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Dans le sillage de Titan Salvage (4/5)

Marty Johnson est mort. Une équipe de renfort est appelée sur place tandis que deux remorqueurs ont entrepris de mettre le Cougar Ace à l'abri dans la mer de Béring. Suite de l'épisode 3.

Mercredi 2 Août. Ile d’Atka, à 365 milles au Sud-Ouest de Dutch Harbor.
 
L’église russe et son cimetière, une trentaine de maisons en bois qu’on dirait enfouies dans les collines herbues bordant la baie, ouverte à Est. Des aigles, posés sur les toits. 95 habitants et 6 voitures dont les clés ne quittent jamais le contact. La vedette Sycamore accoste au port de pêche, parmi les rares chalutiers et caseyeurs. Les Coast Guards rapatrient le corps de Marty Johnson. Ils le conduisent à l’aéroport. Bientôt, un Piper Navajo se pose, roule doucement vers les hommes qui attendent en bout de piste, et s’immobilise devant eux. Une porte s’ouvre. Trois hommes engoncés dans de lourds vêtements d’hiver déboulent sur le tarmac et emboîtent le pas des Coast Guards. Au passage, ils jettent un œil à la housse mortuaire qu’on s’apprête à charger dans l’avion. Les renforts sont arrivés.
 
Phil Reed — l’architecte naval en chef de Titan Salvage — conduit le groupe. Dans les années 90, Reed a été un des premiers à utiliser un logiciel d’architecture navale pour les travaux de sauvetage. A 48 ans, il fait figure de vieux « Geek », chez Titan. Mais Reed n’est pas qu’un hurluberlu de l’informatique. Bien sûr, à chaque intervention, c’est le seul gars que vous verrez crapahuter sur le pont en tous sens, son ordinateur portable d’une main, et de l’autre un marqueur fluo qui lui sert à prendre les mesures et parfois, l’air absent, à se gratter la tête, comme en témoignent les traces jaunes qui ornent sa casquette Titan. Mais c’est également l’homme qui est intervenu à Bandar Aceh, après le tsunami de 2004, pour dégager l’épave d’un cimentier. Il lui avait fallu réclamer la protection de l’armée indonésienne, devant la population désespérée qui menaçait la sécurité de son équipe. Ses collègues le savent : dans le feu de l’action, Reed vaut n’importe quel autre membre de Titan.
 
Deux plongeurs — Yuri Mayani et Billy Stender — l’accompagnent. Ils dégagent de faux airs de Laurel et Hardy. Mayani est un panaméen d’à peine 1,70 mètre, au sang chaud et volubile en diable. Stender est un géant taciturne de près de deux mètres qui vit dans une caravane, au milieu des bois, en bordure de la frontière Canadienne. Bizarrement, ces deux-là sont devenus amis. Mayani vit en Floride.
 
 
En dehors du boulot, il rend fréquemment visite à Stender, dans le Michigan, où il passe le plus clair de son temps à se plaindre du froid. Jusqu’à ce que la Pabst Blue Ribbon de Stender fasse son effet. Avec Mayani, Stender n’a pas besoin de parler. Quelle que soit la pensée qui lui traverse l’esprit — il est temps de songer à ouvrir une nouvelle bière, ou cette blonde au bout du bar a des nichons fabuleux — son pote l’aura exprimé fort et clair au moins 5 fois, avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Avec le « Panamaniaque », comme il l’a baptisé, nous nous comprenons. C’est la façon dont Stender exprime leur proximité.
 
 
 
Jeudi 3 Août.
La pluie est tombée toute la nuit, amenant calme et brouillard glacial. Le Sycamore se présente au rendez-vous. Reed, Mayani et Stender sont à son bord. Le Cougar Ace et ses deux remorqueurs, escortés par la vedette Morgenthau et par le Makushin Bay, ont déjà entamé leur course contre la montre vers la mer de Béring. Les trois hommes voient venir l’armada à leur rencontre, fendant lourdement la houle, sous l’arche sombre des nuages bas. Mayani n’en croit pas ses yeux.
 
