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Accueil du site > Tribune Libre > Armand Robin, un « poète maudit » trop parfait ?

Armand Robin, un « poète maudit » trop parfait ?

« Je ne suis pas adroit, je suis droit » disait Armand Robin (1912-1961) qui s’est toujours voulu comme « en absence » d’une oeuvre personnelle pour poursuivre par la traduction le « rêve pré-babelien d’un langage édenique », vers « l’unité du verbe au-delà de toutes les langues » - et contre toutes les propagandes... Une figure de « poète maudit » bien trop parfaite pour être tout à fait vraie ?

 

On supprimera la Foi

Au nom de la Lumière

Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l’Ame

Au nom de la Raison

Puis on supprimera la raison (...)

On supprimera le Prophète

Au nom du Poète

Puis on supprimera le poète (...)

 

AU NOM DE RIEN

ON SUPPRIMERA L’HOMME

ON SUPPRIMERA LE NOM DE L’HOMME

IL N’Y AURA PLUS DE NOM.

NOUS Y SOMMES.

 

Ainsi se déroule la liturgie prophétique, à la manière d’une vanité baroque, du Programme en quelques siècles, le poème le plus connu d'Armand Robin, écrit durant l’Occupation par un fonctionnaire du régime de Vichy deséspéré d'être trop "bien vu" par ses supérieurs...

Justement, son auteur l’avait conçu non comme un poème, mais comme un cri de fureur et de rage impuissante, un pamphlet versifié, recueilli dans une brochure d’une anti-poésie d’urgence et de combat sous le titre de Poèmes indésirables, paru en décembre 1945 à compte d’auteur aux éditions anarchistes à 200 exemplaires. Robin la distribuait dans le métro à qui en voulait bien...

Sa brève existence « n’a été que combats, assauts pour la délivrance d’un monde agonisant » constate Alain Bourdon, son ancien condisiple au lycée Lakanal : « Aux hommes qui n’ont pas d’existence, qui n’ont aucune espérance que dans le déploiement des forces de l’esprit, il a fait l’entier sacrifice de sa vie. »

Pas si simple... Armand Robin est entré en poésie non pour paraître ou se montrer, mais pour signifier son refus d’ « être quelqu’un » voire pour revendiquer son « droit à l’inexistence » dans un monde de fraude et d’imposture où il voulait juste se voir en face - mais pas question de s’y mirer ou de s’y envisager. Parce qu’il tient la poésie pour le « langage absolu », Armand Robin signifie simplement son besoin de faire, d’agir sans se couper de l’humanité la plus humble d’où il venait : « On dirait qu’il s’agit d’une vieille loi éternelle : plus ce qui est exprimé est, en principe, inexprimable, plus c’est fait de profonde rébellion – et plus est grande la nécessité de le formuler avec rigueur. »

 

La traversée des paroles

 

Armand Robin naît le 19 janvier 1912 dans une ferme isolée à Kerfloch, près de Plouguernevel, alors Côtes-du-Nord. Il est le dernier des huit enfants d’une famille de paysans pauvres frappés par le démantèlement de la société rurale traditionnelle. Par l’école communale, il passe du breton au français et part à Saint-Brieuc au lycée Anatole-Le Braz puis intègre à Sceaux la classe de Khâgne du lycée Lakanal où enseigne Jean Guéhenno (1890-1978), un grand écrivain de l’entre-deux-guerres qui l’honore de son amitié. Lorsqu’il échoue à l’oral de l’Ecole normale supérieure en juin 1931, Guéhenno lui écrit : «  C’est en vous seul que j’avais absolument confiance ».

Une bourse lui permet des études de lettres à Lyon où il apprend le russe de surcroît. Il en fait sa « langue natale » et part, durant l’été 1933 en Union soviétique comme on gagne la « patrie mentale » d’une grande utopie en voie d'actualisation... Il s’engage dans un kolkhoze pour les moissons et écoute les émissions radiophoniques soviétiques. Alors, il a l’intuition que ce que le peuple russe endure sera peut-être le sort de « l’humanité tout entière »... Sa mission lui apparaît dans toute sa clarté : si la parole du pouvoir ment pour asservir, lui, il « tiendra parole » – il allait oeuvrer contre « la fausse parole » des « entrepreneurs de domination psychique »...

De retour en France, il s’inscrit à l’Ecole des Langues orientales et apprend le chinois, tout en ajoutant à son tableau de chasse des langues rares comme l’hindi ourdou, le slavon, l’ukrainien ou le bahasa comme pour mieux s’oublier, se perdre ou se dissoudre. Il publie ses premiers poèmes dans Les Cahiers du sud en 1936 puis dans Europe, Esprit et La Nouvelle Revue française, ainsi que ses premières traductions de poèmes d’Essénine (1895-1925) dont il comprend le suicide... Ma vie sans moi paraît en 1940 chez Gallimard. Le recueil comprend 16 poèmes « personnels » de Robin - et 14 poèmes d’autres auteurs, traduits par lui.

D’emblée, il affirme le choix de la traduction sur une hypothétique reconnaissance par une publication présumée « personnelle ». Une négation de l’oeuvre propre par un passeur de poésie vécue ?

Il se marie le 24 octobre 1940 avec la poétesse surréaliste Jacqueline Allan née Dastros (1906-1977) - les témoins sont Jean Paulhan (1884-1968) et Paul Eluard (1895-1952).

Le 1er avril 1941 il est embauché au Ministère de l’Information comme « collaborateur technique », chargé des écoutes en langues étrangères, pour un salaire annuel de soixante mille francs. Pour le cinquantenaire de la mort de Rimbaud il publie dans Comoedia en décembre 1941 : « Rimbaud fut poète aussi peu qu’il le put ; il supprima même ce peu  » - une façon de parler de lui et du choix de la traduction pour empêcher sa voix propre en laissant s’exprimer toutes les autres...

Le Temps qu’il fait, son seul roman, paraît en 1942 chez Gallimard, dédié à Jacqueline Allan « créature de poésie, avec toute ma foi » - surtout aux siens, « asservis à la glèbe ». Robin prend comme point de départ la mort de sa mère, survenue le 28 novembre 1933, ainsi qu’il l’écrit à Guéhenno : « Sa mort fut plus heureuse que sa vie, qui n’en fut pas une, mais plutôt une souffrance perpétuelle, une suite poignante de mauvais traitements journaliers ; elle vécut comme l’ombre d’une personne, sans avoir jamais pu parvenir à la dignité d’un être ; elle vécut dans la sujétion et dans une peur perpétuelle, n’osant exprimer la moindre volonté, car la moindre volonté était punie. »

Ainsi s’affermit une vocation née de l’écoute de la propagande : donner une voix à tous ceux qui en sont privés, parler pour les sans-voix, les sans-visage qui ont perdu la face et les laissés-pour-compte, pour leur trouver la parole libératrice...

Mais il lui est difficile d’accorder ses convictions profondes aux excellents rapports qu’il entretient avec Vichy – son ministre de tutelle, Pierre Laval (1883-1945), par ailleurs Président du conseil, le tient en haute estime... En ces temps troubles de démission française, il collabore à la NRF dirigée par Drieu La Rochelle (1893-1945) et envoie le double de ses bulletins à la Résistance, tout en affirmant son anti-bolchévisme au nom du « vrai communisme ». Il s’emporte contre Aragon (1897-1982) et Eluard, ces « poètereaux bourgeois » prosoviétiques qui s’arrogent le monopole d’une poésie de la Résistance – ce qui lui vaut de figurer sur la liste noire du Comité national des écrivains après la Libération.

Limogé du ministère par arrêté du 30 novembre 1944, il poursuit son activité d’écouteur pour son compte, en dix-huit langues, avec en priorité l’anglais, le russe et l’espagnol. Il édite un bulletin bi-hebdomadaire d’analyse et de synthèse des émissions intérieures des pays captés jour et nuit, similaire à celui qu’il rédigeait au ministère, et adressé à une quarantaine d’abonnés dont l’Elysée, le Quai d’Orsay, le Vatican ou divers journaux dont Le Canard enchaîné. L’abonnement est facturé 17 000 francs en 1948 – cette année-là, il envoie au journal Combat trente chronique de ses écoutes, analysant notamment la soviétisation de la Tchécoslovaquie avec le Coup de Prague et la prise du pouvoir par Clement Gottwald (1896-1953).

Cette activité sous le déferlement de propagandes désespérantes vomies par les « machines à paroles » devient une véritable expérience poétique qui le fait sortir « hors de sa vie » et de sa langue pour vivre toutes les vies en quête du verbe universel, ainsi qu’il l’écrit : « j’ai besoin chaque nuit de devenir tous les hommes et tous les pays ».

 

Un poète « dés-oeuvré »

 

Robin n’écrit pas pour être publié : « je voudrais travailler obscur et fort ». Son activité poétique s’exprime principalement à travers la transcription de la parole des autres : « traduire, c’est se traduire ». Il remercie les poètes russes qu’il traduit de l’avoir défendu contre sa propre poésie, « l’importune » - surtout pas de « poésie pour poètes »... Sa courte vie a été une fuite, une négation de soi intimement liée à un besoin compulsif de se fondre dans la peau, la vie et l’oeuvre de tous ceux qu’il traduit comme le poète hongrois Endre Ady (1877-1919) ou Boris Pasternak (1890-1960).

Ses analyses rendent compte du contenu et du ton des discours de propagande avec des commentaires comme ceux de la nuit du 1er au 2 juin 1955 : « il apparaît évident que le monde soviétique est absolument incapable, même s’il le voulait, de supprimer la propagande obsessionnelle (...) et de se guérir du stalinisme. L’occidentalisation du langage a été poussée en ces radios si loin que le point extrême a été atteint : autrement dit, l’Occident n’a pas à redouter le péril le plus subtil qui pouvait le menacer : une Russie parlant sans aucune propagande. L’immobilisme du langage paraît, à travers ces radios, faire partie essentielle du bolchevisme. »

Pour lui, le monde soviétique est un monde capitaliste plus élaboré, alors que la progagande occidentale encore immature cherche le « point mental » sur lequel appuyer pour la possession des cerveaux : « les apparences qui distinguent la fausse parole russe de la fausse parole non russe correspondent donc au fait qu’en-dehors de la Russie nous n’avons encore affaire qu’au précapitalisme  »...

Robin réalise pour la R.T.F. à la demande de son directeur, le poète et dramaturge Jean Tardieu (1903-1995), une série de dix-huit émissions, « Poésie sans passeport », du 14 octobre 1951 au 17 mai 1953.

La Fausse Parole paraît en décembre 1953 aux éditions de Minuit, nées dans la clandestinité sous l’Occupation – la même année que Poésie non traduite chez Gallimard et la mort « du staline » qui le laisse orphelin d’un ennemi intime... Dans la prière d’insérer il dit avoir « inventé un métier qu’on exerce chez soi et grâce auquel on peut être transporté sur tous les points du monde où l’on parle ».

Il y analyse le fonctionnement de toutes les propagandes dont la caractéristique est « de ne rien dire », d’escamoter toute réalité derrière des écrans de fumée : « il s’agit d’une liquidation de l’entendement humain ». Il qualifie ses contemporains de « peuple de télécommandés », avec l’apparition de « l’engin à images » qui allait cadavériser de son vivant ( ?) une humanité désormais assise, voire affalée devant le spectacle cathodique : « par lui, une chape d’hypnose pourrait être télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux », prêts pour « l’abattoir mental » et l’esprit de fourmilière...

Sa solitude rebelle et revêche est adoucie par de grandes amitiés dont celle de Jules Supervielle (1884-1960) – il écrivait : « Je m’ombrage de Supervielle comme d’un poémier »...

Le 5 mars 1961, un huissier saisit une partie de ses livres, ce qui contrarie ses projets d’ « installation » avec une jeune fille suisse.

Le 27 mars il ferme derrière lui la porte de son appartement et s’enfonce dans la nuit de Paris comme sur les pas de Nerval (1808-1855). L’on signale une altercation dans un café de l’esplanade des Invalides dont le tenancier appelle Police-secours.

Le 29 mars Armand Robin meurt à l’infirmerie spéciale de l’asile psychiatrique du Dépôt. France-Soir annonce trois semaines plus tard : « La mort du poète excentrique Armand Robin n’est plus mystérieuse : l’autopsie a révélé hier qu’il avait succombé à une embolie . » Ses amis disent qu’il s’est « immolé à la poésie ».

Une légende de « poéte maudit » prend son envol alors qu’il s’est juste voulu passeur de poésie résolument « dés-oeuvré », avec tous les déchirements et les contradictions qui vont avec la vie d'un homme ayant traversé des temps troubles où la propagande ne chauffe pas les foyers ni ne réchauffe les âmes ou les coeurs - hier comme aujourd'hui... Mais son oeuvre a répondu à la colère de son temps...

L’image d’eau libre de ce poème paru dans le recueil posthume Le Cycle du pays natal (La Part commmune, 2000) réuni par Françoise Morvan, originaire du même village, pourrait bien constituer une manière d’auto-portrait :

Toutes les autres vies sont dans ma vie

Ruisseau d’herbe en herbe étourdi

Je me fuis de vie en vie

Je dépasserai le temps,

Je me ferais mouvant, flottant Je ne serais qu’une truite d’argent.

 

Pour en savoir plus :

Alain Bourdon, Armand Robin, collection « Poètes d’aujourd’hui », Seghers, 1981

Anne-Marie Lilti, Armand Robin le poète indésirable, éditions aden, 2008

Françoise Morvan, Armand Robin ou le mythe du Poète, Classiques Garnier, 2022


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