Appel au grand débat politique, écologique et social... De gauche !
Une ouverture plurielle sur de nouvelles bases
Un petit problème de communication interne...
Les diverses courants de gauche ne partagent même plus un minimum de sens commun à propos des grandes idées que sont la République, l'État, la civilisation, l'école, la France, la guerre, l'économie... Sans compter que chaque groupe est souvent divisé en deux ou trois grandes tendances, à leur tour animées par des personnalités vigoureuses qui peuvent casser la baraque. Pour le citoyen lambda qui ne s'intéresse pas particulièrement à la politique, il en ressort un dialogue, non pas simplement polyphonique mais aussi cacophonique, qui n'a pas beaucoup d'intérêt en dehors de remplir le vide des buzz médiatiques.
Les derniers grands débats idéologiques de gauche remontent aux années 1970, autour du clivage de fond sur le soutien à la violence révolutionnaire, de façon plus rétrospective dans les pays occidentaux (l'enjeu de l'héritage soviétique, j'y reviendrai à propos de la vision actuelle de gauche sur l'État), ou plus urgente dans les pays en voie de développement, dont un certain nombre étaient encore en pleine décolonisation. En arrière-plan de cette confrontation se posait la légitimité du modèle libéral nord-américain à être à la fois le garant de l'ordre international et la culture universelle de référence. Bien sûr, les années 1980 ont définitivement tranché en faveur du drapeau aux cinquante étoiles, mais cette orientation faisait suite à une bataille de longue haleine qui opposait communistes et socialistes depuis la Révolution Russe de 1917.
Jusqu'à la victoire de la sociale-démocratie à la fin des années 1970, malgré les divisions, les uns et les autres partageaient en bonne partie le même vocabulaire et donc un cadre de débat collectif. Certes, ils tombaient rarement d'accord, mais lorsqu'un mot était évoqué, ils comprenaient un sens similaire ou du moins faisaient référence à un fonds culturel et historique commun. Leur union semblait naturelle, bien que leurs intérêts respectifs pouvaient fortement diverger.
Aujourd'hui c'est une toute autre histoire. Les uns et les autres ne parlent plus la même langue ! Un même mot leur vient en bouche et c'est pour dire deux ou trois choses complètement différentes. La novlangue managériale des nouveaux sociaux-démocrates nécessite des compétences linguistiques et comportementales que le tout-venant n'aurait pas la folie d'acquérir, sauf en cas de trouble obsessionnel compulsif visant à intégrer une machine bureaucratique kafkaïenne et insensée, où le suicide s'impose parfois comme une délivrance. Tandis que ceux se trouvant plus bas dans la hiérarchie ont l'impression de faire des invocations en syriaque ou une langue morte inconnue, tellement les patrons et les technocrates leur assènent que leurs propos sont archaïques, bizarres et inconséquents... dépassés quoi !
Ce mouvement de plaques technico-administratives entraîne une dissociation cognitive qui a ses limites : le "dialogue social" devient un pugilat où les contenus sémantiques sont uniquement déterminés par la taille des muscles des participants. Et puis cette idée de "dialogue social" est assez stupide quand on y pense, comme si la société devait soliloquer, répéter à elle-même ce qu'elle pense, afin de déterminer ses choix. Un dialogue est toujours social, nul besoin d'ajouter un ornement redondant pour faire croire qu'il ne s'agit pas ici d'un monologue antidémocratique craché d'en-haut : "Les leçons du pouvoir"... Le pensum de Hollande censé éduquer les jeunes énarques... Mazette ! Précipitez-vous au Relais H le plus proche ! Il y a une édition limitée avec en bonus un fouet en kevlar et Cinquante nuances de Medef.
Une autre langage hégémonique pour le progrès social
Des sociaux-démocrates aux écoterroristes, entre nos syndicalistes révolutionnaires bien-aimés et des apparatchiks aussi roses/verts que transparents, on ne peut pas accuser la gauche de ne pas étaler sur sa palette idéologique assez de nuances et de couleurs. Cette vivacité est bonne pour l'esprit et nous extrait un peu du mouroir que fut le hollandisme, ce technocratisme monolithique et lénifiant ayant survécu aux années 1980, habillé en contrefaçons de Quatrième République et paré de quelques accessoires discos au demeurant sympathiques mais aux couleurs bien lessivées. Ouf ! Cette fois-ci les derniers restes de tonton Mitterrand ont bien été éradiqués, même si au passage il a fallu abandonner le Centre, et donc la victoire. Faut dire que le cadavre s'était largement décomposé et son odeur devenait plus que repoussante.
Qu'importe le recyclage par la macronie ! Pour beaucoup le déshonneur étant préférable au dénuement, du gouvernement actuel il n'y a plus qu'à espérer que leur opération de nettoyage aille jusqu'au bout : toutes les fausses oppositions au système économique dominant seront liquidées et c'est tant mieux... Il ne restera que les purs et durs, les incorruptibles. Et il y en a bien plus qu'il n'y paraît. La planète entière, en fait. Le temps joue pour nous !
Mais attention ! Ce vortex qui gobe les technocrates de gauche et tout le code du travail du vingtième siècle ne doit pas détourner les autres, notamment la France Insoumise, d'une grande tâche qu'ils viennent de commencer : celle de reconstruire un grand espace de dialogue et de tractation politique, hégémonique à gauche, où s'élabore un nouveau langage idéologique, à partir de quelques notions communément admises bien que sujettes à d'éternels polémiques et désaccords, y compris au sein de chacune des tendances, et pas seulement entre les unes et les autres.
Le programme L'Avenir en commun est un document qui répond au projet d'une campagne électorale particulière, n'ayant pas pour objet d'allier et d'harmoniser les différentes tendances de gauche. D'autre part, il n'apporte pas de résolution satisfaisante à certaines contradictions internes, à savoir si le projet serait mis en œuvre soit à partir d'un mouvement social "nébuleux" venant de la base, soit sous l'autorité d'un gouvernement assez fort et centralisé, soit les deux mais bonjour les complications... Malgré cet effort de créer un nouveau cadre de débat qui a donné des résultats inespérés et pas seulement au niveau électoral, il ne faut pas oublier que cette dynamique n'a pas réussi à franchir le premier tour des élections présidentielles de 2017, alors que Jean-Luc Mélenchon était à ce moment-là, avec François Fillon, le politicien le plus expérimenté des candidats. Et pour ce qui est des législatives, il ne serait pas honnête de juger que ce fût un énorme succès, même si l'abstention affecte l'ensemble des partis. Je ne pense pas, comme il est souvent dit, que ce soit dû à la personnalité de l'impétrant. C'est bien davantage le manque d'ouverture globale entre les différentes tendances de gauche qui a été sans nul doute une faute tactique majeure. Toutefois, cela aurait été possible dans le cas où un cadre de débat collectif aurait préalablement été organisé sur le long terme, et pas seulement quelques semaines avant les élections. Une erreur "collective" qui est réparable à tout moment, cela dit.
Si les divers courants de gauche n'arrivent pas a minima à organiser le cadre d'un "grand débat" collectif pour définir quels sont les thèmes prioritaires, aucune cohésion ni intellectuelle, ni sociopolitique et ni stratégique ne pourra se dégager et donc prétendre à l'hégémonie. Et si, grâce à des circonstances particulières, une tendance politique de gauche, quelle qu'elle soit, accède au pouvoir mais sans avoir préalablement défini collectivement un certain ordre des priorités, d'emblée elle subira une défaite idéologique et électorale certaine, comme en 1983 et 1986, puis en 2014 et 2015 (les législatives de 1993 sont davantage une défaite à l'usure qu'un retournement idéologique, dans la mesure où c'est une ligne de centre-gauche qui a prévalu du début à la fin).
