Au commencement était… David Graeber et David Wengrow
Source : https://unmultiple.wordpress.com/2022/12/12/au-commencement-etait-david-graeber-et-david-wengrow/
Après avoir évoqué le futur avec Teilhard de Chardin et Guillemant, voilà de quoi remettre en question notre vision du passé et de l’enrichir, notamment en s’appuyant sur les recherches archéologiques de ces dernières décennies. Cet ouvrage est né de la coopération entre l’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow.
Le principal mérite de ce livre est de déconstruire une vision linéaire et monolithique de l’évolution des sociétés humaine. On y découvre en effet que nos ancêtres ont su s’organiser de manières extrêmement nombreuses et diverses. Après cette lecture, il n’est plus possible d’adhérer au récit évolutionniste simpliste (ou ses variations). En gros, il est faux de prétendre à une évolution linéaire des sociétés passant de tribus de chasseurs-cueilleurs a des sociétés sédentaires hiérarchiques à la suite de la « révolution agricole », avant de voir le développement inexorable d’états bureaucratiques.
Il y a toujours eu de nombreuses et très différentes façons de s’organiser en société. Aussi, alors qu’ils avaient commencé leurs recherches en s’intéressant à la source des inégalités, les auteurs changent leur perspective au fur et à mesure de leurs découvertes pour réfléchir aux concepts de liberté et à ses applications concrètes.
Ils se demandent pourquoi notre société semble dans l’impasse et démontrent qu’une des libertés essentielles que nous avons perdues est celle d’imaginer, de créer et d’explorer d’autres manières de vivre et d’être… Leur ouvrage permet en partie de recouvrir cette liberté… There are Alternatives… et il y en a toujours eu….
Ils mettent en valeur brillamment les limites de la pensée hobbesienne de l’homme comme prédateur, tout comme ils déconstruisent le mythe du bon sauvage originel… Il existe en effet de nombreuses expériences humaines échappant à ces observations qui continuent pourtant d’animer la vision du passé de nombre de nos contemporains.
Ainsi, en revisitant le passé, les auteurs ouvrent de nouvelles perspectives à nos futurs. De nombreuses alternatives sont possibles, réalisables et ont déjà été expérimentées par notre espèce. Une bonne nouvelle, alors que nos sociétés thermo-industrielles arrivent au bout de la route…
Voici à présent quelques notes de lecture, visant à vous donner l’envie d’aller plus loin et de plonger dans cet ouvrage passionnant… ces notes sont subjectives et j’ai indiqué en gras quelques passages qui m’ont particulièrement interpellé si vous n’avez pas le courage de lire toutes mes notes… Mais bon, dans l’idéal, je recommande de lire l’ouvrage entier…
- L’essentiel de notre histoire nous est inconnu et le restera à tout jamais. Notre espèce, Homo sapiens, est apparue sur terre il y a au moins deux cent mille ans. Pourtant, nul ne peut dire ce qu’elle a vécu pendant la majeure partie de cette période.
- Ni la version rousseauiste ni la version hobbesienne ne nous paraissent satisfaisantes pour rendre compte de la trajectoire générale de l’humanité, et ce pour trois raisons principales : 1) elles sont tout simplement fausses ; 2) elles ont de terribles conséquences politiques ; 3) elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse.
- Revisiter cette « critique indigène », ainsi que nous la nommerons, suppose de prendre au sérieux les contributions à la pensée sociale qui ne s’inscrivent pas dans le canon européen, notamment lorsqu’elles viennent de ces peuples autochtones que les philosophes occidentaux aiment à enfermer alternativement dans le rôle d’anges ou de démons de l’histoire.
- Nous sommes tous des projets, des chantiers d’autocréation collective.
- Rousseau lui-même n’a jamais prétendu qu’un tel état d’innocence originel avait réellement existé. Au contraire, il spécifiait bien que sa réflexion était une expérience mentale : « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses, qu’à en montrer la véritable origine. »
- C’est peut-être une lettre privée adressée par Benjamin Franklin à l’un de ses amis en 1753 qui nous offre l’une des meilleures descriptions de ce phénomène :
Qu’un enfant indien soit élevé parmi nous, qu’il apprenne notre langage, qu’il s’habitue à nos usages, il suffira d’une visite à ses parents, d’une course indienne avec eux, pour qu’il ne veuille jamais revenir parmi nous. Et que cela leur soit naturel, non pas seulement comme Indiens, mais comme hommes, on en a facilement la preuve. Lorsque des Blancs, de l’un ou de l’autre sexe, sont pris par les Indiens et vivent quelque temps avec eux, en vain leurs amis les rachètent, et les traitent avec toute la tendresse imaginable pour les décider à rester parmi les Anglais, ils sont bientôt dégoûtés de notre manière de vivre, des soins et des peines nécessaires pour subsister ; à la première occasion ils s’échappent pour retourner dans les bois, et il est impossible de les en faire revenir.
- Simplifier le monde pour le comprendre et en découvrir de nouveaux aspects est donc une étape naturelle. C’est quand la simplification se prolonge au-delà de la découverte qu’elle n’est plus acceptable.
- Si certains chercheurs en sciences sociales persistent à faire de nos ancêtres des caricatures simplistes et binaires, ce n’est pas pour mettre en évidence quoi que ce soit d’original, mais parce qu’ils croient que cela leur donne un vernis « scientifique ».
- Dans ces échanges, Indiens d’Amérique et Européens étaient au moins d’accord sur un constat : les premiers vivaient dans des sociétés fondamentalement libres ; les seconds en étaient très loin. Ce point ne faisait pas débat. Là où les avis divergeaient, c’était sur la question de savoir si la liberté individuelle était désirable ou non.
- À l’évidence, donc, les jésuites reconnaissaient le lien indéfectible unissant le refus du pouvoir arbitraire, le débat politique ouvert et transparent et le goût pour l’argumentation rationnelle.
- Après tout, quand vous mourez de faim ou que vous n’avez pas de vêtements chauds ni d’abri où vous réfugier pendant une tempête de neige, votre liberté se limite aux actes de survie les plus élémentaires.
- En réalité, le « mythe du mythe du bon sauvage » constitue un bien meilleur sujet d’étude. Comment expliquer que certains Européens aient commencé à attribuer à d’autres des conceptions si candides ? La réponse n’est pas agréable à entendre : l’expression « bon sauvage » fut popularisée comme marque de dérision et comme injure par la bande de fieffés racistes qui prit les rênes de la British Ethnological Society (Société d’ethnologie britannique) en 1859, alors que l’Empire britannique était au faîte de sa puissance, et qui appela à l’extermination des peuples inférieurs.
- Le présent ouvrage ne traite donc pas des origines de l’inégalité, mais pose des questions similaires en tentant d’y répondre différemment. L’histoire de l’humanité a déraillé, c’est un fait incontestable. Aujourd’hui, un pourcentage infime des habitants de la planète tiennent entre leurs mains la destinée de tous les autres, et ils la gèrent de manière de plus en plus catastrophique. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il nous faut remonter à l’avènement des rois, des gourous, des superviseurs et des juges, et déterminer ce qui l’a rendu possible. Mais nous ne pouvons plus nous permettre de le faire en prétendant connaître les réponses à l’avance.
- Au début du XIXe siècle encore, la plupart des « hommes de lettres » – scientifiques compris – pensaient que l’univers était né un jour de la fin octobre de l’an 4004 avant J.-C.1. Ils pensaient aussi que tous les habitants de la planète partageaient alors une langue commune, l’hébreu, jusqu’à ce que, seize siècles plus tard, Dieu « confond[e] leur langage » (Genèse, 11) et disperse l’humanité à la surface de la Terre – c’est l’épisode de la tour de Babel.
- Au cours de leur migration vers l’Eurasie, les humains modernes nés en Afrique ont notamment croisé les Néandertaliens et les Dénisoviens – des populations un peu plus proches d’eux, mais encore assez distinctes –, et tous ces groupes se sont reproduits entre eux. Ce n’est qu’après l’extinction de ces espèces que l’on peut commencer à parler d’un « nous » humain unique. En d’autres termes, jusqu’il y a quarante mille ans au moins, nos ancêtres ont vécu dans un monde radicalement différent du nôtre – sur le plan aussi bien social que physique, puisque la faune et la flore qui les environnaient n’avaient rien de commun avec celles que nous connaissons.
- Il n’a pas pu exister une forme unique de société humaine « originelle », et les descriptions qui voudraient nous faire croire le contraire relèvent du mythe.
- Comme l’écrit Christopher Boehm, anthropologue évolutionniste spécialiste des primates, il semblerait que nous soyons condamnés à rejouer éternellement la bataille entre « faucons hobbesiens » et « colombes rousseauistes » – entre ceux qui envisagent la nature humaine comme fondamentalement hiérarchique et ceux qui la voient comme fondamentalement égalitaire.
- Parallèlement à l’abandon de la forme dialogique comme principal mode d’écriture, la tradition philosophique occidentale a commencé à postuler que l’homme se comporte partout et à tout instant comme un être isolé, rationnel et conscient de soi. Cela marque une rupture totale avec la conception antérieure, selon laquelle vous ne pouviez éventuellement (pas toujours) accéder à cet état qu’en vous retirant d’abord pendant de longues années dans une caverne, une cellule monastique ou au sommet d’une colonne plantée dans le désert.
- Autrement dit, n’importe quel « Occidental rationnel » (au hasard, un contrôleur de train britannique ou un fonctionnaire colonial français) était à tout moment en possession d’une pleine conscience de soi (hypothèse on ne peut plus absurde), tandis que ceux que l’on rangeait dans la catégorie des « primitifs » ou des « sauvages » se distinguaient par leur « mentalité prélogique » ou vivaient dans un monde de mythes et de légendes. Ils étaient au mieux des conformistes écervelés et enchaînés aux fers de la tradition, au pire des créatures qui ne pourraient jamais accéder à quelque forme de pensée consciente ou critique que ce soit.
- Chez les Winnebagos, il n’était pas inhabituel qu’une personne refuse de se plier aux rituels destinés à apaiser les dieux ou les esprits au motif que ces derniers n’avaient aucune existence réelle, ou même récuse la sagesse collective héritée des anciens et s’invente sa propre cosmologie.
- Toutes les sociétés humaines ont leurs sceptiques et leurs anticonformistes ; c’est à travers la façon dont elles les traitent qu’elles se distinguent.
- Ces oscillations saisonnières se sont maintenues longtemps après l’invention de l’agriculture et pourraient bien être une clé pour comprendre, par exemple, les célèbres monuments néolithiques de Salisbury Plain, dans le sud de l’Angleterre (notamment, mais pas seulement, parce que ces mégalithes dressés semblent avoir servi de calendriers géants, entre autres fonctions).
- Rappelons que Claude Lévi-Strauss établissait un lien évident entre les variations saisonnières des structures sociales et une certaine forme de liberté politique. Dans la mesure où une organisation particulière s’appliquait à la saison humide et une autre à la saison sèche, les chefs nambikwaras pouvaient contempler leur société avec quelque recul. Ils n’y voyaient pas un « donné », une manifestation de l’ordre naturel des choses, mais une situation sur laquelle ils pouvaient agir, au moins en partie. Les va-et-vient du Néolithique britannique entre dispersion des populations et construction de monuments disent bien la portée qu’avaient parfois ces actions.
- Pourquoi la vraie question n’est pas : « Quelles sont les origines de l’inégalité ? », mais : « Comment se fait-il que nous nous soyons retrouvés bloqués ? »
- En tout cas, il est clair désormais que les plus anciennes traces de vie sociale ressemblent bien plus à un défilé de carnaval où paraderaient toutes les configurations politiques imaginables qu’aux mornes abstractions de la théorie évolutionniste.
- Nous n’avons évidemment aucune idée des langues que parlaient les peuples du Paléolithique supérieur, pas plus que de leurs mythes, de leurs rites initiatiques ou de leur conception de l’âme. Nous savons en revanche que, des Alpes suisses aux confins de la Mongolie, les outils, les instruments de musique, les statuettes féminines, les objets décoratifs et même les traditions funéraires présentaient de remarquables similarités. Par ailleurs, de nombreux indices témoignent qu’hommes et femmes pouvaient voyager sur de très longues distances à divers moments de leur vie.
