Les Sorcières de Salem, un brûlot contre l’intolérance
- « Les Sorcières de Salem », d’Arthur Miller, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota © Jean-Louis-Fernandez
Après « Rhinocéros » de Ionesco et « l’État de siège » de Camus, Emmanuel Demarcy-Mota continue de dénoncer l’intolérance. Il puise, dans « les Sorcières de Salem », matière à nous éclairer, à aiguiser notre vigilance.
L’intrigue se déroule dans le Massachusetts : un groupe de jeunes femmes délurées dansant nues dans la forêt sème la panique au sein d’une communauté régie par des règles très strictes. Élevées dans la crainte de Dieu et la négation de tout plaisir, elles sont assimilées à des sorcières. Il s’ensuit un procès qui mène à la potence de nombreuses personnes suspectées d’avoir frayé, de près ou de loin, avec le Diable. En effet, voisins, amis ou inconnus sont aussitôt dénoncés. Les rivalités sociales s’attisent, d’autant que des esclaves noires font des récits vaudous et prédisent un sombre avenir.
RÉSISTANCE
Cette pièce est inspirée d’un réel procès qui fit basculer, en 1692, une ville dans une pulsion puritaine, avec l’appui d’une cour de justice. Dans les années 1950, Arthur Miller fait de cette page sombre de l’histoire des États-Unis, une allégorie du maccarthisme, dont il fut l’une des victimes. Il fut fasciné par le parallèle entre les rituels (intimidation, culpabilisation…). D’ailleurs, on parla de « chasse au sorcières » contre les communistes. De religieuse, l’inquisition avait pris une forme politique.
Déjà, au XVIIe siècle, les enjeux de pouvoir étaient sous-jacents, puisque c’est la religion qui gouverne. Si Arthur Miller insiste beaucoup sur la loi divine, il remet en cause avant tout la justice des hommes. De manière subtile, car la censure veille au grain, il règle ainsi ses comptes, lui qui fut sur la liste noire de la Commission des activités anti-américaines, après avoir été dénoncé par le réalisateur Elia Kazan : « Vous avez pris mon âme, vous n’aurez pas mon nom », fait-il dire, dans la pièce, à John Proctor, qui refuse de condamner sa femme et ne renonce pas à sa liberté de penser.
OBSCURANTISME
Bavarde, mélodramatique, la pièce a vieilli, dans sa forme. Malgré son intérêt thématique, elle est loin de se hisser au niveau d’une tragédie grecque, à laquelle on peut trouver quelques références (cérémonies, fatalité, chœurs, etc.). Mais ce choix de répertoire est cohérent pour Emmanuel Demarcy-Mota, qui trouve décidément dans les auteurs des années 1950, de quoi servir son projet, au Théâtre de la Ville : « placer la pensée solidaire au cœur des échanges » et proposer des pièces chorales pour distribuer les acteurs de sa troupe.
Il y débusque donc les vices humains et dissèque les mécanismes de la haine, en traduisant l’oppression par une mise en scène très stylisée et une tension extrême. Ses partis pris explorent le bien et le mal, au-delà des connotations religieuses et des allusions au maccarthysme. La possession n’est pas là où l’on pense. Ce sont les valeurs humanistes qui y sont interrogées et la psychologie des foules étudiée : comment résister et faire preuve de courage quand l’aveuglement peut déchirer une communauté ? Comment résister à la terreur ?
Sculptée par les lumières spectrales d’Yves Collet et de Christophe Lemaire, la scénographie est magnifique, avec des voiles sombres filtrant le réel, des clairs-obscurs du plus bel effet. Les personnages s’enferrent dans des limbes au mystère bien plus effrayant que le surnaturel et évoluent dans une esthétique de contrastes. De très beaux costumes intemporels actualisent la pièce.
LE FEU SOUS LA GLACE
La fièvre qui gagne le village est traduite par une interprétation hystérique, dans le premier tableau, pour mieux faire ressortir le côté artificiel et la peur. Ensuite, les acteurs sont plus statiques, comme pris au piège d’une machine rhétorique. Les victimes sont, quant à elles, dans la sidération. Toutefois, la manipulation et la quête de vérité fournissent un beau matériau d’exploration, d’autant que certains personnages évoluent rapidement, entre repentirs et prises de conscience.
La direction d’acteur privilégie l’incarnation et l’intensité. Élodie Bouchez tire davantage son épingle du jeu dans la seconde partie, lorsque sa sobriété révèle sa perversité. Quant à Serge Maggiani, il est plus convaincant en rebelle qu’en époux déchiré. Traître ou héros, il porte en lui l’humanité des innocents et des justes.
Mais cette présence ne suffit pas à réchauffer l’atmosphère. La mise en scène insiste sur l’aspect métallique. D’abord, En anglais, la pièce s’appelle « The Crucible », qui signifie « le creuset ». Arthur Miller a placé ses personnages là où l’on trempe l’acier : « Chacun est métaphoriquement un métal soumis à la chaleur de la situation qui l’environne ».
Si les jeunes femmes cèdent à leurs bas instincts et à leur rage sacrificielle, elles ne sont pas tombées dans le « chaudron maléfique » et, dans le procès, les victimes ne finiront pas brûlées. Or, les croyances déclenchent un engrenage de mensonges et de règlements de compte. Ici, les personnages voient se refermer un système de pensée implacable. La machine s’emballe, car la paranoïa collective mène à une vengeance bien huilée. Ainsi, entre croassements de corbeaux et bruits issus de forêts profondes, la bande-son résonne de stridences, évoque de lourdes portes, comme en prison. Elle souligne remarquablement la violence de cette justice arbitraire.
Emmanuel Demarcy-Mota sait polir ses ouvrages. Outre son élégance, il fait écho à l’actualité en traitant de thèmes universels. Parce que l’histoire se répète, parce que des populistes sont toujours à nos portes, prêts, pour servir leurs intérêts, à invoquer des complots, à fabriquer des « fake news » et à condamner des boucs émissaires.
Sarah Meneghello
9 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON