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Sans toit ni émois

 

L'histoire d'une longue errance

 

Personne ici ne se rappelait quand il était arrivé. Un gamin abandonné, la chose n'était hélas pas rare en ce temps-là. La vie était difficile, une bouche de plus à nourrir devenait parfois un obstacle insurmontable quand ce n'étaient pas les aléas de l'existence qui contraignaient des parents à se séparer de leurs rejetons.

Il y avait l'hôpital général pour embrigader ces pauvres hères, leur offrir le gîte et le couvert, leur offrir deux heures d'enseignement par jour avant que de leur trouver un apprentissage à la Saint Jean ou une famille d'accueil dans des cas beaucoup plus rares. Il y avait surtout la mort au bout du voyage pour près de la moitié d'entre eux, terrible constat qui n'était pas sans rapport avec ce qui se passait au sein des familles elles-mêmes. Grandir était un défi permanent que l'on fut avec les siens ou dans ces institutions.

Beaucoup fuyaient les hôpitaux généraux, tentant d'échapper aux mauvais traitements, aux humiliations, au désespoir, à cette vie en collectivité faite de tant de misère et de souffrance. Le rêve illusoire de retrouver les leurs, l'envie d'une liberté qu'ils envisageaient plus souriante, le désir de survivre en pensant qu'ailleurs, la vie serait plus aisée.

Le gamin devait être de ces fugitifs qui ayant fait l'expérience de l'enfermement, entendait ne plus jamais tomber dans les griffes de ces personnes charitables qui ne se doutaient guère de l'enfer qu’ils leur proposaient dans leurs établissements. Il avait surgi sur les quais de Recouvrance, se proposant à aider les charretiers, les portefaix, les mariniers. On le voyait également sur les marchés pour donner un coup de main et repartir avec de quoi manger un peu.

De lui on ne savait rien si ce n'est un prénom qu'il acceptait de dévoiler à ceux en qui il avait confiance : Archimède. Au fil du temps, lorsque des propos lui échappaient ou au hasard de discussions avec les mariniers, nous comprîmes qu'il avait dû s'échapper de l’hôpital général de Blois fondé en 1657 par Gaston d'Orléans pour héberger des enfants, des sans-aveu et des vieillards de la ville et des environs.

En Orléans pareille structure était beaucoup plus ancienne et c'est une nouvelle fois, le bienfaiteur de la cité, Théodulfe qui avait créé l'hôtel Dieu au début des années 800. Puis il y eut à l'époque de ce récit un hôpital général installé dans le quartier Madeleine à l'emplacement de l'ancien Arsenal. Archimède redoutait par-dessus tout de faire la connaissance de cet endroit et se montrait particulièrement discret sur ses cachettes.

Le gamin devint rapidement un personnage des quais. Il était débrouillard, serviable, adroit, leste et costaud en dépit de son jeune âge. Il avait moins de 13 ou 14 ans, l'âge généralement où les enfants étaient placés pour apprendre un métier ou servir de larbin. Lui n'entendait nullement se laisser mener, il était farouchement indépendant, fier de sa liberté chèrement acquise.

Il disparut de la circulation, plus personne n'entendit parler de lui. Il avait fait le choix de la campagne. Vivre au grand air était pour lui une garantie de tranquillité. Il y aurait un rôle sans se soucier vraiment de cette maréchaussée si prompte à chasser les parasites, les indigents, les gueux, la vermine, les délinquants potentiels, les sans-aveux comme on les nommait au début de cette histoire… Les mots ne manquent jamais pour qualifier ceux qui échappent à la norme, aux règles fixées par un pouvoir qui pourtant est responsable de leur situation.

 

Archimède, par un étrange mystère avait passé le temps, il semblait immortel puisqu'il était libre comme l'air, sans papiers qui vous imposent une date de naissance, une adresse, une nationalité. Il allait éternellement le nez au vent de par les chemins communaux, insouciant et sans entrave. Les gens, le sourire aux lèvres disaient : « Tiens v’là chemineux qui passe  ! ». Nulle agressivité dans la remarque, parfois même un peu d'envie de partager avec lui cette vie d'errance entre Beauce, Sologne et Val de Loire. Archimède vivait de l'air du temps, allant de ferme en ferme pour gagner sa pitance par quelques menus travaux.