- « La première société d’abondance » est peut-être le dernier exemple authentique d’un genre inventé par Rousseau : la « préhistoire spéculative ».
- De toute évidence, les cueilleurs ne se sont pas retirés dans les coulisses quand la dernière glaciation a pris fin, en attendant qu’un groupe d’agriculteurs néolithiques vienne remettre l’histoire en marche.
- On mesure mieux maintenant toute l’absurdité de l’habitude anthropologique qui consiste à ranger les notables yuroks et les artistes kwakiutls dans une même catégorie indifférenciée – que ce soit celle des sociétés « d’abondance » ou celle des sociétés « complexes ». C’est un peu comme si l’on disait d’un gros bonnet du pétrole texan et d’un poète égyptien du Moyen Âge qu’ils sont tous les deux des « agriculteurs complexes » parce qu’ils consomment de grandes quantités de blé.
- L’endroit précis où nous plaçons le curseur entre liberté et déterminisme relève largement de nos préférences personnelles.
- Les hiérarchies et la notion de propriété ont peut-être un fondement sacré, mais les formes d’exploitation les plus brutales s’enracinent dans les liens sociaux les plus intimes : elles représentent une perversion des relations d’éducation, d’amour et de soin. Inutile d’en chercher les germes dans les institutions gouvernementales.
- La domination s’installe d’abord au niveau le plus intime, celui de la vie domestique, après quoi des politiques égalitaires volontaristes sont mises en place pour empêcher qu’un tel schéma relationnel ne déborde dans la sphère publique (qui est alors souvent envisagée comme exclusivement masculine).
- Certains historiens modernes se paient peut-être le luxe d’évacuer « quelques petits millénaires » par-ci, par-là, mais les acteurs préhistoriques dont nous tentons de retracer l’existence n’avaient aucune raison de se montrer aussi oublieux.
- Vues sous cet angle, les « origines de l’agriculture » ressemblent moins à une transition économique qu’à une révolution « médiatique » (ou révolution des supports) doublée d’une révolution sociale. Tous les domaines étaient concernés : l’horticulture, l’architecture, les mathématiques, la thermodynamique, la religion, la répartition des rôles entre les sexes…
- Dans les années 1970, un brillant archéologue de Cambridge, David Clarke, fit une prédiction : compte tenu des nouvelles méthodes de recherche, tous les aspects du vieil édifice de l’évolution humaine, y compris « les explications du développement de l’homme moderne, de la domestication, de la métallurgie, de l’urbanisation et de la civilisation, [finiraient peut-être par] nous apparaître, avec le recul, comme des pièges sémantiques et des mirages métaphysiques ». On a de plus en plus l’impression qu’il avait vu juste.
- Face à des processus d’une telle lenteur et d’une telle complexité, il n’y a aucun sens à parler de « révolution agricole ». Et puisqu’il n’a jamais existé d’état édénique à partir duquel les aspirants cultivateurs auraient entamé leur route vers l’inégalité, il n’y en a pas davantage à affirmer que l’agriculture aurait marqué l’avènement des classes sociales, des écarts de richesse ou de la propriété privée.
- les très grandes unités sociales sont toujours, dans une certaine mesure, imaginaires. Ou, pour le dire autrement, les empires, les nations ou les métropoles n’ont de réalité que dans notre esprit, et les liens que nous entretenons avec eux sont toujours radicalement différents de ceux que nous entretenons avec les êtres et les lieux que nous connaissons directement – amis, famille, voisinage (cf. Canetti)
- Nous savons désormais que, dans certaines parties du monde, des villes se sont autogouvernées pendant plusieurs siècles sans le moindre temple ni palais, ceux-ci n’apparaissant que beaucoup plus tard – ou jamais. De nombreuses villes antiques semblent n’avoir eu ni classes de gestionnaires ni aucun autre type de strate dirigeante. Certaines ne connaissaient visiblement de pouvoir centralisé que par intermittence. En somme, tout indique que la vie citadine à elle seule n’implique pas et n’a jamais impliqué une quelconque forme particulière d’organisation politique.
