(suite)
Ses raisons, elle n’a même pas à les fournir parce qu’elle est la
raison même, présente en des preuves écrasantes. Des millions de tonnes
de preuves ; et ses œuvres s’élèvent si haut qu’un homme ne peut les
contempler qu’à genoux. Il va de soi qu’il faut produire plus pour vivre
mieux, pour sauver les hommes – notamment nos frères sous-développés –
de la misère et de la mort : l’industrie lourde est mue par l’amour, si
elle fabrique des tanks, c’est bien parce qu’il lui faut se défendre de
la haine. Nous devons progresser, et d’ailleurs nous ne pouvons faire
autrement. Qui refuse le progrès se condamne aujourd’hui à périr. L’URSS
doit rattraper et dépasser l’Amérique, et l’Amérique l’URSS – donc sur
la même voie.
Certes, les raisons du progrès ne sont que trop évidentes ; elles le
sont tellement qu’il n’y a plus d’intérêt à les dire après tant
d’autres. Mais cette évidence même appelle un supplément d’examen ;
serait-elle encore plus justifiée qu’elle serait suspecte parce
qu’éliminant d’autant plus la discussion. Ainsi donc, pour la première
fois dans l’histoire, y aurait-il une société qui ne serait pas ambiguë,
dont les biens ne seraient pas assortis de maux ? Et les gains de
pertes ? Je crains qu’au contraire celles-ci ne soient d’autant plus
grandes qu’elles sont tues. Et ce n’est pas pour refuser le progrès,
mais pour le rendre digne de ce nom que j’en ferai la critique. La
société industrielle manque d’une opposition de Sa Majesté qui la
conteste au nom de ses valeurs : je la lui propose.
Il suffit d’y penser, ne serait-ce qu’un instant, pour constater que
l’ambiguïté et la finitude de l’action humaine persisteront jusqu’au
bout. Tandis que croissent nos moyens, grandissent les risques qu’ils
entraînent ; il faut être un enfant pour s’émerveiller de leur puissance
sans s’inquiéter de leurs effets. Surtout, le progrès ne peut
indéfiniment progresser, sinon la courbe tend à la verticale,
c’est-à-dire à l’absolu, donc humainement à l’impossible. Si le propre
de l’homme est l’aptitude à croître, il est non moins vrai que sa
croissance – et de laquelle s’agit-il ? – ne peut être indéfinie. Il
n’est pas Dieu, qu’il puisse devenir homme est déjà bien beau ; tout ce
que nous pouvons espérer, c’est reporter un peu plus loin les bornes de
sa finitude. Si l’accroissement accéléré d’une population à la
production accrue se poursuit, nous pourrons reculer l’instant de la
pénurie, il viendra un moment où ce ne sera plus le fer ou les autos qui
nous manqueront, mais les éléments : l’eau, l’are, la minute. Et avec
son énormité grandira la complexité de ce monde en mouvement. Le progrès
du contrôle s’épuisera à suivre celui des chances d’accident, qui ne
pourra être évité que par une organisation de plus en plus implacable et
raffinée – à la condition que le progrès des sciences et de la
production matérielle laisse à celui des sciences humaines le temps de
suivre. Peut-être qu’alors un ordre, un système, total, permettra
d’éviter le chaos qui le serait aussi. Mais ordre ou désordre délirant,
que restera-t-il de l’homme et de sa liberté ? Si le progrès continue de
progresser à raison d’une production augmentée de 5 % augmentant de 5 %
l’an, il débouche dans l’inconcevable. Il ne s’agit pas de savoir si la
courbe doit s’infléchir, de toute façon elle le fera, mais quand et
comment ? Il n’y a que trois possibilités – pas quatre. La catastrophe,
l’explosion des énergies déchaînées : la crise, la guerre, la
catastrophe écologique planétaire. Ou bien, grâce à la science,
l’implosion de ces énergies dans un cristal, une organisation qui
engloberait tout l’espace-temps : le structuralisme ne signifie rien
d’autre que cet espoir. Le chaos, sinon le système ; autour de nous pour
l’instant ils progressent de pair. De lui-même le développement
exponentiel ne mène à rien d’autre. S’il en est ainsi, l’espèce humaine
n’aurait été que le détonateur d’un accident local, quelque part dans la
galaxie. Mais si nous sommes libres, cette fois vis-à-vis de
nous-mêmes, alors s’ouvre une troisième voie, celle d’un équilibre à
mi-chemin du chaos et du système, volontairement maintenu par un homme
devenu maître de sa science et de ses outils comme il l’est de nature.