Au modeste niveau qu'il m'est loisible d'atteindre, les choses étant réduites à une telle superficialité qu'elles se révèlent sans décryptage, mais dont je ne peux livrer qu'en blocs de matière brute, où pas mal d'impuretés résistent encore à l'ouvrage. La chaîne de production étant soumise au flux-tendu, ni argent ni temps pour le raffinage. Pour ma part, j'aperçois trois grands thèmes prioritaires dans lesquels la gauche dans son ensemble n'a toujours pas clairement tranché :
- Une autre définition de la croissance économique dans le contexte d'aujourd'hui, fait de "mécroissance", de globalisation financière et de crise environnementale.
- Un classique des sempiternelles polémiques de gauche : à quel rôle l'État peut-il encore être affecté ? Doit-il être remplacé par un autre dispositif ?
- La question posée par les adversaires, mais pouvant être récupérée, détournée et transformée : la culture, le territoire et la religion sont-elles les identités politiques les plus représentatives ?
Trois thèmes majeurs : la croissance, l'État et les identités.
Le progrès social dépend-il de la croissance économique ?
Fondement de tous les consensus dans les sociétés postmodernes, occupant le centre de tous les intérêts et de toutes les politiques économiques, vocable dogmatique des technocrates, des patrons et des éditocrates, déversé à l'infini dans la publicité et les mass media : dissocier la croissance économique d'une quelconque forme de progrès social paraît inimaginable. Pire, dangereux. Cependant, la gauche ferait bien de se débarrasser de ses vieux réflexes et de chausser d'autres lunettes, parce que de l'autre côté le néolibéralisme a pris une sacrée longueur d'avance et, sans le dire trop explicitement, a bien compris que la croissance pouvait juste continuer en faveur des plus riches, en limitant sévèrement le progrès du plus grand nombre. En soi, le néolibéralisme est un cisaillement inégal entre progrès social et croissance économique, différé dans le temps grâce à des multiples séries de petites contre-mesures pour bien répartir les pertes sur les masses laborieuses et éviter une trop grande concentration des impacts sociaux potentiellement explosifs - ça, c'est la spécialité ad hoc de la technocratie de gauche et démocrate-chrétienne.
Mais en vérité, même ces derniers, comparés aux libéraux-conservateurs, éprouvent encore une foi naïve dans les bénéfices qu'apporterait une perspective de croissance, ne serait-ce que toute riquiqui. Alors oui, celle-ci est indispensable lorsqu'il s'agit de développer une nouvelle industrie, des nouveaux services publics et un autre mode de consommation. Qui plus est avec un protectionnisme multilatéral concerté et c'est le nec plus ultra. Mais dans les conditions environnementales, techniques et géopolitiques actuelles, invoquer mille fois ce cercle vertueux ne le rendra pas plus faisable que les fausses promesses des libéraux sur l'équilibre budgétaire et l'extension virtuelle sans fin des marchés grâce au numérique. Les crises économiques ne sont pas corrélées à un manque de croissance, mais sont relatives aux effets d'un type de gestion qui n'a aucune considération envers les populations et les milieux naturels.
L'avenir à gauche dépend de la transformation de toutes les interactions sociales autour de l'économie qui permettraient de changer les finalités des règles du marché. Autrement dit, l'organisation des relations sociales détermine le fonctionnement des systèmes productifs et des transactions commerciales. On l'oublie souvent mais la droite libérale agit avant tout sur la morale et les relations sociales avant de lancer ses réformes économiques. Elle façonne le bon petit producteur/consommateur sans qui le magnifique libre-échange hyper-concurrentiel ne pourrait pas fonctionner. Ce n'est pas simplement une bataille culturelle, c'est aussi une manière d'être au monde et d'échanger avec la nature. Sans se l'avouer mais chaque jour assez fier de sa créature, le néolibéralisme a crée un nouvel homme à l'image de son idéologie, avec une existence dans un cosmos qui paraît plus grand, plus rapide et plus varié. Même si ce n'était pas anticipé, une incarnation sociopolitique s'est avérée nécessaire, et ce fut l'avènement des grands managers, des Steve Jobs, des Oprah Winfrey, des Bernard Tapie et autres success stories.