- Les citadins évoluent à l’intérieur de mini-univers sociaux qui se touchent sans s’interpénétrer.
- En réalité, les citoyens d’Omelas « n’étaient pas des gens simples, des bergers tranquilles, de nobles sauvages, des utopiens débonnaires. Ils n’étaient pas moins compliqués que nous ». C’est juste que « nous avons la mauvaise habitude, encouragée par les pédants et les sophistes, de considérer le bonheur comme quelque chose de plutôt stupide » (cf. U. Le Guin)
- Il faut rappeler que cette lecture de l’histoire aurait paru tout à fait incongrue aux philosophes des Lumières, qui reconnaissaient plus volontiers la contribution des peuples du Nouveau Monde à leurs idéaux de liberté et d’égalité – des idéaux dont ils n’étaient d’ailleurs pas certains qu’ils fussent compatibles avec le progrès industriel.
- Rappelons-nous que c’est en lisant des témoignages sur l’empire andin que beaucoup de penseurs des Lumières, à l’instar de Madame de Graffigny et de ses lecteurs, se sont forgé une première idée de ce que pouvait être l’État-providence, ou même le socialisme d’État. En réalité, les performances incas en la matière étaient pour le moins inégales. Il faut dire que l’empire s’étendait sur plus de 4 000 kilomètres.
- Et si c’était justement cela, l’État – la création d’une machine sociale complexe combinée à une violence exceptionnelle, l’une et l’autre prétendument tournées vers le soin et la dévotion ?
- On peut donc affirmer sans crainte que la bureaucratie n’est pas née sous la forme d’une solution pratique pour gérer l’information dans des sociétés qui auraient dépassé une taille ou un niveau de complexité donnés.
- Sur ce point encore, les découvertes archéologiques récentes réservent des surprises, puisqu’elles indiquent que les premiers systèmes de contrôle administratif spécialisé ont été mis au point par de toutes petites communautés.
- L’argent et l’administration sont en effet fondés sur un même principe d’équivalence impersonnelle. Or les pires inégalités naissent souvent de fictions d’égalité juridique de ce genre.
- Les mécanismes bureaucratiques ne deviennent réellement monstrueux que lorsque le pouvoir souverain confère aux instances exécutives locales la capacité de déclarer : « Je ne veux pas le savoir : les règles sont les règles. »
- L’État, soulignait-il, n’est pas « la réalité tapie derrière le masque de l’exercice de la politique : il est le masque lui-même ; il est ce qui nous empêche de voir l’exercice de la politique pour ce qu’il est » (Philip Abrams)
- S’il est né de la confluence de trois formes politiques aux origines distinctes (la souveraineté, l’administration et la compétition charismatique), l’État moderne ne représente qu’une des combinaisons possibles des trois principes de domination correspondants.
- Notre enquête a au moins permis d’établir une chose : contrairement à une croyance qui a la vie dure, « civilisation » et « État » ne sont pas des entités siamoises qui nous seraient tombées du ciel comme un « package » historique, un tout à prendre ou à laisser en bloc et pour l’éternité. Ces deux termes recouvrent des assemblages complexes d’éléments hétéroclites dont les origines sont bien distinctes et qui sont aujourd’hui en cours de dissociation. De ce point de vue, repenser les prémisses de l’évolution sociale, c’est repenser l’idée même de politique.
- Au début de ce chapitre, nous avons noté que l’expansion des régimes conquérants et la concentration du pouvoir entre les mains d’une petite minorité vont souvent de pair avec la marginalisation des femmes, voire leur soumission par la violence.
- Il semblerait que peindre sur les murs soit l’une des activités humaines les plus répandues, dans toutes les cultures et depuis l’aube de l’humanité.
- Comme le dit un proverbe mongol : « On peut conquérir un royaume à cheval, mais il faut en descendre pour le gouverner. »
- L’un des défauts du modèle évolutionniste est qu’il réorganise en stades historiques distincts des modes de vie qui se sont développés en symbiose.
- Était-il inévitable que la monarchie s’impose comme la forme de gouvernement prédominante à l’échelle de la planète ? La culture des céréales est-elle réellement un piège, et est-il juste de dire que, une fois suffisamment répandue, ce n’est qu’une question de temps avant qu’un seigneur ambitieux prenne le contrôle des greniers à grains et instaure un régime d’oppression appuyé sur un système bureaucratique ? Est-ce une fatalité que d’autres suivent son exemple ? L’histoire de l’Amérique précolombienne oppose à toutes ces questions un retentissant : « Non ! »
- En attendant, une chose paraît bien établie : les sociétés que les envahisseurs européens ont trouvées là à partir du XVIe siècle avaient été produites par des siècles et des siècles de conflits politiques et d’affrontements d’idées. Beaucoup d’entre elles plaçaient même l’aptitude au débat raisonné au sommet de leur échelle de valeurs.
- Ce que nous voulons dire, c’est que les théories indigènes sur la liberté individuelle, l’entraide ou l’égalité politique, qui firent si forte impression sur les penseurs des Lumières françaises, décrivaient des comportements humains qui ne relevaient ni d’un quelconque état de nature (contrairement à ce que supposaient beaucoup de ces intellectuels), ni d’une situation culturelle propre à cette partie du monde (contrairement à ce que pensent aujourd’hui de nombreux anthropologues).
- C’est que le récit plus optimiste – celui dans lequel le progrès de la civilisation occidentale accroît nécessairement le bonheur, la richesse et la sécurité de tous – présente au moins un défaut flagrant : il n’explique pas pourquoi cette civilisation n’a réussi à se diffuser qu’en recourant à la force. Pourquoi les peuples d’autres contrées qui s’y sont convertis au cours des cinq derniers siècles ne l’ont-ils fait que parce que les armes européennes étaient braquées sur eux ?
- Tout au long de cet ouvrage, nous avons évoqué des formes élémentaires de liberté sociale qui peuvent être concrètement mises en pratique : 1) la liberté de partir s’installer ailleurs ; 2) la liberté d’ignorer les ordres donnés par d’autres ou d’y désobéir ; 3) la liberté de façonner des réalités sociales nouvelles et radicalement différentes, ou d’alterner entre les unes et les autres.
- Ce lien – ou plutôt cet amalgame – entre soin et domination nous paraît capital pour comprendre comment nous avons perdu la capacité de nous réinventer librement en réinventant nos relations avec les autres – en somme, pour comprendre comment nous nous sommes retrouvés bloqués, incapables d’envisager notre passé ou notre avenir autrement qu’encagés, seule variant la taille de la cage.
- Voilà le récit que nous devrions raconter. Plutôt que celle des « origines de l’inégalité », la grande question à poser à l’histoire de l’humanité devrait être : comment avons-nous pu nous laisser enfermer dans une réalité sociale monolithique qui a normalisé les rapports fondés sur la violence et la domination ?
- Cela fait longtemps que des anthropologues féministes défendent l’idée d’un lien entre la violence externe (largement du fait des hommes) et l’évolution du statut des femmes à l’intérieur du foyer. Nous commençons tout juste à réunir les éléments archéologiques et historiques susceptibles d’éclairer ce processus.
- Petit à petit, nous avons compris que cette aversion pour les synthèses n’était pas uniquement due à la réticence de chercheurs ultra-spécialisés, même si ce facteur entrait en ligne de compte. Elle s’expliquait aussi par l’absence de vocabulaire adéquat.
- En chemin, nous sommes allés de surprise en surprise. Par exemple, nous étions loin de nous douter que l’esclavage avait apparemment été aboli à maintes reprises et en maints endroits, de même sans doute que la guerre. Bien sûr, ce genre d’abolitions est rarement définitif, mais cela ne rend pas moins dignes d’intérêt les périodes qui ont vu se développer des sociétés libres, ou relativement libres.
- Comme l’a dit un jour le physicien Max Planck, les nouvelles vérités scientifiques ne s’imposent pas lorsque les chercheurs établis admettent qu’ils ont tort, mais lorsqu’ils cèdent la place aux générations suivantes, à qui elles paraissent familières, voire évidentes.
Source : https://unmultiple.wordpress.com/2022/12/12/au-commencement-etait-david-graeber-et-david-wengrow/
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