— Combien de putains de gars se sont fait piéger dans cette boite de ferraille ?, demande-t-il.
— Un seul, lui répond Stender, mais un des nôtres.
— Putain de sorcier ! lâche Mayani
En dépit du respect qu’il a pour Rich Habib, Mayani lui a donné ce surnom, parce qu’Habib exige de ses hommes qu’ils réalisent des trucs dingues. Et en découvrant le Cougar Ace, il devine qu’il va devoir accomplir le truc le plus dingue de sa carrière de plongeur chez Titan. Putain de sorcier !
 
Ils embarquent sur le Makushin Bay. Habib confie l’ordinateur de Johnson à Reed qui entreprend aussitôt de vérifier les calculs effectués par son prédécesseur. Au bout de quelques minutes, Reed lève la tête et confirme la possibilité de redresser le Cougar Ace. Parfait ! Et le risque majeur de le voir chavirer de l’autre bord et de le perdre définitivement. Moins gai !
Le seul moyen de réduire ce risque est de remplir le plus grand ballast de fond, afin de disposer de suffisamment de poids dans le bas du navire pour le stabiliser au maximum. Selon l’équipage, ce ballast était à moitié plein quand ils ont abandonné le Cougar Ace. Ce sera la première tâche à accomplir : une balade au tréfonds de l’épave afin de percer le ballast et de le remplir. Un truc de dingue…
Pour arriver là, ils devront descendre en rappel dans les cales et progresser comme des spéléologues. Habib explique à ses hommes ce qu’il attend d’eux. Il leur apprend à se servir du matériel, harnais, cordages et mousquetons, les différentes manœuvres qu’ils devront reproduire. Mayani qui observe la moue renfrognée de Stander du coin de l’œil, ne peut s’empêcher de lui demander ce qui cloche.
 
— Il nous prend pour des putains de singes, grogne Stender.
— Fermez-la, ordonne Habib, avant de leur expliquer que le Cougar Ace est devenu un véritable labyrinthe et qu’ils devront lui obéir au doigt et à l’œil quand il s’agira de traverser les ponts inclinés à 60 degrés, parmi les voitures en équilibre précaire, et se frayer un passage par les échelles jusqu’au fond du navire. En pleine mer, avec le roulis, les exercices sont particulièrement délicats. Tant pis ! Il n’y aura pas d’autre occasion de se familiariser avec la pratique de l’alpinisme avant de rejoindre le Cougar Ace. Et avec un peu de chance, cette fois, il n’y aura plus de casse. L’équipe s’entraîne d’arrache-pied.
 
Vendredi 4 Août, midi. Vents de Sud-Ouest 20 nœuds, houle d’un mètre.
 
Avec le flot de marée, le Sea Victory s’apprête à embouquer la passe Salmaga. Dehors, on aperçoit les îles des « Quatre Montagnes », leurs falaises de basalte, des plages de sable noir jonchées de bois flotté. Sur l’île de Chuginadak, la plus importante, le mont Cleveland est entré en éruption en mai dernier. Aujourd’hui, le cratère, 1 700 mètres au-dessus de la mer, ne crache pas de fumées.
 
L’Emma Fos dépose les 6 hommes sur l’arrière du Cougar Ace, à quelques mètres de l’endroit où Johnson a achevé sa chute. Reed, qui a passé les dernières 24 heures à étudier les plans du navire, leur sert de guide. Bien sûr, suivre du doigt une ligne théorique sur un plan et progresser dans le noir et le chaos d’un navire renversé sont deux choses différentes. Reed n’est pas toujours certain de leur position. Tandis qu’ils font leur chemin, les cales résonnent d’un florilège de jurons en langue espagnole, éructés par Mayani. Qui se sentirait à l’aise là-dedans ? Qui voudrait s’y perdre ?
 
Au bout de 3 heures de descentes en rappel suivies de remontées pénibles, ils touchent enfin au but. Ils sont au Pont 13. Il n’y a pas vraiment de quoi s’en réjouir. L’endroit où ils sont parvenus au prix de mille efforts est situé bien en-dessous de la ligne de flottaison. La coque, prise dans l’étau glacial de l’océan, fait entendre des craquements lugubres, ponctués à chaque fois par un nouveau juron de Mayani. On a l’impression d’être pris au piège d’un sous-marin désemparé s’enfonçant dans les abysses.
 
Reed et Habib rampent sur le pont, un plan en main, jusqu’à ce qu’ils arrivent au-dessus du ballast de fond. « C’est ici ». Trepte prend une mèche et commence à percer. Soudain, l’eau jaillit. Le ballast est déjà plein et sous pression. L’eau a dû l’envahir du côté immergé du navire par un joint défectueux, ou une vanne. Un mince et puissant geyser s’élève avec un sifflement strident et retombe en pluie fine sur les 6 hommes. Sans le vouloir, ils ont causé la pire des catastrophes. Lentement, mais sûrement, l’eau est en train d’envahir la cale inférieure.
 
Trepte, pose son pouce sur le trou et appuie de toutes ses forces. Le sifflement cesse. La panique ressentie par les hommes au moment où l’eau a giclé dans le garage les abandonne pour laisser place à un énorme éclat de rire qui se propage de l’un à l’autre.
— Trepte maintient ce putain de rafiot à flot avec un seul doigt, explose Mayani.
— Bien. Voilà qui confirme que ce ballast est plein, ajoute Reed.
— Très drôle, lui répond Trepte. Et maintenant si une de nos éminences peuvent me dire comment on se sort de cette embrouille.
— Je pars chercher du matériel sur le Makushin Bay, leur dit Habib. Vous autres, vous m’attendez ici. J’irai plus vite seul.
— Vraiment très drôle, maugréée Trepte.
Il se passe une heure et demie avant qu’Habib ne revienne. Pendant ce temps, Trepte, Mayani et Stender se sont relayés pour obturer le trou, avec leur pouce. Habib enfonce un cône métallique dans le trou et demande à Trepte de l’écraser à la masse. La réparation a l’air de tenir. Autre bonne nouvelle ; on est sûr à présent que le ballast est plein.
 
L’équipe a regagné le Makushin Bay. Reed achève de renseigner son modèle mathématique. Il détermine avec précision la quantité d’eau à pomper dans les ballasts tribord. L’heure est venue d’agir.
La manœuvre consiste à disposer deux pompes au pont 9, puis à les lancer, selon une séquence précise, afin d’assécher l’eau sur bâbord dans un premier temps, avant de remplir les ballasts de tribord. Le ballet devra être coordonné au millimètre. Reed en a longuement esquissé la chorégraphie sur son ordinateur, sans toutefois trouver une combinaison qui garantisse la stabilité du bateau. Certaines fois, le logiciel lui montre le Cougar Ace se redressant pour s’arrêter en position droite. D’autres fois, celui-ci se retourne d’un bord sur l’autre. Et coule.
 
Dimanche 6 Août. Mer de Béring.
 
Le temps s’est un peu éclairci. La veille, les remorqueurs, profitant du flux de marée, ont réussi à franchir la passe sans encombre. Après avoir gagné au Nord et s’être dégagé des îles, le convoi a infléchi sa route au Nord-Est, dans les eaux clémentes de la mer de Béring. Un plan très précis de remorquage a été établi par les autorités. Le Cougar Ace ne devra jamais s’approcher à moins de 10 milles nautiques des côtes, ainsi que de l’île Bogoslof qui abrite une importante colonie de phoques. Le vent continue de souffler à 20-25 nœuds mais les vagues sont courtes et la houle est cassée. Pour l’équipe Titan, il est temps de retourner sur le Cougar Ace et d’y installer les deux pompes, au pont 9, dans la cale envahie.
 
Bien que Mayani et Stender soient employés par Titan Salvage comme plongeurs professionnels, leurs talents sont loin de se limiter à la seule plongée. Les deux hommes savent manœuvrer des grues, conduire des bulldozers, manier le chalumeau, ou encore découper du métal à la torche au plasma. Stender possède même un brevet de pilote d’hélicoptère. Cette fois, sur le Cougar Ace, leur mission va être de descendre des pompes pesant plus de cinquante kilos jusqu’au pont 9, et de les y fixer. Et comme il n’y a plus aucun treuil en état de marche à bord, il va falloir utiliser ce que Mayani appelle l’ « homme-grue », et beaucoup d’huile de coude.
 
A suivre...
 
Crédit (texte original et photos) : Wired (photos) : US Coast Guard
Article complet (Wired : en anglais)

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1 réactions à cet article    


  • robert 21 mai 2012 19:15

    Un texte remarquablement écrit depuis le début, un vrai cadeau et bourré d’informations, vraiment il y a matière à faire un livre d’aventure/reportage, avec une telle plume !
    Merci à vous

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