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A la stratégie de Shéhérazade, opposons celle de Saint Thomas !

Et si l’incrédulité devenait une arme contre les storytellers ? A la stratégie de Shéhérazade, on opposerait celle de Saint Thomas. Le monde de demain sera-t-il le résultat d'une lutte entre les narrations imposées et les contre-narrations libératrices ? Refusons d’être dépossédés de la maîtrise de nos conditions d’existence et « en même temps » de notre cerveau. L’homme n’est déjà plus maître de son destin, il pourrait aussi n’en avoir plus conscience.

La Bible, les Évangiles, le Coran, La Torah, L’Iliade, L’Enéide, La Chanson de Roland… des histoires qui ont contribué à façonner l’imaginaire des peuples. Nous sommes dans les domaines des religions et des mythologies. « Il me faut pour tenir le coup des histoires à dormir debout... » chantait Guy Béart.

Les sophistes s’étaient rendu compte de l’ambigüité du langage et des mots. Ils les ont utilisés en vue d’instaurer la démocratie à l’Athènes du VI° siècle avant J.C. Le mot parole en grec se disait « muthos »… ce qui était vrai dans le discours, c’est le mythe dans une conception archaïque de la vérité qui, pour les Grecs, était ce qu’il ne fallait pas oublier. Les Sophistes ont alors compris le pouvoir des mots. Avec eux, la vérité sort du champ du mythe mais aussi de ceux du savoir et de la compétence. Le débat va dominer en politique et celui qui parle le mieux prendra le pouvoir. La parole politique devient le paroxysme du langage, elle ne dit pas le réel. Aujourd’hui, le storytelling est la construction d’une réalité fictive qui se fait passer pour le réel…

Depuis les années 1990, aux Etats-Unis puis en Europe, l’art de raconter des histoires a été investi par les logiques de la communication et du capitalisme triomphant, sous l'appellation anodine de « storytelling ». L’art de raconter des histoires est devenu une arme aux mains des « gourous » du marketing, du management et de la communication politique, pour mieux formater les esprits des consommateurs et des citoyens. Derrière les campagnes publicitaires, mais aussi dans l'ombre des campagnes électorales victorieuses, de Bush à Sarkozy, de Trump à Macron, se cachent les techniciens sophistiqués du storytelling management ou du digital storytelling. C'est cet incroyable main mise sur l'imagination des humains que révélait Christian Salmon dans un livre, au terme d'une longue enquête consacrée aux applications toujours plus nombreuses du storytelling.

Les managers doivent raconter des histoires pour motiver les salariés, les militaires s'entraînent sur des jeux vidéo conçus à Hollywood et les spin doctors (conseillers en communication et marketing politique agissant pour le compte de personnalités politiques) construisent la politique comme un récit.

Nous aimons que l’on nous raconte des histoires. « Un récit, c’est la clé de tout », confirmait M. Stanley Greenberg, spécialiste américain des sondages. Chez les adultes, l'art de raconter des histoires est-il devenu l’art de "formater les esprits" pour les aliéner ?

Les politiques, depuis les années 90, ont compris l’intérêt du Storytelling dans la communication politique avec l’explosion de l’Internet et plus généralement des nouvelles techniques de communication. Le récit est le meilleur vecteur du sens. Le sens y est incarné par des personnages, il se révèle dans l'irruption des situations, il devient manifeste au travers des conclusions que l'on en tire. Le récit, le conte, l'art de créer et de dire des histoires, est le chemin le plus court et le moyen le plus percutant pour créer du sens et le transmettre à un public. Notre émotion est atteinte dans son intimité et utilisée par le marketing et le politique.

Pour Virginie Spies, experte en communication, la série de clips de campagne de Macron « Le Candidat » a adopté, en 2022, la forme d’une série documentaire « à la Netflix ou Amazon Prime », en jouant sur l’effet de proximité. En mettant “le”, cela signifie qu’il n’y en a qu’un et que Macron se place au-dessus de la mêlée. Dans le premier épisode, Macron est suivi par un caméraman qui le filme dans son bureau, ou accompagné de son chien. « On essaye de nous vendre une certaine intimité », explique l’experte en communication politique, qui voit en cette série YouTube une nouvelle manière de s’adresser aux futurs électeurs. La série a, sans en avoir l’air, absolument tous les codes des clips de campagne. Le but est évidemment de faire réélire le président sortant. Il faut donc raconter de bonnes histoires.

La clé du leadership américain est, dans une grande mesure, le storytelling. « La politique, théorisait Clinton, doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire. » Les gourous de la communication moderne se sont mis à ne plus jurer que par l’art de raconter des histoires. La bonne histoire (« good story ») est conviée pour remobiliser l’employé, ou susciter un regain d’engagement du consommateur. C’est le cœur de la théorie managériale du « storytelling ».

Et si l’incrédulité devenait une arme contre les storytellers ? A la stratégie de Shéhérazade, on opposerait celle de Saint Thomas. Quelques jours avant l’élection présidentielle de 2004 aux Etats-Unis, un conseiller de G.W. Bush prenait à parti un journaliste en lui reprochant d’appartenir à la reality-based community, à la communauté de ceux qui croient à la réalité. C’était un peu comme le traiter de ringard, car le monde, il en était sûr, ne marchait plus ainsi. Il s’agit de convertir chacun de nous en spectateurs naïfs car nous sommes plus avides de fiction que de réalité.

Le monde de demain sera-t-il le résultat d'une lutte entre les narrations imposées et les contre-narrations libératrices ? Quels rôles pourront jouer les écrivains et les journalistes ?

Thierry Crouzet, journaliste, a son idée sur le sujet. Il a écrit sur son site Internet en prenant un exemple intéressant : « Si vous lisez une lettre et que vous découvrez que l’auteur a « pioché » le matin, vous penserez peut-être qu’il a travaillé dans son jardin. Si vous savez que cet auteur est Flaubert, vous commencerez à douter du sens de pioché. Si vous êtes familier de Flaubert, vous saurez exactement ce qu’il entend par pioché. Je ne dis pas qu’il faut que tous les journalistes deviennent des auteurs mais je crois que nous ne devons pas perdre l’habitude de lire les auteurs. Je n’ai jamais rien appris d’important en lisant les journalistes mais des auteurs ont changé ma vie. On ne change pas la vie de quelqu’un avec du digeste, du parfaitement défini, de l’objectivité, du sans ambiguïté. »

Ne plus subir la réalité mais la créer ! Les gouvernants sont aujourd’hui capables de vendre leur réalité comme une marque. L’art de gouverner se confond avec celui de raconter des histoires. Le discours officiel s’adresse au cœur plus qu’à la raison, à l’émotion plus qu’à l’opinion… souvent aux peurs. Le pouvoir exécutif devient un pouvoir d’exécution du scénario présidentiel. Nous en sommes arrivés là avec Macron qui s’est voulu un président jupitérien. Il use et abuse du storytelling, notamment avec sa propre histoire sentimentale et son étiquette de Mozart de la Finance.

« Comment faire pour retrouver la réalité ? Peut-être en commençant par juxtaposer toutes les histoires à dormir debout. Ensuite en entrant dans les détails, où se cache toujours le diable, lui bien réel. Car les histoires ne marchent qu’en gros. Dans le détail, elles ne marchent pas du tout ou apparaissent pour ce qu’elles sont : de la fiction qu’on a plaisir à temporairement faire semblant de croire (techniquement, les philosophes appellent cela la suspension temporaire de l’incrédulité) », commente Yves Michaud dans un article sur l’ouvrage « Storytelling » de Christian Salmon.

Être crédule ? Pierre Bayard, écrivain et universitaire, s’y oppose lorsqu’il s’agit de fiction. On doit selon lui revenir sur les fictions et s’amuser à démontrer, comme il l’a fait, qu'Œdipe n’a pas tué son père ou que l’affaire du chien des Baskerville n’a pas été élucidée par Sherlock Holmes. Pierre Bayard fait une relecture qui s’appuie sur la critique policière, partant du postulat que des meurtres racontés par la littérature n’ont pas été commis par ceux que l’on a accusés. "En littérature comme dans la vie, dit-il, les véritables criminels échapperaient souvent aux enquêteurs en laissant accuser et condamner des personnages de second ordre."

Sans tomber dans une théorie complotiste de la conspiration planétaire, si j’ai un conseil à suivre et une leçon à tirer aujourd’hui, c’est à Pierre Bayard que je l’emprunte : « être toujours libre de réinventer un roman à son goût, de s’y investir sans crainte, d’en quereller le sens, et de batailler avec l’auteur, ligne à ligne ». Un exercice qui nous servira contre cette réalité inventée par les storytellers de l’économie et de la politique. Il ne faut pas hésiter à en quereller le sens, à batailler pour réinventer une utopie contre leur dystopie. Il n'y a pas de grande réalisation qui n'ait été d'abord utopie.

Travailleurs, chômeurs, jeunes, vieux, malades, handicapés, automobilistes, piétons, locataires, propriétaires, consommateurs, téléspectateurs, Internautes, lecteurs, électeurs… Tous citoyens, soyons incrédules !

