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Accueil du site > Culture & Loisirs > Le ménétrier de l’Île d’Orléans

Le ménétrier de l’Île d’Orléans

 

Un bal à Saint-Jean …

 

Jean-Pierre Tusseau m'a légué une drôle d'histoire de son merveilleux pays. Il se trouve qu'il n'est guère besoin de chercher où elle a puisé ses racines. Quand la Loire finit sa grande traversée pour aller se perdre dans l'immense Saint Laurent, il arrive parfois que des légendes remontent à sa surface. Celle-ci est à nul doute universelle et chacun peut la raconter à sa manière sans pour autant trahir son initiateur en restituant les noms des personnages.

 

Sur l'île d'Orléans, vaste étendue de terre au milieu du Saint-Laurent, un gigantesque fleuve qui se prend pour un Océan, dans le village de Saint-Jean comme dans tous les autres de la belle province, on aime à danser et à faire la fête. À l'écart du bourg, vivait alors Ti'Jean un gentil garçon affublé d'une vilaine bosse.

Ti'Jean était apprécié de tous, il jouait admirablement bien du violon ce qui faisait de lui le meilleur ménétrier du Québec, honneur qui ne changeait en rien sa peine pour une difformité qui éloignait de lui toutes celles qui avaient pris grand plaisir à guincher sur ses mélodies endiablées. Il aurait pu en éprouver un grand ressentiment au lieu de quoi, en dépit d'une solitude qui lui pesait affreusement, il faisait toujours danser le monde avec grand plaisir.

Le brave garçon aimait à se faire payer en liquide, une monnaie qui ne remplit pas la bourse mais réjouit le cœur et le ventre. Est-ce parce qu'il était bossu qu'il buvait au-delà de la raison ? Les mauvaises langues, il y en a toujours un peu, s'étonnaient malgré tout qu'en dépit d'une appétence patente, notre violoneux continuait de tenir l'instrument et son archet sans jamais défaillir.

Plus la tête lui tournait, plus ses gigues, polkas, scottishs et mazurkas faisaient tourner la compagnie et se former les couples. Ce soir-là, la fête battait son plein tandis que Ti'Jean était dans le même état. Jamais sans doute, il n'avait aussi bien joué, il était porté par la grâce d'une ivresse qui pousse à l'excellence.

Le bal aurait dû s'interrompre, l'heure était depuis longtemps venue d'aller fermer les yeux pour reprendre le labeur tôt le lendemain matin. Il y avait toujours des danseurs pour abreuver encore notre artiste afin qu'il joue un dernier morceau. Le violon, la coupe vidée, reprenait son train pour l'enchantement des plus résistants jusqu'à ce qu'il faille se résoudre à aller se coucher.

Ti'Jean quitta la ville d'un pas incertain. Il habitait à l'écart, devait traverser un bois profond dans un état qui faisait craindre qu'il s'y perdit. Mais le dieu des ivrognes musiciens veilla sur lui et le conduisit jusqu'à un fossé profond, couvert d'une mousse délicate pour qu'il cuve sans prendre mal. Il se mit à ronfler comme un sonneur, ce qui n'est pas coutumier chez un ménétrier.

Est-ce la mélodie syncopée du dormeur qui les attirèrent, toujours est-il qu'une joyeuse bande de lutins vint faire grande farandole autour de cet étrange personnage fort bruyant. Dans leur allégresse, les lutins finirent par réveiller celui qui dormait profondément. Ti'Jean dans son état, ne trouva rien de surprenant à la scène qui se déroulait sous ses yeux. Il reprit tout naturellement son instrument pour que continue ce nouveau bal.

Les premières lueurs du jour interrompirent la sarabande. Celui qui était manifestement le chef des petits êtres s'approcha du musicien pour lui parler. Ses amis avaient été si heureux de ses services qu'il voulut le récompenser à sa manière. Le lutin s'adressa sentencieusement à notre bossu : « Nous entendons te remercier pour le bonheur que tu nous as ainsi offert sans aucune crainte. Que veux-tu en échange : la richesse ou bien la beauté ? »

Ti'Jean n'hésita pas un seul instant. La richesse, il n'en avait que faire, il se contentait de peu et dans son état, il n'avait guère de besoin. Son violon lui assurait toujours de quoi manger et surtout boire. Il ne demandait rien de mieux. Par contre, las de se voir repousser par les filles du pays qui lui répétaient : « Ti'Jean, tu es le plus merveilleux des garçons d'ici, dommage que tu sois affublé de cette affreuse bosse ! », se mit à croire en l'impossible…

Le lutin comprenant la demande sans que le musicien l'exprime, lui mit la main sur l'épaule en lui disant : « Rentre chez toi, tu seras exaucé... ». Dans les vapeurs d'alcool, il s'en revint chez lui, persuadé d'avoir vécu un rêve bachique. Il se coucha la tête lourde et le corps engourdi. Au petit matin, il se leva en se redressant comme jamais jusqu'alors il n'avait pu le faire. Sa bosse n'était plus qu'un horrible cauchemar.

C'est ainsi que droit comme un « i, » il rendit visite à Télesphore, son voisin menuisier, un bon artisan quelque peu gourmand sur les tarifs. L'homme de s'étonner de la métamorphose de son ami qui lui raconta bien naïvement ce qu'il était advenu dans le bois. Télesphore feint de ne pas accorder foi au récit et renvoya chez lui le garçon d'une belle tape dans un dos sans défaut.

Toute la journée, le menuisier ressassa l'histoire. Il se trouve qu'il disposait d'un accordéon dont il jouait de manière assez convenable. Il n'était du reste pas rare qu'il fasse duo avec le ménétrier. Il échafauda un plan qu'il mit sans tarder à exécution la nuit suivante.

À l'heure où tout le monde dort du sommeil du juste, le menuisier quitta sa tanière avec son instrument. Il retrouva sans peine le fossé où s'était assoupi Ti'Jean et assis sur la boucheture, il se mit à jouer un air d'accordéon. Les lutins apparurent aussitôt et dansèrent autour du menuisier jusqu'aux premiers signes de l'aube. Une fois encore leur chef vint vers le musicien.

Le lutin n'eut pas le temps de formuler sa demande que Télesphore lui dit : « Pour ma récompense, je veux bien ce que Ti'Jean n'a pas voulu ! ». Leur petit être de répondre fort aimablement qu'il aura ce qu'il a si gentiment demandé lorsqu'il sera rentré chez lui. L'homme partit se coucher, ravi de sa bonne fortune.

Quand il se réveilla, il se sentit gourd, empâté, malhabile. Il se leva péniblement et découvrit avec effroi qu'il était désormais bossu. Ce diable de lutin l'avait roulé, la bosse plutôt que la fortune, la farce prenait vilaine allure et lui pareillement. Il en éprouva une violente colère et se décida à se venger à sa manière. La nuit suivante, à la minuit, il se présenta à nouveau dans la forêt avec son accordéon. Il joua quelques notes et quand les lutins arrivèrent, il s'empara d'un gourdin pour les punir de leur vilénie.

Le chef des lutins, sans la moindre appréhension, se dressa devant lui, fit un geste pour qu’aussitôt le menuisier se trouva figé dans son geste. Tandis que les lutins se dispersaient en riant aux éclats, le pauvre homme qui se rêvait d'être riche prit racine au bord du fossé, dans l'impossibilité de bouger.

Le lendemain, Ti'Jean passa par là pour s'en aller au village, fier de pouvoir montrer aux jeunes filles sa nouvelle apparence. Il fut surprit de trouver là l'accordéon du menuisier ; son voisin n'avait pas donné signe de vie de toute la journée, au pied d'un vieux chêne mort, noueux et bossu, couvert de lierre qu'il n'avait jamais remarqué jusqu'alors. Il ne chercha pas à comprendre, prit l'instrument dont désormais il pourrait jouer sans peine et poursuivit son chemin sans chercher à tirer au clair ce mystère.

Quelque temps plus tard, un bal eut lieu pour célébrer un bien beau mariage. C'est le marié en personne qui fit le monde danser en alternant entre son violon et accordéon tandis qu'il confiait l'autre instrument à celle qui avait lié sa partition à la sienne. Il n'y eut pas plus belle fête que celle-là sur toute l'Île d'Orléans. Certains prétendent avoir entendu les baleines dans le Saint Laurent chanter pour accompagner les musiciens tandis que d'autres, ayant abusé du vin d'honneur, affirmèrent que des lutins s'étaient mêlés aux villageois.

Dans la forêt voisine, un arbre mort maudissait la terre entière sans que personne n'entende ses plaintes. Par la suite et longtemps encore dans cette contrée, bien des gens remarquèrent sans jamais en tirer la moindre conclusion que jamais du bec d'un oiseau posé sur cet arbre ne sortait la moindre mélodie.


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6 réactions à cet article    


  • sylviadandrieux 24 avril 15:52

    En farfouillant sur le net j’ai fait la connaissance de Jacques Gilabert « le Colporteur » ; trop tard à l’évidence.

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