En ce qui nous concerne, le problème étant que la gauche, notamment technocratique, s'est engouffrée dans cette nouvelle société et n'en est toujours pas ressortie. Or il nous faut quand même des technocrates et des experts pour relancer un grand projet de gauche. Comment faire ? Comment faire pour que le progrès social ne dépende pas uniquement de la croissance, et ne plus être à la merci du banquier pour chaque avancée en matière artistique, environnementale, scientifique, médicale.. ? Et ben quoi ! Serions-nous, comme des petits rentiers, si obnubilés par l'argent au point de ne plus pouvoir agir sans lui ? Cette importance donnée au pouvoir d'achat, avec quoi les journalistes économiques nous bourrent le crâne, n'est-elle pas à remettre en cause dans sa signification ? Comme si le fait de vider ses poches dans un supermarché donnerait au final une quelconque responsabilité dans le circuit de la grande distribution ! C'est tout le contraire ! Il n'y a rien de plus déresponsabilisant que de dépenser un maximum d'argent. Évidemment, comme les commentateurs s'adressent aux classes moyennes, le pouvoir d'achat est entendu généralement comme une simple capacité d'acquérir un produit sur un marché physique. Alors pourquoi dire pouvoir ? Faire inutilement espérer les petites gens qui n'ont même pas de quoi pour partir en vacances ou aller se soigner ? Cette locution martelée dans les médias presque chaque jour, entre deux blâmes sur la dette publique, encourage les mauvaises pulsions et révèle le sens profond de la gouvernance économique de l'extrême-centre : profit et consommation sont les deux mamelles de la cité, et l'épargne ne saurait servir à autre chose qu'à faire de l'épargne.
Autant y aller franco. La décroissance est très loin d'être un sujet populaire. Moi-même dès l'instant où Léon de Bruxelles annonce qu'il arrête ses frites à volonté, je tourne les talons et n'y reviens plus. Quand une expression ne marche pas, ça ne sert à rien d'insister. En revanche, la proposition d'une compensation alléchante, même si elle plus coûteuse et n'est pas du tout à la hauteur de l'offre précédente, a toutes les chances de plaire : il suffit de voir le succès du marché bio et éco-responsable. Aussi, le goût de la nouveauté, du risque et de l'aventure ne doit pas être sous-estimé ou alors être réduit à la monade du kit tout-en-un auto-entrepreneurial, destinée à fabriquer une mini-technocratie à domicile censée offrir autant de services qu'un État-providence grandeur nature. Davantage accéder au partage d'un vrai goût de liberté, quand l'argent, la rentabilité, le bilan et le chiffre d'affaires ne conditionnent pas toute l'action et surtout ne constituent pas l'unique motivation de toutes les activités. La volonté de tout calculer, de tout instrumentaliser à tout bout de champ mobilise une énergie folle en grande partie inutile - cette déviance de la rationalisation bureaucratique affecte l'ensemble des tendances de gauche, qu'elle soit subie ou consentie.
L'avenir de la gauche dépend d'une nouvelle conception du progrès, moins dépendante de la croissance économique et basée sur de nouvelles formes de solidarité et d'échange symbolique, qui concourent plutôt à l'harmonisation collective des modes d'existence qu'à la jouissance sans limites de certaines catégories d'individus. L'écologie ne se présente pas comme une option ou un à-côté, comme sont employées les minorités ethniques et sexuelles par les majorités social-libérales actuelles, afin de se différencier des libéraux-conservateurs. Elle est en réalité l'unique porte de sortie, un trou de souris dans le mur où se fracasseront tous les meilleurs gouvernements d'experts. L'étroitesse de la marge de manœuvre est si extrême qu'un appareil de nouvelles mesures est nécessaire et requiert une science qu'il nous reste à inventer. Là menacent l'incertitude, le désemparement, une fuite désespérante qui sillonne des méandres labyrinthiques rétroactifs et traverse des laboratoires au bord de l'explosion. L'esprit et le cœur empêtrés dans un salmigondis d'affects de plus en plus heurtés et psychédéliques.