Que l’on ne s’y trompe pas. Si je conteste ici le tabou du
développement, c’est au nom de la liberté et de la démocratie, donc du
seul progrès qui mérite ce nom. C’est, je crois, l’originalité profonde
de ce livre. Le sujet qu’il traite est rebattu, et pourtant si vaste
qu’un auteur ne peut que l’effleurer. Mais aujourd’hui c’est le seul. La
lumière dont je tente de l’éclairer est à la fois très ancienne et très
nouvelle : une fois de plus, en ce temps de spécialistes et de
spécialités, il faut bien qu’un homme se dresse pour considérer
l’univers où il vit. Autrefois il était fait de dieux et de montagnes,
aujourd’hui il l’est de sociétés et de leurs produits. Mais il n’a pas
changé, il est toujours immense, seul réel et sacré. Qui peut s’en
approcher, sinon ses prêtres, qui sont maintenant des savants ? Toi,
n’importe qui, s’il y a encore une liberté et une égalité, et je le fais
d’abord pour t’en donner l’exemple. Ce monde, le spécialiste l’ignore
autant que quiconque ; il ne connaît qu’un arbre tandis que pour toi
déferle à l’infini la forêt. Tu peux en parler, tu y vis chaque jour, tu
sais ce qu’elle vaut pour un homme. Si le monde peut être pensé, il
l’est encore par ton bon sens, ta droiture. La remise en cause de la
société au nom de l’autorité du peuple et des personnes commence ici
même.
Les signes qu’un dieu avait tracés se sont éteints, et il ne reste
plus que le mur de Babylone. Un mur, et rien d’autre ; la main peut s’en
assurer. Immense, il nous cache le ciel. Mais le vieil Olympe était
aussi terrible, et pourtant ce ne sont pas des Titans, mais des hommes
qui l’ont escaladé. L’Olympe n’est que pierres : matière. Seul est réel,
vivant, qui le regarde.
En 1989 on peut reprendre la formule de l’édition de 1973. « Cette
critique de notre société a été écrite entre 1950 et 1967, à une époque
de foi inconditionnelle dans la croissance économique. Le lecteur
m’excusera donc si je me réfère à des faits parfois anciens en laissant
de côté les plus récents. Je n’ai pas cru devoir modifier une
démonstration qui, pour l’essentiel, me semble conserver sa valeur, et
je me suis contenté de quelques mises à jour. » Depuis les Trente
Glorieuses, à la fin desquelles ce livre fut édité, le développement
chaotique du système économique et technique s’est poursuivi en dépit de
la naissance d’une opposition « écologique ». L’informatique lui a
permis de multiplier et d’affiner ses calculs. De la matière, la science
s’est étendue à la vie. Tandis qu’en précisant sa définition et
multipliant ses réseaux, la télé a renforcé son influence sur l’opinion.
Et de booms en krachs, d’explosions en compression, la croissance (ou
développement) s’est poursuivie. La nécessité d’un contrôle scientifique
et technique total pour éviter une crise et catastrophe majeure n’a
fait que grandir… Donc, plus que jamais reste vraie la conversion
spirituelle et politique qui, en établissant un nouvel équilibre, pourra
seule sauver la planète, la vie et la liberté humaine du dilemme
infernal du Système et du Chaos.
Le Système et le chaos. Critique du développement exponentiel, Anthropos, Paris, 1973.
2e édition : Economica, Paris, 1989. 3e édition : Sang de la terre, novembre 2012.