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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « Killers of the Flower Moon », un poil trop boursouflé !

« Killers of the Flower Moon », un poil trop boursouflé !

 

Au début du XXe siècle dans l’Oklahoma (État situé dans le Midwest des États-Unis avec de grandes plaines, collines, forêts et lacs), la tribu Osage est devenue immensément riche, étant même qualifiée de « peuple le plus riche du monde par habitant », grâce à la découverte de pétrole sur ses terres. Le train de vie impressionnant de ces Amérindiens millionnaires attire la convoitise de Blancs cupides, peu scrupuleux et peu recommandables, cherchant à s’enrichir sur leur dos, en passant par de nébuleuses intrigues pour les spolier avidement de leurs biens, leur voler autant d’argent que possible, quitte à recourir de manière sèche au meurtre ou au camouflage du crime (explosion d'une maison en pleine nuit, empoisonnement à petit feu...). 

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Marty dirige ses acteurs dans son dernier film en date

Scorsese, jeune octogénaire qu’on ne présente plus, cinéaste star, est, après The Irishman (2019) pour Netflix, de retour au cinéma ! Via l’histoire (©photos V. D.) d’une improbable romance, sur fond de paradis perdu sacrifié et d’un amour massacré au nom du profit à tout prix, entre (le benêt ?) Ernest Burkhart, campé par un massif Leonardo DiCaprio, et Mollie Kyle, riche héritière osage de sang pur atteinte de diabète et aux grands yeux tristes jouée par Lily Gladstone, vue auparavant dans le cinéma indépendant de Kelly Reichardt (Certaines femmes, 2016), elle-même étant d’origine amérindienne (d’ascendance blackfeet, issue des Pikunis et des Nimiipuu) : récit-fleuve édifiant auscultant les racines du mal en Amérique, pays de l’oncle Sam dominateur, et les turpitudes d’un peuple martyr raconté par David Grann dans son best-seller, une narrative nonfiction, portant le même nom, et que l’on peut traduire par Tueurs de la Lune fleurie. Pour appréhender la métaphore, cette expression a été employée en 2009 par la poétesse osage Elise Paschen afin de désigner des fleurs invasives qui, au mois de mai et pendant les grands lunes, recouvrent les prairies au détriment des violettes et bleuets de taille bien plus petite. Aussi, cette métaphore, à voir comme une indélébile « tache sur la conscience des successeurs blancs des natifs américains » (un crime originel selon l’écrivain canado-américain Saul Bellow), traduirait la façon brutale et sanglante avec laquelle l’homme blanc a phagocyté, voire écrasé, la culture indienne en s’appropriant la terre des natifs américains pendant la conquête de l’Ouest ; mine de rien, dans sa saga Avatar, James Cameron se penche également sur ce génocide, longtemps tabou dans une Amérique auto-satisfaite pensant, à tort, faire le Bien partout.

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Mollie et ses sœurs Osage dans « Killers of the Flower Moon »

Il était une fois en Amérique

Le réalisateur Scorsese, en même temps qu’il réalise un film millefeuille présenté hors compétition lors de l'édition 2023 du Festival de Cannes, avec standing ovation, et mâtinant les genres (du western à la love story en passant par le film de gangsters, sa grande spécialité), trouve la première fois l’occasion de réunir à l’écran ses deux acteurs fétiches : Robert de Niro et Leonardo DiCaprio. Bref, il y a du lourd qui se donne à voir ! Étonnamment, avec son visage naturellement vieilli (80 printemps tout de même), le vétéran Bob de Niro se rapproche, physiquement - c’en est même un tantinet troublant - de son apparence de vieil homme (faussement vieilli, autrement dit grimé) apparaissant dans la fresque proustienne inoubliable qu’est le film-testament de Sergio Leone, Il était une fois en Amérique (1984), qui narrait, en passant par le filtre d’un théâtre d’ombres chinoises imprégné d’opium, la trajectoire à New York, de la Prohibition aux années 1960, d’un petit malfrat sentimental, Noodles, dépassé par les événements et trahi par ses propres amis, avec comme marqueur historique, culturel et temporel la chanson sublime Yesterday des Beatles venant compléter la partition puissamment mélancolique de Morricone. En outre, si l'on s'ennuyait avec Killers of the Flower Moon (FOTKM), ce qui n'est pas le cas, il est prenant à défaut d'être passionnant de bout en bout, on pourrait toujours, à loisir, se laisser porter par la mémoire cinéphile et ses arcanes. De Niro, à lui tout seul, et en vrac, c'est : Mean Streets, Taxi Driver (palme d'or 1978), Le Parrain II, Le Dernier nabab, 1900, Voyage au bout de l’enfer, Raging Bull, Brazil, Il était une fois en Amérique (son sommet !), Angel Heart, Mission, Les incorruptibles, Les Affranchis, Casino, Heat, Copland, Jackie Brown, Mafia Blues, Joker… Quant à Leonardo Di Caprio, d'une génération plus récente, c'est, pour ses longs-métrages les plus remarqués : Titanic, La Plage, Arrête-moi si tu peux, Gangs of New York, Aviator, Les Infiltrés, Shutter IslandLe Loup de Wall Street, J. Edgar, Inception, Django Unchained, The Revenant, Il était une fois à… Hollywood. Pas mal, également !

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Lily Gladstone et Leonardo Di Caprio, « Killers of the Flower Moon »

Scorsese, au fil des interviews, ne tarissant pas d'éloges sur son poulain, jeune feu-follet à la mèche rebelle sur un paquebot transatlantique en perdition devenu grand : « Il a de l'envergure. Leo ne cesse de grandir. Il a aussi beaucoup de courage. Je sais qu'il ira dans des endroits où d'autres personnes n'iraient pas... Je travaille avec lui depuis des années. Il grandit en tant que personne. Au fur et à mesure qu'il change dans la vie, il change au cinéma », ajoutant à Cannes en mai dernier à propos du script complexe de FOTKM : « J'étais parti dans une certaine direction. Leo est venu me voir pour me dire qu'il ne comprenait pas quel était le cœur du récit. Je suis alors reparti vers les Osage, qui m'ont accueilli avec leurs rituels et expliqué leur tragédie.  » Leur admiration est réciproque, DiCaprio, comédien désormais âgé de 48 ans (propos lus dans Aujourd'hui en France #8000, 18 oct. 2023, p. 33, article DiCaprio, 20 ans de fidélité à Scorsese), soulignant respectueusement à propos de son mentor Scorsese : « J'ai grandi en regardant les films de Marty et Bob. J'étais fasciné par le niveau auquel ils ont porté le cinéma, la mise en scène et le jeu d'acteur. Martin Scorsese est un maître, qui a été influencé par les metteurs en scène de son passé tout en développant sa singularité de réalisateur...  » Bref, à eux deux, Bob et Leo, ils incarnent ce qui se fait de meilleur dans le cinéma américain, allant des années 1970 à nos jours. Autrement dit, ils sont des incontournables. Et c'est peu dire qu'on les regarde ensemble à l'écran avec plaisir.

À dire vrai, je suis sorti du Scorsese, en me disant - "Pas mal, mais sans plus". Grande fresque déployée, entre western et film-enquête, histoire d'amour et film de Mafia, sur 3h26 : retour, du temps de la conquête de l'Ouest, sur les Indiens d’Amérique, la communauté Osage (localisée dans une bourgade du nord de l'Oklahoma), dont les terres comptent moult gisements de pétrole. Du coup, très riches, ces Amérindiens, devenus nababs jalousés grâce à la manne pétrolière, passant encore cependant pour des « sauvages » aux yeux des Blancs, cupides et acculturés quant à la compréhension de leurs us et coutumes, habitent de vastes propriétés qu'on penserait appartenir à des colonisateurs occidentaux, fument le cigare, boivent du whisky à gogo, roulent dans de belles voitures rutilantes, envoient leurs enfants dans les plus prestigieuses universités et se paient même le luxe d’avoir des domestiques... blancs. Outrage ! Le suprémacisme blanc - on pense en creux à Donald Trump (d’autant plus que, très récemment, De Niro lui-même dans Le Point #2671, oct. 2023, p. 104, disait, lui qui d’habitude n’est pas très disert, que « le Mal incarné par Hale et ses méthodes me fait penser à ce bouffon de Trump, qui a envoyé des gars au Capitole faire le sale boulot à sa place ! ») - étant fortement et très largement de rigueur toujours à cette période-là, et plus que jamais même. Ainsi, les jugeant paresseux, l’État yankee décide de les cornaquer : une loi votée en 1921 au Congrès oblige les Osages de sang-mêlé à être sous tutelle. Des cowboys blancs (hommes d'affaires, avocats...), colons anglo-saxons ayant le culte du pognon, se découvrent alors des vertus de curateurs, accourant en masse pour se marier avec des femmes « rouges » (des Indiennes), espérant ainsi en tirer un max de profit (se mélanger aux Osages pour, dixit le parrain diabolique William Hale (De Niro, impeccable), mi-prêcheur mi-grand horloger roublard du Mal au service de ses intérêts purement financiers, « faire couler l'argent du bon côté  ») puis récolter les dividendes (faire « ruisseler la fortune », dit-il encore) de la vente à l'hectolitre de l’or noir, quitte, à coups de meurtres abominables, à imposer un « règne de la terreur », meurtres et mécanismes mafieux s'enchaînent, ne tenant aucunement compte des valeurs qui, pourtant, permettent de maintenir une communauté à flots : le mariage, le lien familial, la solidarité, les soins médicaux, la justice. On est au temps de l’expansion industrielle (au début des années 1920) aux States, qui va de pair avec la fabrication exponentielle d’automobiles, signes extérieurs de puissance, de richesse, de vitesse et de confort. Ici, le fric facile devient l’unique religion, tout étant sacrifié sur l’autel du profit. Économiquement prospère, l’endroit, de rêve (la gare centrale grouillante de Fairfax draine un monde fou, attiré par les mirages du rêve américain et de l'American Way of Life), devient un panier de crabes où tous les coups tordus sont permis afin de s’enrichir rapidement sur le dos des autochtones : pour parvenir à être richissimes, ces hommes blancs en Stetson traquent les descendants, se devant d'éliminer tous les potentiels héritiers afin de toucher le pactole.

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Lily, Bob et Leo dans « Killers of the Flower Moon », 2023

Mariages arrangés, morts préméditées et assassinats ciblés étouffés par des autorités locales blanches, complices et corrompues, sont légion, ce qui entraîne – attention spoiler - l'intérêt grandissant des journalistes puis du FBI ; une enquête est alors, à raison, enclenchée, via une investigation policière menée par l'agent texan Tom White (Jesse Plemons) du tout nouveau « Bureau fédéral d'enquête » en provenance de Washington, sous l'égide de l'intransigeant et méthodique John Edgar Hoover, son directeur historique, dont commence alors le règne. On dirait une histoire écrite par ou pour Tarantino, aimant au fil de ses films-événements s'afficher en redresseur de torts pour, tout en sondant avec moult ramifications, à la fois policières, économiques, historiques et criminelles la mauvaise conscience nationale, réparer une histoire américaine abîmée quitte à verser dans l'uchronie (cf. Inglourious Basterds, Django Uchained et autres Huit Salopards) mais comme filmée par le "classique" Clint Eastwood. Or, c'est Martin Scorsese, dit Marty, notre « ami pour la vie », conteur hors pair et grand défenseur de la mémoire du septième art, qui s'y colle, en s'aidant d'un scénariste aguerri, Éric Roth, s'appuyant tous deux sur un livre éponyme (2017) très documenté, Killers of the Flower Moon (traduit en français sous le titre La Note américaine, éd. Globe, 2018), écrit par l'écrivain journaliste bénéficiant depuis quelque temps d'une cote énorme dans le milieu du cinéma, David Grann, très adapté au cinoche. Un prochain Scorsese devrait encore adapter, toujours avec Leonardo DiCaprio (acteur et producteur), l'un de ses derniers bouquins voguant en pleine tempête en 1740 (Les Naufragés du Wager, qui vient d'être publié en France aux éditions du Sous-sol).