L'État : notre "monstre froid" et sanguinaire tant adoré
Bien avant l'avènement des nouvelles démocratures en Russie, en Turquie et sous d'autres tristes latitudes, depuis les années 1980 les néoconservateurs américains ont prôné une nouvelle forme d'intervention étatique, au moment où communisme, socialisme et keynésianisme étaient en voie de ringardisation totalitaire. Un temps donné, la droite eut le monopole de l'État et disposait du privilège naturel de ne pas être soupçonnée d'être affectée par une terreur congénitale, que la soif de justice sociale assignait irrémédiablement à gauche.
Sur le plan national, cette recomposition idéologique à la fin de la Guerre froide (1947-1991) n'allait pas sans fragiliser d'autres institutions situées aux niveaux inférieurs, dont la création remontait bien avant l'irruption des régimes totalitaires. En premier lieu, le consensus républicain autour d'un État central assez puissant pour assurer une uniformisation géographique, culturelle, économique et sociale. En faisant un pas en avant puis deux en arrière, l'hésitation de l'ensemble des partis politiques français face aux régionalismes et au monde ultramarin montre bien l'absence d'une vision claire et définie au sujet de la forme de l'État, et donc de la République. Louvoyant entre centralisme autoritaire et autonomisme local, les gouvernements successifs empilent les couches lorsqu'ils entendent les mutualiser et les simplifier, étant donné que le gain d'efficacité n'est pas toujours immédiat et, de surcroît, ne découle pas d'une stratégie d'ensemble qui mobilise tous les acteurs concernés, notamment les populations. Et puis, à force de fusion et de mutualisation des établissements publics, finalement cette politique débouchera t-elle sur davantage de concentration ou alors de décentralisation ? Du conseil municipal jusqu'au gouvernement, que restera t-il entre les deux après ce grand essorage territorial ?
À terme, la technocratisation de la politique réduit toutes les relations sociales, y compris d'ordre intime, à la réalisation de ses propres fins instrumentales. En ce qui me concerne, je suis plutôt favorable à un État fédéral de taille modérée qui relocalise certains enjeux territoriaux, et qui au niveau national se cantonne à un rôle technique et communicationnel, uniquement dédié aux missions de coordination définies par l'ensemble des États fédérés. Jusqu'alors dans l'histoire, aucun État d'une certaine importance n'a su fonctionner sans le parasitage d'une oligarchie dispendieuse qui détourne à son profit les finalités collectivement décidées par la loi. Cette irresponsabilité et cette corruption endémiques au fonctionnement des États contaminent tous les échelons et jusque dans les domaines qu'ils sont censés réglementer.
Voilà comment la moralité et la justice sociale sont génétiquement associées à la conduite même des affaires de l'État. Servant de contrepartie à l'expropriation d'une partie du bien public par le personnel politico-administratif qui en assure la gestion, toute opinion relative à la technique ou à l'efficacité devient en même temps une posture morale. Insidieusement, une façon d'être ou, pour reprendre le terme du sociologue Pierre Bourdieu, un certain habitus, se développe à travers les générations et forme une noblesse d'État qui fait passer sur le même plan ses propres intérêts et ceux de la collectivité. Cette interpénétration entre les sphères morale, technique, culturelle et sociale, favorise les comportements discriminatoires et le maintien d'un nationalisme latent, qui entremêle gouvernance territoriale et défense des catégories politico-administratives.
Selon moi, l'une des seules manières d'éviter ces écueils est de réduire le volume des affaires traitées par les institutions, pour les rapprocher des citoyens et resserrer les contrôles juridictionnels. En accord sur ce point avec certains libéraux, mais selon des motivations et des finalités complètement différentes, je trouve la taille de l'État unitaire assez inadaptée aux dynamiques territoriales françaises. Mais là où ma critique de l'efficacité s'éloigne de celle des libéraux est qu'elle englobe aussi les grandes entreprises privées : au-delà d'un certain seuil de grandeur, a fortiori lorsqu'une mégastructure est sous l'égide d'un grand propriétaire parfois mégalomaniaque, l'uniformisation est si vaste qu'elle entraîne une vulnérabilité systémique, une déresponsabilisation des individus et notamment des dirigeants, puis génère potentiellement un gaspillage des ressources.
D'un autre côté, la fluidité, la simplicité et la rapidité sont largement favorisées grâce à la prise en charge d'un système unique le plus étendu possible. Comment fonctionnera le système Windows lorsque Microsoft périclitera ? Ce sont des questions qui n'appellent certainement pas des réponses univoques mais des débats profonds sur l'avenir de nos sociétés. Il a été maintes fois répété que suite à la globalisation financière et commerciale, l'État comme type d'organisation allait être placardisé au Musée des Horreurs. Cependant depuis quelques années, malgré tout le rabâchage du grand staff managérial, l'État a le vent en poupe et ne cesse de reprendre vigueur. Les différents mouvements de gauche pourraient débattre de ce nouvel état de fait, qui contraste avec la situation des années 1980-1990 (essor et apogée du néolibéralisme) lorsque l'État en tant qu'acteur économique était discrédité, voire accusé rétrospectivement de justifier une violence illégitime contre les droits fondamentaux, en légalisant la Terreur, les proscriptions et les exactions. Je poursuis avec le colonialisme et la Shoah ou c'est pas la peine ?
À côté de ce jeu de miroirs symbolico-historiques, le temps est venu pour la gauche de reconsidérer ses positions envers les conflits armés et la violence politique en général. Quand à la fin de son mandat Mitterrand prévenait que "Le nationalisme, c'est la guerre", il aurait pu ajouter : L'État aussi ! Car nous sommes encadrés par des États-nations et les deux ne peuvent pas être dissociés. En fouillant dans les tréfonds de sa généalogie remontant à l'Antiquité, on serait peut-être surpris de découvrir que l'État fut d'abord et avant tout une machine de guerre impitoyable, destinée à écraser et à esclavagiser ses adversaires. Apparemment, nous faisons face à un de ces dilemmes moralement irrésolus depuis des millénaires, mettant en jeu des constantes paléoanthropologiques qui outrepassent certainement les compétences de l'action politique.
Une fois cela dit, il reste très hautement probable que dans nos sociétés développées il n'existe pas de position strictement neutre ou pacifiste. Plus ou moins directement, chacun participe d'une guerre mondiale continuelle que se livrent en permanence les systèmes étatiques, la communauté internationale, les mafias et les industries militaro-industrielles. Dans tout cet imbroglio d'opérations d'espionnage, de sécurité, de propagande, de négociations diplomatiques, de vente d'armes et d'interventions militaires, une définition de quelques principes stratégiques est indispensable pour tenir une ligne politique cohérente et inflexible, sous peine de trahir ses propres convictions. Une position simplement pacifiste est insuffisante pour défendre un engagement avec un minimum de sérieux. La droite néolibérale l'a toujours bien compris et rarement elle remet en cause les fondements de sa stratégie défensive et belliciste : elle adore les troupes militaires et les engins hyper coûteux qui défilent lors des fêtes nationales, et pour rien au monde elle se priverait de célébrer la grande force militaire de l'État, dont elle aurait l'unique privilège.
La violence révolutionnaire est passée du côté des forces libérales et réactionnaires, tandis que les progressistes, pacifistes comme souvent, se retrouvent désarmés et dépourvus de stratégie de combat. Puisque nos méthodes de sabotage et de guérilla ont été copiées par tous nos adversaires, d'Al Qaïda au Mouvement des miliciens, à notre tour de leur voler un de leurs meilleurs chevaux de bataille : la stratégie identitaire.
Les identités : une artillerie de droite que pourrait dérober la gauche
La droite française brandit volontiers la question identitaire dès qu'il s'agit de purger des noirs et des arabes mais avec beaucoup moins d'enthousiasme en ce qui concerne l'intégration européenne. Pourtant, s'il y a bien une crise identitaire à diagnostiquer afin de comprendre les transformations sociales, économiques et culturelles au sein de chaque État membre, c'est bien dans le manque patent d'un grand projet politique européen, jusque là essentiellement limité au ronron des mécanismes du marché unique. C'est vrai, j'ai dit plus haut que je préfère les États techniciens. Mais pas au point d'évacuer toute interférence avec les mouvements populaires, comme en Italie après les dernières élections parlementaires de mars 2018. Voici le résultat quand les valeurs identitaires sont ridiculisées et ne sont pas prises au sérieux : tout ce cirque autour de la diabolisation de l'extrême-droite eurosceptique, animée par les libéraux et les sociaux-démocrates, débouche finalement sur un gigantesque malentendu où ne s'affrontent que des opinions très caricaturales.
Comment se fait-il que la gauche dans son ensemble n'arrive pas à reprendre et à digérer les thèses identitaires d'extrême-droite, qui s'appuient pourtant sur des fondements théoriques bien minces et si peu de réussites politiques au cours de toute son histoire ? Il est patent qu'il s'agit là d'un phénomène paradoxal à décortiquer minutieusement, nécessitant de fouiller dans les entrailles d'une créature pouvant éclabousser quelques belles âmes en quête de béatitude. Des forts risques de nausée et d'indigestion sont à prévoir, mais a t-on découvert un seul remède avant d'avoir trouvé précisément les origines du mal et procédé à des dissections ? Peut-on sérieusement se contenter de diagnostics assez superficiels et non sans dangers, tels que l'on en a entendu suite à l'élection du président Donald Trump, affirmant sans ciller que la pauvreté détermine la montée du populisme droitier, en raison d'un moindre accès à la culture et à l'éducation ? Cette explication est assez séduisante à gauche parce qu'elle fait croire à une recrudescence de la lutte des classes, et ainsi on retrouve le schéma classique du clivage gauche/droite, même s'il est inversé dans le cas présent.
Sauf qu'une telle interprétation revient à dire que Donald Trump ne serait qu'un paria inculte s'identifiant aux classes laborieuses, arrivé par accident dans le système électoral, alors qu'en réalité il est un pur produit de la médiacratie, dont l'Establishment use et abuse depuis des décennies, Hilary Clinton en tête. Pour élucider un crime, il est toujours plus facile de tout renvoyer à une cause particulière et de classer l'affaire aussitôt. Mais les faits sont têtus et bizarrement c'est tout un système qui passe sous la ligne de flottaison : après le Brexit, Trump, la Pologne et l'Italie, quelle sera la prochaine victime ?
L'extrême-droite est le résultat de l'aveuglement et de l'incompétence des élites libérales qui se sont inféodées aux banques et aux médias de masse détenus et gérés par des milliardaires. En dehors de ce contexte, dans la plupart des pays occidentaux les scores des partis nationalistes et chauvins seraient au moins deux fois moins importants. Bien sûr, il y a toujours des cas particuliers comme l'Autriche, la Scandinavie, etc. Il ne s'agit pas de nier les faits démographiques et culturels, mais de les remettre à leurs justes valeurs.
Venons-en aux critiques les plus acerbes de la droite, où la sophistication rhétorique le dispute à la qualité poétique d'une oraison macabre : la gauche ne reconnaît une identité que si elle est une représentation d'un misérabilisme absolu, qui sert de justification à un dumping social généralisé et donc à l'appauvrissement des pays occidentaux, dont elle méprise les identités. Sous couvert d'altruisme et de générosité, la gauche est accusée de pratiquer une sélection identitaire généralement favorable aux opprimés émigrant des Pays du Sud, alors qu'en réalité elle exploite autant, si ce n'est plus, que les capitalistes, en délaissant ses concitoyens pour s'offrir gratuitement le service des plus miséreux venant de l'autre bout de la planète. Les gauchistes sont pareils aux mondialistes néolibéraux... Stop ! Pitié ! Peut-on défaire le cilice de la torture social-démocrate ? Reprenons calmement nos esprits...
Tant que la gauche ne met pas en œuvre une politique de gauche, cette accusation de dumping social sera très difficile à contrer, parce qu'encore une fois les identités ne peuvent pas être niées dans l'absolu, et la justice sociale ne peut pas faire l'économie d'une politique qui favorise la proximité, même si cela contredit son principe d'égalité universelle. Dans le fond, avec la question identitaire, la droite trouve ici le point d'achoppement de toute la gauche, en faisant valoir un droit à la différence de façon immédiate et subjective, en invoquant une loi naturelle des inégalités, et en postulant l'évidence que l'égalitarisme est plutôt un concept idéologique qu'une réalité pragmatique. Même si en vérité la droite subit exactement la même contradiction, non pas en économie mais dans sa relation avec les autres cultures, ces attaques ne peuvent être combattues qu'avec des actions et des mesures concrètes prouvant le contraire. Les beaux discours ont dans ce cas une portée générale très limitée.
Toutefois, la reconnaissance des identités implique une égalité minimale dans le respect de chacune d'entre elles : c'est le point de discorde qui déchire toute la droite. Ils arrivent encore moins à s'accorder sur ce sujet que la gauche, qui associe habituellement les faits identitaires à d'autres faits sociaux et donc accède à des points de vue plus objectifs que pourrait donner la seule perception des individualités. L'argument grâce auquel la gauche peut récupérer à son profit le discours identitaire est la promesse d'intégration de chaque individu dans une sphère qui l'agrandi et l'enrichi intellectuellement, de manière concrète. Elle peut soutenir l'émancipation de certains mouvements identitaires en vue de défendre des droits universels, ce qu'elle fit dans le passé avec nombre de mouvements d'indépendance révolutionnaire, sans que cela dégénère à chaque fois en guerre interethnique ou en terrorisme d'État cherchant à exterminer toutes les anciennes identités.
Quant à la question de savoir si la culture, la religion ou le territoire sont les entités politiques les plus représentatives, je crois qu'avec un si grand nombre de différences, de relations et de d'équivalences, bien présomptueux celui qui s'estimerait en capacité d'apporter une réponse exhaustive. Ma seule certitude est que les êtres humains adorent se chamailler et, contrairement à ce que tentent de nous faire croire les néoconservateurs, ils tiennent rarement en place et changent souvent d'identité. Comme disait Aristote, l'homme est par nature un animal politique, et peu importe sa cité de naissance ou d'adoption.
À défaut de s'entendre, le minimum est de chercher à se comprendre. En clarifiant les propos, les idées et les thèmes, puis en hiérarchisant le tout selon un ordre de priorité, la visibilité des uns et des autres s'améliore et une opinion majoritaire se dégage naturellement, en sachant d'avance quels choix lui seront soumis une fois au pouvoir.
Je ne suis ni quelqu'un de très engagé ni de fort en gueule. Je manifeste de temps à autre, je regarde quelques émissions politiques, je lis quelques essais et je vote à la plupart des élections. Mais avec l'expérience je sais qu'à partir du moment où chacun est habité par la conviction qu'il se bat pour le plus grand nombre, les hésitants diminuent et se débinent piteusement en silence. D'où l'importance d'un grand débat transversal à gauche, qui révèle les mouvements de fond et leurs nouvelles incarnations, mais surtout qui ouvre la construction d'une nouvelle majorité au moins autour de quelques grandes idées bien distinctes, à défaut d'un accord sur une stratégie de conquête et de gouvernement.
Le Parti Socialiste n'est pas mort en raison de sa position idéologique, car il n'en avait plus depuis longtemps, mais s'est détruit en ne cherchant pas à devenir autre chose qu'une machine électorale et bureaucratique devenant plus soucieuse de ses propres intérêts que ceux des administrés. Le parti ne se distinguait plus des institutions étatiques et progressivement il a perdu sa verve politique.
La sensation de faire partie d'une majorité, de croire qu'on va toujours gagner quoi qu'il arrive, cette galvanisation dans une foi aveugle aussi nécessaire que regrettable, reste du début à la fin la condition sine qua non de tout militantisme.
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