Les belles âmes, la droite et les digues
On se souvient de l’avertissement des grands-mères de notre enfance : « Si tu cries ‘Au loup !’ et qu’on accoure trois fois pour un moustique, la quatrième fois on ne viendra plus et ce sera le loup. » A force de crier au pétainisme, au vichysme, au nazisme pour deux broutilles et par ruse, les belles âmes labellisées ne sont plus entendues quand ça chauffe. Des digues tombent en effet, des verrous sautent, qui retenaient enfermées l’offense et l’injure. Chacun le déplore, l’éprouve à son niveau, et tel ministre n’est pas plus à plaindre sous l’insulte que ma voisine du dessous. Tout le monde est à la peine, mais les belles âmes pointent le coupable : la droite, évidemment.
La droite est aux belles âmes ce qu’était le poumon aux médecins de Molière, la cause de tous les maux : la pollution, l’argent sale, le déficit, le chômage, et bien sûr le racisme et la xénophobie. C’est donc la droite qui attiserait depuis trente ans, et singulièrement en ces temps de vaches maigres, l’animosité populaire contre le noir, le jaune, le juif, le rom, la meuf, l’homo, et pourquoi pas le gros, le vieux et le roux.
Les belles âmes sont si imbues de leur sainteté laïque que vous ne leur ferez pas admettre leur part de responsabilité dans cette dérive. La parole injurieuse, qu’on voit s’enhardir en effet ces temps-ci, ne s’est pas libérée d’un coup. Il en a fallu de la constance pour congédier le surmoi, désarmer le gendarme intérieur, débrancher la petite caméra de surveillance intime qui bon an mal réglaient les têtes, ou tout au moins fermaient les bouches. Les belles âmes sonnent le tocsin devant l’effondrement des digues qu’elles n’ont cessé de programmer, dans le silence d’une droite plus souvent au pouvoir mais comme tétanisée en ces matières devant le magistère moral des « progressistes ».
Quel corpus idéologique aurait donc contribué à déstructurer les esprits et à délier les langues ? -Oh ! m’sieur, s’il vous plaît, dites. Juste pour mémoire, pour que les enfants de twitter et facebook sachent encore quelque temps à qui ils doivent l’extrême bonheur d’être enfin libres d’insulter. En résumé, voici.
Tenue pour la valeur absolue, tout ce qui faisait entrave à l’égalité était à détruire, et donc l’ensemble du code bourgeois, la politesse et toute déférence hiérarchique, autant de conformismes « de classe » aliénants. On abolissait de même l’esprit d’examen, avec tout le fatras du regret, du remords, du pardon, empêchements hypocrites à la seule vertu présentable : l’authenticité. Va, petit, pousse dans ta sève ! Secoue le joug des parents, des maîtres, des auteurs, des autorités. Gribouille sur les murs, si ça te plaît. Mais si, c’est de l’art ! La culture est partout, également admirable en toute expression spontanée. Sois chanteur sans voix, écrivain sans grammaire. Nique ta mère. Toute instance normative est fascisante. Ne tolère que la tolérance, mais dévoyée des Lumières : non plus promotion de l’homme universel contre les coutumes, mais valorisation de la coutume en raison du droit à la différence et dans le respect de toutes les façons de penser, de parler, de manger, de s’habiller, de jouir. Messieurs les censeurs, bonsoir ! Et qu’on nous lâche aussi avec la nation, cette vieillerie ridicule. Notre passé colonial n’est-il pas un motif suffisant pour que nous rasions les murs ? que nous acceptions de voir les migrants faire comme chez eux chez nous ? D’ailleurs quelle chance, quel enrichissement ! Adjani et cetera…
Que c’était beau ! Mais, de leur belvédère, les belles âmes n’ont pas vu que le vieux cœur du peuple battait toujours au cocorico, se mortifiait d’un drapeau bafoué, d’un hymne sifflé, d’une monnaie perdue, d’une femme voilée jusqu’aux yeux, d’un professeur insulté, d’un urgentiste roué de coups, d’un campement sauvage où il est assez clair qu’on ne vit pas qu’en vendant des paniers. Alors, déboussolé, coupé de ses fondamentaux, débouté de ses rêves et de ses craintes, dépossédé de son histoire mais affranchi des digues et des verrous, -ô boomerang des belles âmes !- voilà que le peuple dit sans pudeur ses rancoeurs frustes comme ses empathies bêtes, son soutien de Léonarda comme sa détestation de Christiane, avec les rares mots français qu’on lui a laissés - mais l’anglo-sabir bientôt suffira…
O comme on aimerait -jusqu’à leur pardonner un peu- que dans cette grande braderie de l’irréflexion, ce décrochez-moi-ça du verbe brut, au lieu de pointer à droite les seuls fautifs, les belles âmes baissent un peu les yeux et disent dans un murmure : Nous avons cru bien faire, nous ne voulions pas ça.
6 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON