• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

2084

Lucia est heureuse, elle peut sortir, c’est le jour des no-colored people (NCP), elle attendait ça depuis au moins 5 mois, on ne risque plus rien à se promener dehors, on est entre nous. Il restait beaucoup d’indésirables malgré les milices privées qui leur livraient une chasse incessante. Les non-pucés n’étaient pas les pires car ils étaient confinés dans leur vaste enclos qui allait jusqu’à la Normandie. Mais il y avait tous les autres ! Même les Australiens n’avaient pas réussi à maintenir les flots de population à une juste mesure, il y avait là-bas des philippins, des malais, des irakiens, sans compter les chinois considérés aussi comme colored. La grande majorité des non-pucés n’étaient d’ailleurs pas des colored, ils descendaient plus ou moins lointainement d’une tribu sauvage qui n’avait pas laissé d’autres traces. Les milices ? On ne pouvait pas s’y fier ! Ils passent leur temps à boire, à trafiquer, ils cherchent à débrancher leurs puces. Il faut dire que beaucoup sont d’anciens détenus payés un prix fou pour incorporer la milice. On n’avait rien d’autre sous la main. Lucia voyait mal en effet Atalante, son fils cadet, obtenu par autorisation spéciale du bureau de la démographie, manier la matraque ou le calibre. Il faisait bien un peu de fitness mais c’était surtout pour faire des rencontres, d’ailleurs il en fait, beaucoup même. Il faut que jeunesse se passe.

En se penchant un peu, elle pouvait voir le tout début de l’enclos des non-pucés qui commençait à la Défense pour s’étendre au loin. Elle ne comprenait pas pourquoi ils faisaient tout pour échapper à cette toute petite puce à fission nucléaire qui rendait tant de services : géolocalisable, programmable, connectée vers le monde entier. Ils préféraient vivre comme des bêtes. Ils s’ébattaient, ils riaient, ils cultivaient, ils parlaient d’amour, ils le faisaient de temps en temps, souvent même d’après elle.

Lucia n’enviait pas leurs ébats. Elle avait reçu du Ministère, dès son plus jeune âge, des mannequins polymorphes et connectés qui avaient reçu grâce à l’Intelligence Artificielle une éducation érotique et sexuelle des plus poussée. Elle n’avait même pas besoin d’augmenter la concentration de fun-ever dans la pièce pour connaître ces délicieuses petites morts décrites dans les grimoires des temps anciens. Le diffuseur de fun-ever imbibait constamment la capsule dans laquelle elle vivait. Elle aimait cette suave odeur d’orange qui lui procurait une douce euphorie où elle se pelotonnait. Plus aucune place laissée aux tracas !

Lucia passait normalement l’essentiel de sa journée devant un écran multidimensionnel qui permettait de se documenter, d’interagir avec le monde entier, de construire des mondes virtuels, de s’informer. Au fun-ever elle ajoutait quelquefois des sensibilisateurs cérébraux du cerveau pour limiter la dureté des événements relatés. Bien évidemment, elle travaillait surtout ! Evidemment pas un travail manuel, comment aurait-elle fait ? Ce genre d’activités traditionnellement considéré comme ne convenant pas à l’élite était relégué au sein d’ilots peuplés de simples (mais pucés). D’autres s’occupaient de nettoyer, bâtir, construire, réparer, être utile de mille façons sans que personne ne s’en aperçoive. C’est la raison pour laquelle on les appelait les invisibles. A ceux-là on avait ajouté une électrode à leur puce pour permettre d’envoyer une décharge très puissante lorsqu’ils s’écartaient un tant soit peu de l’occupation dont ils avaient la charge. Malgré cette précaution, les actes belliqueux voire terroristes n’étaient pas rares et créaient une certaine inquiétude. Les milices avaient le droit de vie ou de mort sur ceux qui erraient sans but assigné, mais elles ne pouvaient pas tout.

Lucia avait eu en charge de lourdes responsabilités au sein du VFG (Volk und Fräulein Group). Elle avait sous sa coupe l’ensemble de l’Europe. Elle devait faire en sorte que les sentiments, les émotions suscitées par les autorités centrales remplacent toute espèce de pensée cohérente. Un contrôle génétique des populations fut nécessaire. La technologie lui fut d’un grand secours. La femme était libérée de la tutelle des hommes grâce aux miracles de la plasturgie, encore fallait-il assurer une descendance en marginalisant autant que possible leur apport. La progéniture ? Les ovules de chacune sont pieusement congelées et fécondées avec le gamète synthétisé artificiellement en laboratoire, celui qui assurera les caractéristiques optimales féminines de la génération future. Vivre, survivre et jouir sans entrave, sans cette domination des homoncules insupportable : la société du bonheur universel était maintenant possible.

Mais la tâche de Lucia ne s’était pas arrêtée à la neutralisation des résidus génétiques, il fallait aussi convaincre les peuples barbares, hors de sa juridiction, qu’il fallait suivre la même route. Elle dirigea donc le projet Anaconda où elle put engager toute son inépuisable énergie. Terrasser l’ennemi à l’aide de missiles, de chars, d’armes toutes plus meurtrières les unes que les autres, était largement passé de mode. Il fallait enserrer sa proie dans les délices du charme discret de la bourgeoisie. Il n’y avait rien à espérer de la plèbe trop préoccupée à survivre pour pouvoir comprendre qu’un monde merveilleux l’attendait, mieux valait se préoccuper des nantis. La middle class elle n’espérait qu’une chose : avoir autant de choses inutiles et insignifiantes que les autres, c’est-à-dire ceux du monde civilisé, celui de Lucia. Ils rêvent de polluer, de salir, d’exterminer toute trace d’humanité et surtout de pouvoir continuer à dominer ceux qui leur apportent tout ce qu’ils désirent. La révolution des classes moyennes s’impose dès qu’elle réussit à convaincre les gens ordinaires qu’une image projetée est accessible.

La loge de Lucia dominait le CNIT dans les anciens gratte-ciel de bureaux réaménagé en logements. De son alvéole elle pouvait apercevoir les logements sordides des non-pucés qui, ironiquement, se trouvait exactement à la même place que le bidonville de Nanterre des temps ancestraux. Le programme du Care (Cohérence, Attention, Relation, Engagement) n’avait connu qu’un succès limité pour sortir les foules d’un passé rétrograde. Les spectacles d’empathie ostentatoire, de philanthropie télévisuelle, de bénévolats intéressés avaient été insuffisants pour dissimuler la détresse qui s’installe inévitablement lorsqu’on ressent le mépris de ceux qui dirigent.


Moyenne des avis sur cet article :  1.53/5   (19 votes)




Réagissez à l'article

15 réactions à cet article    


  • sylviadandrieux 3 janvier 22:20

    Vous êtes un lointain cousin d’ H. G. Wells ?


    • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 4 janvier 10:19

      @sylviadandrieux
      Non. Même lointainement.


    • tashrin 4 janvier 12:21

      @sylviadandrieux
      Pourquoi Wells ?


    • Samy Levrai Samy Levrai 4 janvier 00:09

      J’ai apprécié.


      • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 4 janvier 10:20

        @Samy Levrai
        Merci, je fais de mon mieux.


      • tashrin 4 janvier 12:21

        Pas mal :) Mais le pire, c’est que c’est presque pas (plus) de la fiction

        C’est fou, on dirait qu’ils ont pris 1984 et le meilleur des mondes pour en faire un manuel... Si ca avait été fait expres on n’en serait au même point dis donc...


        • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 janvier 10:20

          @tashrin
          C’est exact, c’est à peine de l’anticipation.


        • Mozart Mozart 4 janvier 12:54

          Autant lire Guerilla d’Obertone !


          • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 janvier 10:20

            @Mozart
            J’essaierai


          • In Bruges In Bruges 4 janvier 16:08

            En 1978 déjà ( album « le stéphanois »), un certain Bernard Lavilliers chantait la même chose avec « la grande marée ».

            https://www.youtube.com/watch?v=SH3xK7YxuKE


            • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 janvier 10:21

              @In Bruges
              Merci de l’information


            • Le Gueux Le Gueux 4 janvier 18:47

              Excellent, M.Orwellbis !

              Tant bientôt...A moins qu’une grande chose arrive...


              • Jacques-Robert SIMON Jacques-Robert SIMON 5 janvier 10:21

                @Le Gueux
                Merci. J’espère aussi.


              • TSS (...tologue) 5 janvier 10:10

                Plutôt qu’Obertone il faut lire Damasio( la zone du dehors... les furtifs  !)... !!

                Obertone n’arrive pas à la cheville de P.Pelot et H F Tiephaine eux aussi

                jurassiens.

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON



Publicité




Palmarès


Derniers commentaires


Publicité