Le citoyen est quelqu’un qui est capable de gouverner et d’être gouverné. Aristote l’affirmait déjà. Donc, si nous sommes capables d’être gouvernés, nous sommes capables de gouverner. Pour cela, il y a une contre-éducation politique à faire pour se déshabituer de l’emprise maintenue par une élite qui se reproduit dans les grandes écoles et, en premier lieu, l’ENA. Chacun devrait être conscient qu’il est apte à prendre ses responsabilités et refuser d’être dominée. Refusons le béni-oui-ouisme ! Ne soyons pas les victimes de la globalisation des cultures en étant celles de la globalisation économique et politique. Ne laissons pas d’autres construire notre imaginaire autour de leurs projets de globalisation. Méfions-nous de l’exploitation que les storytellers font des espaces nouveaux de communication et d’échange. En affirmant que la globalisation est un paradigme unique et irréversible, ils excluent une partie de la population mondiale. C’est une triste réalité à dénoncer et non pas une « good story » à gober.

En 2007, Sarkozy et son équipe de storytellers ont raconté des histoires. Aujourd’hui, la réalité est la crise. Les macronistes vous racontent encore les mêmes histoires sur cette crise. Ils se disent protecteurs en vous servant un discours infantilisant. Soyons incrédules devant une presse SAV du storytelling politique ! Ne soyons pas les figurants d’une société faite pour les dominants qui menacent la santé, la culture, la sécurité, l’économie et le pouvoir d’achat du plus grand nombre !

Ne nous laissons pas raconter des histoires contraires à la réalité de la politique que nous subissons depuis plusieurs années ! La crise, c’est eux. L’austérité, c’est eux. La flambée du chômage, c’est eux. Les cadeaux fiscaux aux plus riches, c’est eux. Le démantèlement de vos services publics, c’est eux. Refusons d’être dépossédés de la maîtrise de nos conditions d’existence et « en même temps » de notre cerveau.

Dans un colloque de sociologues et chercheurs en sciences sociales « Dominations et résistances » tenu à Marseille début juillet 2013, Roland Gori évoquait ces dispositifs qui s’imposent et mettent sous tutelle l’individu avec son consentement : « L’évaluation est un moyen de faire intérioriser des ordres sans en avoir l’air, tout en leur donnant l’apparence de l’objectivité ». Pourquoi accepter cette prise de pouvoir sur la pensée ? Pourquoi accepter d’être considérés comme des « incapables » (non-intellectuels) par des « capables » autoproclamés (intellectuels) ? Pour résister, il faut cultiver ses imaginaires, a conclu Philippe Corcuff, lors du colloque. Comment être autonome dans sa pensée. Il faut d’abord refuser la frustration et la souffrance. Il faut penser par soi-même, disent les philosophes, au lieu de se laisser conduire, mener par les « capables ».

Dans un monde globalisé où tout tend à constituer un système, un ensemble régi par les règles du capitalisme, la mondialisation tisse des liens entre les Etats-nations, les entreprises, les sociétés de telle sorte que les événements, les décisions survenant en un lieu de la planète retentissent plus ou moins intensément sur les individus et les collectivités vivant en d'autres lieux. La liberté de penser risque de devenir un artefact, un fait psychique artificiel, produit par les techniques employées dans l’exploration de la conscience. L’homme n’est déjà plus maître de son destin, il peut aussi n’en avoir plus conscience.

Indignez-vous ! Ce cri, emprunté au titre du pamphlet de Stéphane Hessel, résonne comme un appel à l’action, une invitation à la révolte contre les injustices et les inégalités. Dans un monde où tant de maux persistent, il est essentiel de garder notre conscience éveillée et de nous mobiliser pour un avenir plus juste et solidaire.


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5 réactions à cet article    


  • Samy Levrai Samy Levrai 29 janvier 17:20

    Ne vous indignez pas, révoltez vous, entrez en résistance.


    • rogal 29 janvier 18:19

      Pas mieux à nous proposer que Saint-Thomas ?


      • Jean d'Aïtone Jean d’Aïtone 29 janvier 18:57

        @rogal
        L’expression « se comporter comme St Thomas » est culturelle. Toutefois si vous avez mieux et plus concis, vous pouvez nous en faire profiter. « croire que ce que l’on voit et bien sur ne pas avoir une confiance aveugle » me paraît un peu trop long. Cordialement. 


      • rogal 30 janvier 06:27

        @Jean d’Aïtone
        « Le pyrrhonisme est le vrai » (Pascal).


      • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 29 janvier 19:17

        ’’Travailleurs, chômeurs, jeunes, vieux, malades, handicapés, automobilistes, piétons, locataires, propriétaires, consommateurs, téléspectateurs, Internautes, lecteurs, électeurs… Tous citoyens, soyons incrédules ’’

        >

        Je dirai :

        Travailleurs, chômeurs, jeunes, vieux, malades, handicapés, automobilistes, piétons, locataires, propriétaires, consommateurs, téléspectateurs, Internautes, lecteurs, électeurs… Tous citoyens, soyons agnotologues.

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