut est mort en service. L'ordonnance de non-lieu de l’instruction pour crime d’assassinat « par préméditation ou guet-apens » est rendue le 1er juillet 1992. Le 24 juin 2022, Maître Francis Spizner, mentionne sur RTL « la quasi-impossibilité de rouvrir le dossier judiciaire ». Le procureur de Nice, Eric de Montgolfier avait déclaré en 2008 : « Même avec des éléments nouveaux, dans la mesure ou passés dix ans, les faits sont prescrits ». Un détail de procédure chagrine. Pour maintenir une procédure ouverte, il suffit à l'approche de la dernière année d'entendre n'importe qui et de lui faire signer un PV. La procédure repart du dernier acte ! Le commandant Bernard Nut ayant été promu au grade de Lieutenant-colonel à titre posthume sans avoir six mois dans le grade, son épouse ne peut en percevoir la pension !
La DGSE va pendant plusieurs mois s'opposer à la publication de la photographie de Bernard Nut, le temps de « décrocher » les sources qui auraient pu avoir été aperçues en sa compagnie. Le militaire a-t-il été tué par un familier, un informateur, un intermédiaire ou a-t-il été attiré dans un traquenard ? Chaque agent est transparent pour le service de sécurité. Tout contact, déplacement ou rencontre se doit d'être consigné. Bernard Nut a-t-il agî en franc-tireur ? peu probable chez un militaire discipliné. Le service a probablement fait de la rétention d'informations le temps d'adopter des contre-mesures et user de rétorsion ; « Nul ne verra, nul ne saura ».
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