Il y avait toujours de l'ouvrage. Après être entré dans la cour de la ferme, il toquait à la porte entrouverte de la maison d'habitation. Il y avait toujours une voix pour lui répondre : « Finissez de rentrer mon brave ! ». La suite était du même tonneau : « Vous tombez bien l'ami, il y a de quoi vous occuper. Vous allez curer l'étable et l'écurie, nourrir les cochons et les moutons, rentrer les poules, les canards, les oies, puis vous viendrez partager notre table ! »

Archimède se retroussait les manches, besognait toute l'après-midi et le soir venu, à la table des maîtres, il avait son bol de soupe, son morceau de lard, une miche de pain, du fromage, le tout arrosé de ce vin qui accroche un peu le palais qu'il allait tirer à la cannelle. Puis, il saluait la compagnie et allait partager sa couche, dans le foin, en compagnie des chevaux de la place. Au petit matin, il avait repris la route, ses chaussures ailées le conduisant vers un ailleurs identique.

Le temps passa, Archimède ne changea en rien ses habitudes qui lui assuraient le gîte et le couvert. Pourtant, il lui sembla que le monde autour de lui avait évolué. Il en voulait pour preuve qu'à son approche, les gens de rencontre avait un peu plus de réserve à son encontre. La manière de le présenter avait elle aussi un peu changé : « Tiens v’là vagabond qui vient  ! » Un simple changement de vocabulaire auquel il ne prêta pas attention immédiatement.

Il entrait toujours dans la grande cour des fermes même si, au milieu de la carrée, trônait un curieux engin : de grosses roues à l'arrière, de plus petites à l'avant, un tuyau qui crachait une noire fumée et une curieuse signature d'un nom qui n'était pas de chez nous : un certain Mac quelque chose…

Après avoir toqué, on lui répondait : « Vous arrivez à point. On ne peut fournir à l'ouvrage, vous allez nous aider ». Il y avait encore de quoi faire. Vous devez curer l'étable et brosser les vaches, nourrir le cochon, graisser le tracteur, nettoyer la herse et la charrue. Ensuite vous aurez un panier que vous irez manger dans l'étable ! »

Après avoir gagné son pain et plus rarement son vin, les vignes avaient depuis belle lurette disparu du paysage, Archimède se trouvait à partager sa couche avec les vaches. Dans l'écurie, tout le matériel agricole acheté à grands coups d'emprunts avait remplacé les chevaux. Dormir dans l'étable ce n'est pas tout à fait pareil, les laitières vous laissent une curieuse odeur sur les vêtements. Notre homme ne s'en rendit pas compte de suite mais à la longue, les femmes pinçaient le nez à son approche. Il en était fini des rencontres galantes au détour d'un bosquet.

Le monde bascula dans une nouvelle ère. Archimède battait toujours ce qu'il était convenu d'appeler encore la campagne. À son arrivée, les passants s'écartaient, certains changeaient même de trottoir ou lui tournaient le dos. Il entendait : « Attention, v’là clochard qui vient encore quémander ! ». Une triste réalité hélas le poussait à vivre de la charité. Les fermes désormais étaient encloses, les bêtes avaient disparu après le grand remembrement. Si les haies et les enclos avaient été rasés, des grilles fermaient l'entrée de la cour et parfois une caméra surveillait les visiteurs.

Il n'y avait plus besoin de main d'œuvre dans les fermes. L'exploitant suréquipé et largement endetté parvenait à tout faire seul. Archimède dut se résoudre à tendre son béret à la sortie des offices. Par chance, il y avait encore de la religiosité dans le pays, la générosité des fidèles lui assurant le couvert. Pour le gîte, la belle étoile et parfois un porche dans les villages faisaient l'affaire. Archimède se satisfaisait de sa nouvelle existence.

Pourtant, il n'était pas encore au bout de ses misères. Une à une les églises se fermèrent, la crise de la vocation avait fait son œuvre et quand par hasard, il y avait un prêtre, il venait de pays lointains avec un accent qui énervait les dernières grenouilles de bénitiers, bien peu enclines à la charité.

Le béret demeurait vide tandis qu'à sa vue, dans le bourg chacun fermait sa porte tandis qu'on le qualifiait étrangement. Les gens avaient si honte sans doute qu'ils n'étaient plus capables de proposer un nom pour qualifier son état. Le vocabulaire ne manque pas même si mettre un mot pour qualifier un humain est devenu si compliqué, que l'usage veut désormais qu'un sigle suffise pour exprimer à la fois la honte, le dégoût, l'indignation, le rejet, la crainte, le refus de cette misère trop ostensible : SDF. Mieux même, de sigle signifiant Sans Domicile Fixe, la désignation de la honte est devenue un acronyme qui se suffit à lui-même pour porter en lui toutes les exécrations sociales.

Les humains aiment à simplifier les choses, à établir des généralités commodes, à se choisir des images fortes et frappantes pour mettre dans le même panier (si possible à salade) la lie de la société. Plus le terme est péjoratif plus il est prononcé avec une moue méprisante, accompagnée d'une grimace, d'un pincement du nez, d'un plissement des yeux qui en disent long. Les trois lettres sifflent comme un serpent, tonnent comme un coup de canon, fusent comme une charge policière. Allain Leprest l'avait si bien rendu avec sa chanson tellement évocatrice.

Repoussé de tous, affamé et mal en point ce jour-là, Archimède au bout du désespoir s'assit dans le magnifique caquetoire de ce charmant petit village. Il avait posé son béret au sol, plus par habitude que dans l'espoir de ramasser quelques piécettes en cuivre que ces bons chrétiens réservaient à la femme du président, indignité supplémentaire.

Qu'allait-il devenir dans cette société où les bancs désormais ne permettent plus de s'allonger, quand tendre la main pour survivre est un délit dans des certaines villes, où la pauvreté est devenue une tare mais aussi une faute qui incombe exclusivement à ceux qui en sont victimes alors que dans le même temps, d'autres disposent de richesses considérables au point de ne plus savoir qu'en faire.

Archimède se désolait. Avoir traversé tant d'époques et de difficultés, avoir connu des conflits terrifiants et découvrir désormais que même la guerre à la misère n'a pu être gagnée en dépit de la promesse d'un jeune Président promettant de l'éradiquer en moins d'un an et qui depuis met tout en œuvre pour l'aggraver et favoriser ses amis les riches.

Il prit une résolution forte, il allait abandonner son existence d'errance pour venir en aide à ses semblables pourtant si différents de lui. Il s'engagea dans deux associations : les colibris solidaires d'Avon Fontainebleau sud et SOS hébergement. Il leur apporta sa connaissance et son énergie tout en racontant des histoires, celles qu'il avait vécues au cours de ses longues années d'errance et de marginalité. Il savait qu'il faudrait aussi se battre becs et ongles avec des responsables politiques qui avaient perdu de vue toute humanité pour assurer leur réélection. Il saurait aussi quoi leur raconter à ces indignes dignitaires.


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10 réactions à cet article    



    • C'est Nabum C’est Nabum 29 novembre 2023 09:48

      @Grincheux

      Les restants du cœur


    • Clocel Clocel 29 novembre 2023 10:04

      Z’avez pas honte, avant les fêtes, donner mauvaise conscience à nos bourgeois droit-de-l’hommiste ?


      • C'est Nabum C’est Nabum 29 novembre 2023 10:49

        @Clocel

        Je bats ma coulpe en cette fête de charité chrétienne


      • cevennevive cevennevive 29 novembre 2023 11:03

        Bonjour C’est Nabum,

        Un conte de Noël à rebours de ceux que l’on nous sert habituellement, et pourtant si réaliste !

        Sur le parking de notre Carrefour, nous avons nos pauvres. Quelques uns demandent à manger : un pain, une boîte de pâté ou un fromage. D’autres proposent quelques heures de travail.

        Je leur ai parlé. Beaucoup d’entre eux aimeraient bien travailler un peu, faire quelques heures afin d’acquérir un peu de leur fierté perdue. Mais personne ne veut. Faire travailler un homme sans le déclarer ! Imaginez le ciel nos tomberait sur la tête !

        « Eradiquer la pauvreté » !!! Il n’y a pas que le vide des poches qui détermine la pauvreté, il y a aussi le vide des cerveaux et du coeur...

        Autre chose : les illustrations de votre article sont bienvenues et magnifiques.


        • C'est Nabum C’est Nabum 29 novembre 2023 11:15

          @cevennevive

          Éradiquer nos élus nationaux pour ne laisser que les élus locaux et je vous assure, tout irait mieux pour la nature et les pauvres, la paix et la morale


        • juluch juluch 29 novembre 2023 12:07

          Pas mal.....il doit être vieux Archimède à présent !!

          merci Nabum !

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