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Le dernier Scorsese à l’affiche au mk2 Odéon (côté St-Germain), Paris

Il est à noter que Martin Scorsese, en metteur en scène virtuose tirant habilement les ficelles d'un récit-gigogne dans lequel il s'éclate à explorer les ressorts de l’âme humaine et les bas-fonds de l'hypocrisie sociale, sur fond de racisme (à l'égard des Peaux-Rouges mais aussi des Noirs), apparaît d’ailleurs en caméo dans le finale de son film, agissant telle une coda, en producteur de l'émission radio True Crimes revenant in fine sur la destinée, souvent injuste en tout cas pour les Amérindiens, des différents protagonistes de cette histoire vraie, bons (globalement, les Indiens, en lorgnant presque un peu trop facilement du côté du cliché attendu du mythe du Bon sauvage façon Rousseau vivant heureux avant le péché originel forcément importé par l'homme blanc) comme mauvais (plus nombreux). C'est une bonne séquence, Scorsese, avec ses 80 printemps au compteur (on a vieilli aussi avec lui, ce grand catholique tourmenté, en suivant sa filmographie de cador), nous apparaissant comme un bon grand-père humaniste, loquace (son fameux débit mitraillette) et un brin matois.

Par ailleurs, dans un Télérama récent (#3848, 11/10/2023, page 6, propos recueillis par Laurent Rigoulet), Scorsese, comme pour étayer le propos de son film allégorique à portée politique, sans virer pour autant vers le pensum pontifiant, précisait : « J'étais comme envoûté par le titre du film de David Grann, Killers of the Flower Moon, je trouvais l'opposition de ces trois mots, "tueurs", "fleur" et "lune", particulièrement poétique, à la manière d'un haïku. En le lisant, j'ai été fasciné par la manière très banale dont ces atrocités se sont déroulées. Il y avait comme une évidence à se débarrasser de ces Indiens et à les spolier de leurs biens. Leur culture était à l'opposé de celle du capitalisme importé d'Europe : la propriété privée leur était étrangère, ils n'étaient pas particulièrement doués pour les investissements, ils continuaient à vivre de la chasse, ils étaient d'un autre temps, comme venus d'une autre planète, il semblait donc assez naturel de les prendre sous tutelle et de les "aider" à laisser la place libre. Personne ne s'en est jamais vraiment alarmé, nombre de crimes n'ont pas été élucidés, les enquêtes se sont arrêtées avant que l'oubli ne recouvre tout. Cette histoire a un caractère politique, mais sa dimension humaine est particulièrement fascinante : qu'est-ce qui peut pousser à une telle monstruosité, à en devenir complice ou, tout simplement, à l'accepter ? Pour l'Amérique blanche, c'était dans l'ordre des choses et, d'une certaine manière, nous avons tous notre part de responsabilité. »

