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Accueil du site > Culture & Loisirs > Voyages > Mon histoire surgit du passé

Mon histoire surgit du passé

Les esclaves oubliés de l'île Tromelin

L'obstination de la survie.

Je m'appelle Moïse comme tous les aînés de ma famille, d'aussi longtemps que notre mémoire familiale en a conservé trace. Je vis sur l'île de la Réunion et mes ancêtres étaient Malgaches. C'est ce que je savais d'une histoire qui restait enclose dans les méandres d'un passé qu'on se refuse à dire. J'ai respecté la tradition et mon fils porte le même prénom que moi.

C'est lui qui a refusé le silence et a tenu à effectuer les recherches pour enfin découvrir le secret de cette curieuse transmission d'un prénom biblique. Il fut aidé pour cela par l'obstination d'un homme : Max Guérout qui a voulu faire surgir du néant un récit si peu glorieux qu'il avait été effacé pour ne pas avoir à porter l' ignominie et la honte.

Laissons mon enfant nous raconter cette histoire à sa façon. Il s'en est tellement imprégné qu'il la raconte comme s'il en était le dépositaire, le survivant chargé de transmettre le récit pour l'édification des générations à venir. Je ne peux lui donner tort : en agissant ainsi, il brise le tabou et le refus de porter un héritage qu'en aucune manière nous ne devrions renier.

« Je m'appelle Moïse, je suis né quelque part dans l'Océan Indien en 1776, sur une île minuscule, balayée par les vents, les cyclones, les tempêtes. Je suis l'enfant de la survie, la preuve de la détermination de quelques hommes et femmes à survivre malgré l'hostilité du lieu et la monstruosité des hommes. Tout ce que je sais de cette tragédie, c'est ma mère qui me l'a confié …


Tout a commencé à Madagascar en 1761 ; c'est du moins ainsi qu'on désigne aujourd'hui la terre de mes ancêtres. Ma mère avait été victime d'une rafle, d'un rapt monstrueux organisé par ses semblables avec la complicité d'étrangers qui venaient de France. Ces hommes travaillaient pour leur compte, ils étaient membres de la compagnie des Indes Orientales. Malgré l'interdit qui pesait sur le trafic des êtres humains dans cette partie du monde, ils faisaient des razzias à leur profit pour vendre leur « marchandise » sur l'Île Bourbon.

Elle a embarqué le 31 juillet 1761 à bord d'une affreuse flûte de 45 mètres de long dans laquelle s'entassaient 145 marins et 160 êtres humains destinés à l'esclavage. Dans ce maudit navire qui, par dérision certainement, s'appelait « L'Utile », elle a compris qu'elle prenait un billet pour l'enfer. La suite lui prouverait qu'elle était loin de pouvoir imaginer ce que serait son calvaire.

Après 3 jours de navigation, commettant une erreur de route ou trompé par des cartes imprécises, le capitaine, en dépit des réserves du pilote qui le lui conseillait dans l'incertitude du moment, refusa de mouiller . Il maintint son cap et à une heure du matin, ce fut le choc, terrible, inquiétant, angoissant. Dans la nuit, le bateau se déchira ; les hommes d'équipage purent se sauver tandis que dans la cale, le pauvre bétail humain était pris au piège de la soute.

Heureusement, les vagues en cet endroit étaient si fortes qu'elles brisèrent la coque et que les prisonniers du mépris parvinrent à s'extraire de leur geôle. Dans le froid et l'obscurité, ceux qui le purent regagnèrent les rives de ce qui allait devenir leur nouvelle prison. En ces heures délicates, 20 marins et 72 esclaves périrent. Ce furent les premières victimes d'une longue et terrifiante liste.

Au petit matin de ce 4 août, chacun put faire le point. L'Utile n'était plus qu'une épave gisant à quelques mètres d'un rivage fait de sable et de corail. L'île sur laquelle les naufragés avaient échoué était petite, désolée, inhospitalière. Tout autour, une mer déchaînée n'offrait que remous, courants et brisants. Une maigre végétation et si peu de relief ne permettaient pas de trouver refuge protecteur pour les deux cents survivants.

Les hommes d'équipage regroupèrent « leur marchandise » en la tenant à l'écart de leur camp. Durant deux mois, ils s'activèrent pour construire, à partir des débris et de ce qui avait été sauvé du navire, une embarcation de fortune. Ma mère et ses compagnons de misère observaient sans bien comprendre ce qui se tramait non loin de là.

Quand tout fut prêt, les marins embarquèrent, abandonnant sur l'île des sables soixante esclaves survivants. Certains étaient morts en buvant de l'eau saumâtre, la survie n'était pas facile sur ce petit espace inhospitalier de 1 700 mètres de long et 700 mètres de large. Les Français partirent en promettant d'envoyer des secours, ce qu'ils tardèrent à exécuter . Ce fut le début d'une longue aventure pour les naufragés de l'Océan Indien.

Durant quinze longues années, la vie, ou plutôt la survie, allait s'organiser. Ces hommes, ces enfants, ces femmes, venus des hauts plateaux, allèrent devoir apprendre à vivre des ressources de la mer tout en cherchant à se protéger des cyclones, des raz-de-marée et des tempêtes. Les ressources humaines sont incommensurables. Ceux que les Européens prenaient pour des sauvages allaient déployer des trésors d'ingéniosité, révéler d'extraordinaires capacités d'adaptation pour survivre dans l'entraide et l'organisation sociale.

Ma mère était jeune ; elle fit partie de ceux qui allaient le mieux s'adapter et résister aux conditions effroyables. La nature humaine reste mystérieuse : elle s'éprit d'un homme plus astucieux, plus inventif que les autres. C'est lui qui deviendrait mon père, celui que je ne connaîtrais jamais. Les années passèrent ; les survivants établirent un village sur la petite hauteur de l'île à cinq mètres au dessus du niveau des flots. Ils creusèrent des abris, les renforcèrent avec du corail et des galets.

Grâce à tout ce qu'ils récupérèrent dans l'épave, ils parvinrent à survivre, se nourrissant de poissons, d'oiseaux et de tortues marines. La sterne noire fut leur mets principal des années durant. Ils surent faire jaillir le feu et le conserver, trouvèrent de l'eau saumâtre en creusant des puits sur ce minuscule coin de terre où les marins les avaient abandonnés à tout jamais …

Non, la Compagnie des Indes Orientales n'avait pas eu la mémoire courte. Elle essaya à plusieurs reprises d'envoyer des navires sur le secteur. Mais l'endroit était dangereux, la navigation incertaine. Les rares expéditions revinrent bredouilles. Finalement, après plus de treize années d'attente et de vains espoirs, une voile surgit à l'horizon : celle de La Sauterelle, un navire qui tenta de venir en aide aux survivants.

L'approche de l'île étant trop risquée, on envoya une chaloupe avec deux hommes d'équipage. La mer était déchaînée ; la chaloupe chavira. L'un des matelots revint à la nage sur son navire, l'autre se retrouva sur l'île des sables avec les survivants. C'est cet homme qui provoqua indirectement la mort de mon père.

Il se mit au travail pour construire une embarcation de fortune. Il avait des rudiments de charpenterie navale et, avec l'aide des naufragés, parvint à construire cette embarcation. Il décida 3 femmes et 3 hommes à tenter l'aventure avec lui. Mon père était du lot ; il venait de me donner la vie mais n'en savait rien.

Le rafiot partit laissant sur l'île quelques femmes dont ma mère. On ne revit jamais hélas les aventureux . Quelques mois plus tard, le chevalier de Tromelin, à bord de La Dauphine réussit là où les autres avaient échoué. Le 29 novembre 1776, il accosta sur l'île qui désormais porterait son nom. Il y trouva sept femmes et un enfant de huit mois, votre serviteur. Les Robinson de l'Océan Indien, du moins ceux qui avaient survécu, furent emmenés sur l'île Bourbon.

Par mesure de clémence, ils furent tous émancipés. On me baptisa pour remercier Dieu de son immense mansuétude et les bons pères m'appelèrent Moïse avec ce je ne sais trop quoi d'ironie et de dérision qui me resterait à jamais en travers de la gorge. C'est ainsi que je grandis et qu'à mon tour, je donnai la vie. Mon fils porta ce prénom dérisoire pour que jamais la mémoire de ce drame ne se perdît. Quand il fut assez grand, je lui transmis cet héritage symbolique, lui demandant à son tour de le porter. »

Voilà ce que mon fils avait à vous révéler, sorti de l'obscurité grâce à une expédition scientifique qui exhuma des sables de l'île notre mémoire. Peu à peu, le temps oublieux avait fait son œuvre et, au cours de la succession des générations, s'étaient perdus les détails précis de cette blessure et de cette page noire. Puisse désormais la mémoire des miens ne plus jamais être ensevelie dans les « sables de l'oubli » !

Mémoriellement nôtre.

Pour en savoir plus :


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4 réactions à cet article    


  • juluch juluch 5 novembre 2015 12:21

    Une histoire triste et et terrible.....


    L’esclavage existe toujours, on parle de 30 millions de personnes de l’Afrique au moyen Orient, asie et amérique latine...

    merci Nabum pour ce récit

    • C'est Nabum C’est Nabum 5 novembre 2015 13:49

      @juluch

      Toujours mettre en lumière cette mémoire pour que cesse un jour ce fléau

      Merci


    • Pomme de Reinette 5 novembre 2015 20:13

      Etonnante histoire vraie que celle des naufragés de l’Ile Tromelin.
      De plus si j’ai bien compris, ils n’ont pas été secouru car il s’agissait de traite clandestine !
      Il faut saluer l’ingéniosité et le courage de ces Robinsons qui ont survécu dans des conditions éprouvantes.
      Merci pour ce récit bien écrit.

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