Puis : « Je persiste à penser que l'exploration des traumatismes du passé peut nous aider à guérir. Quand nous tournions dans l'Oklahoma, il y avait, dans le même État, d'importantes cérémonies en mémoire des victimes du massacre de Tulsa [évoqué dans le film], qui a eu lieu entre le 30 mai et le 1er juin 1921, en même temps que celui des Osage, à une centaine de kilomètres de leurs terres. Un déferlement de violence inouïe des habitants blancs de cette ville contre des Noirs, des esclaves affranchis, qui avaient réussi en affaires. Jusqu'à récemment, les Américains savaient peu de choses sur ces événements, ils ignoraient l'ampleur de la tuerie (quarante-cinq morts recensés à l'époque, plusieurs centaines selon les dernières enquêtes). Aujourd'hui les colères remontent à la surface, on en découvre toujours plus sur l'ampleur du racisme et on aborde en profondeur l'histoire de l'esclavage, comme celle des Indiens d'Amérique. J'espère que les jeunes Américains qui ont manifesté ensemble, après l'assassinat de George Floyd en 2020, par exemple, vont se servir de ce qu'ils apprennent pour redonner de l'élan à la grande aventure américaine qui est celle du "melting-pot". Mon film met en lumière des événements horribles qui donnent un peu foi en la nature humaine, mais, après l'avoir vu, un Indien du peuple Osage m'a dit : "Vous avez arraché le pansement, à présent la plaie va cicatriser." »

Casting choc

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De Niro et DiCaprio en face à face dans « Killers of the Flower Moon »

Deux bons acteurs grimaçants (De Niro, chouette en patriarche se donnant des airs d'oncle bonhomme ayant fait fortune dans l'élevage du bétail, un certain King Hale, ripou machiavélique, calculateur et démoniaque naviguant en eaux très troubles, on aime le détester, et DiCaprio, en brave soldat, dénommé Ernest Burkhart, revenu de France après la Première Guerre mondiale et neveu de Hale (« mais appelle-moi King ! ») obsédé par l'argent, un peu trop dans la surcharge du visage-masque crispé tendance Actors Studio à la Brando - attention à la soupe à la grimace pour ce dernier avec son menton en galoche, il porte une prothèse trop visible !) sont ici curieusement contrebalancés, et c'est un atout, par le jeu posé, façon lac placide (c'est sa terre, elle y est à sa place, les pieds bien ancrés au sol), de l'actrice d'origine amérindienne Lily Gladstone qui joue Mollie, dont la mère et deux sœurs seront assassinées. Bon sang, sinon, que c'est long, très long. Faut vraiment vouloir s'abstraire du réel (vu l'époque, c'est faisable !) en accordant à Marty une part de son « temps social » pour voir sa fresque. En même temps, l'image est superbe, alternant lune chaude en extérieur et cadrages tirés au cordeau d'intérieurs aux lumières contrastées pouvant faire penser à Degas (notamment son huile sur toile très cinématographique avec des personnages en amorce, Le Bureau de coton à La Nouvelle-Orléans, 1873). Et c'est signé Martin Scorsese, l’un des plus grands cinéastes contemporains (Mean Streets, Taxi Driver, Raging Bull, After Hours, La Dernière Tentation du ChristLes Affranchis, BadCasino, À tombeau ouvert, Les Infiltrés, Le Loup de Wall Street - n’en jetez plus !). Donc, si l'on est cinéphile, on fait assez facilement le trajet en salle obscure (pour y aller et le temps de la projection du long long-métrage) sans trop se poser de questions. À l'arrivée, c'est un film ample, à la mise en scène limpide et majestueuse, au récit (trop) linéaire : on est très loin du Scorsese surexcité, comme filmant les nerfs à vif, des Affranchis et du Loup de Wall Street ! Davantage proche ici de ses films au classicisme - sans être crépusculaire (ça, c'est le pré carré d'Eastwood) - de grand sage affirmé, genre Le Temps de l'innocence, Silence et The Irishman.

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« Un bureau de coton à la Nouvelle-Orléans », 1873, Edgar Degas (1834-1917), huile sur toile, 73 x 92 cm, Pau, musée des Beaux-Arts

Comment dire ? FOTKM, c’est bien, mais ça ne décolle pas vraiment. Est-ce dû à un scénario trop cadenassé ? Trop écrit ? Film-somme un peu trop empesé qui, à force de vouloir ratisser large, perd en liberté… de manœuvre : Il n'y a pas vraiment de surprises dans le développement de la trame, certes efficace. Le classicisme, c'est chouette, esprit de sérieux et réelle ambition d'un film mammouth, en imposant. Mais attention, pour autant, de ne pas verser dans un académisme confinant à l’ennui. En même temps, je chipote parce que Scorsese est un immense metteur en scène, l'une des figures marquantes de ce temps béni qu'était le Nouvel Hollywood qui, dans les seventies, tirait à boulets rouges sur le pouvoir politique et toutes les formes d’autorité tout en saisissant astucieusement l'air du temps (le mouvement hippie, la contestation contre la guerre du Vietnam, une sympathie manifeste pour les marginaux libertaires, etc.). Alors oui, j'ai assez aimé Killers of the Flower Moon, surtout l'ambiance mortifère, agrémentée par une bande-son fonctionnant par des stases en suspens comme pour annoncer des explosions de violence froides à venir, c'est une belle partition, oscillant entre climat oppressant, épousant la crudité des scènes de crime, ritournelle rock et blues spiritual, conçue soigneusement par feu Robbie Robertson (1943-2023) pour honorer la mémoire Osage.

Un film à 200 millions de dollars

Devant FOTKM, j'ai pensé à Il était une fois dans l'Ouest (1968, l'importance de la gare pour bâtir une ville à gros moyens), sans la magie lyrique du maniériste Sergio Leone, j'ai pensé à un film américain classique, voire légendaire (avec le météore James Dean !), revisitant grosso modo cette période-là (Géant, 1956, de George Stevens, sur l'émergence de l'économie du pétrole dans un Texas machiste s'accompagnant d'un discrédit à l'égard des femmes et des Mexicains), et bien entendu à tous les westerns états-uniens dits « de gauche humaniste et tolérante » visant à porter la cause indienne, en épousant le regard de l’Indien méprisé tout en dénonçant le racisme larvé ou pleinement affiché sur le sol américain connu pourtant pour son melting-pot bienfaiteur, de John Ford (La prisonnière du désert, Le Sergent noir, Les Cheyennes) à Dead Man via La Flèche brisée, Bronco Apache, Little Big Man, Soldat bleu et autres Danse avec les loups.

Et curieusement, face au côté écrasant du film (une production Apple impressionnante à 200 millions de $, on se sent tout petit devant), j’ai paradoxalement pensé à deux œuvres parvenant aux mêmes fins (dénoncer le génocide indien tout en convoquant les fantômes et les démons d’un pays qui s’est construit, sous ses airs de bon samaritain propre sous tous rapports, sur un climat de violence, notamment à l’égard des minorités, sociales ou ethniques), en misant davantage, a contrario, sur l’ellipse, voire même sur le creux (à savoir la présence par l'absence), et l’économie de moyens. Avec Tintin en Amérique (1932, chez Casterman), son auteur Hergé, dont on connaît l’importance de l’or noir dans son œuvre et sa critique du capitalisme prédateur et raciste, évoquait en quelques cases, voire en une seule des plus mémorables (page 29, celle où l’on voit une famille indienne chassée pendant la Prohibition (les années 1930) de sa réserve par les baïonnettes des soldats, ce sont d’ailleurs les mêmes couleurs tabac que dans le Scorsese), les gisements de pétrole dans les réserves indiennes avec la spéculation foncière des colons blancs, l’organisation du crime organisé (avec Chicago pour capitale) ainsi que la déportation des Amérindiens qui en résultent ; on voit d'ailleurs dans cet album-phare de la saga du petit reporter belge une ville entière bâtie sur les terres pétrolifères indiennes.

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Case de la planche 29 de la bande dessinée « Tintin en Amérique » (1932, éd. Casterman), Hergé
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L’Hôtel Overlook, bâti sur un cimetière amérindien, dans « Shining » (1980, Stanley Kubrick)

Puis, dans Shining (1980) signé Kubrick, sous ses airs de film horrifique misant sur le grand-guignol de montagnes russes tant topographiques (on est dans le Colorado) qu'émotionnelles, l'histoire, plantant le décor d'une famille dysfonctionnelle au sein d’un hôtel de montagne (un pseudo écrivain pétant peu à peu les plombs), se laisse également, en catimini, happée, voire hantée, par une espèce de rite chamanique - ou communication via un voyage extatique (cf. le shining, ou don de voyance, de l'enfant-lumière, Danny, et du cuistot noir) avec le monde des morts et de l'au-delà - qui fait vriller le monde rationnel et propret des Blancs (et c'est encore plus présent dans le roman originel de Stephen King) : n'oublions pas qu'il est suggéré, au début de l'opus kubrickien, que l'Overlook Hotel, lieu privilégié du film, a été construit sur un cimetière indien. Pendant la visite à pied de l'Overlook par les Torrance, on entend le guide, quelque peu amusé, leur dire : « La construction a commencé en 1907, elle a été achevée en 1909, l'emplacement est censé être situé au-dessus d'un cimetière indien et je crois bien qu'il a fallu repousser quelques attaques d'Indiens pendant les travaux. » Cimetière évoqué qu'on ne verra d'ailleurs jamais explicitement à l'écran, il est là mais en tant que présence spectrale, telle une ombre fantomatique au tableau blanc comme neige de paysages immaculés. Parfois, c'est en montrant le moins qu'on dit le plus.

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« Killers of the Flower Moon », 2023, 206 minutes, Apple Studios

Pas impossible, selon moi, que Marty, si talentueux soit-il, ait un peu oublié en route, en voulant tout dire et TOUT montrer d'une situation historique certes passionnante parce qu'ô combien poisseuse et révélatrice de la naissance d'une nation construite sur des faits passés sordides (cf. ses plans en plongée toute-puissante captant tout le décor folklorique), cette maxime souvent bénéfique, en art, qu'est le less is more des minimalistes. Ainsi selon moi, Killers of the Flower Moon de Scorsese, à défaut d'être un grand film inoubliable, faisant indiscutablement date, est assurément un bon film, solide, bien interprété, au casting alignant des grosses pointures, ainsi qu'un bon cru de ce cinéaste italo-américain culte et majeur. Mais il lui manque, je trouve, des respirations, des chemins de traverse, quelques sorties de route, et certainement également une émotion, invitant à la proximité (le spectateur est tout riquiqui sur son siège face à un tel faste maximaliste et encyclopédique de film-monument déployé à l'écran), ainsi qu'un supplément d'âme - que l'on a tout de même, ouf, un petit peu avec l'interprétation authentique de la charpentée et pourtant gracieuse Lily Gladstone, hiératique, amoureuse et souveraine, comme sortie tout droit d'un Gauguin primitif des îles - qui emporteraient tout sur leur passage.

Bref, Osage est trop sage ! J’aurais aimé plus de folie et de relief (c’est froid), avec un côté plus rock et électrique ! D'autant plus qu'au tout début, avec des Indiens filmés au ralenti en train de danser couverts de gerbes visqueuses venant du liquide noir providentiel jaillissant du sol (superbe moment aux teintes mordorées et comme hors du temps, on se croirait dans Outsiders de Coppola), on se dit qu'on va avoir droit à ce registre-là ! Mais, en fait, non. Dommage. Perso, j’aurais aimé un peu moins de super show hollywoodien standard et un peu plus de Cassavetes, autrement dit, une captation, en toute simplicité, et singularité, de l’humaine nature sans artifices, bref du 3,5 sur 5 pour moi.

Flowers of the Killer Moon de Martin Scorsese, États-Unis (3h26, couleur), scénario : Éric Roth et Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio, Lily Gladstone, Robert de Niro, Jesse Plemons, Tantoo Cardinal, Brendan Fraser. En salles depuis le 18 octobre 2023. 


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2 réactions à cet article    


  • tuizatg 25 octobre 2023 16:24

    on ne parle pas du rôle des compagnies pétrolières ni des banques ......

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