Le suicide : un tabou éternel ?
Pourquoi se suicide-t-on ? Les statistiques sont-elles fiables ? « Un peu plus de 53 527 personnes dans l’UE se sont suicidées en 2016 ». Il n’y a rien d’étonnant au fait que Dalida, Marilyn Monroe et d’autres célébrités aient lu Freud pour essayer de comprendre leurs douleurs face à la vie. Quelles sont les limites de la compréhension médicale, philosophique, sociétale ou religieuse face au suicide d’un être humain ? Souvenons-nous toujours de la phrase du brillant Albert Camus : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. »
Récemment, le chanteur STROMAE a évoqué la thématique encore taboue et difficile du suicide en chantant « L’enfer » sur un plateau de télévision. L’OMS l’a même remercié ! En février 2022, un employé d’AXA s’est suicidé après avoir appris qu’il était viré via son ordinateur (par ‘vidéoconférence’). En France, à Combs la Ville, une lycéenne de 17 ans s’est donné la mort. Dans cet article, l’autrice tente de nous donner des débuts d’explications.
AVERTISSEMENT : Ne lisez pas ce qui suit si vous êtes sensibles, suicidaires ou dépressifs. Ne regardez pas la photo de la « vilaine » cicatrice si vous n’êtes en état de la voir.
Numéros d’appel en cas d’urgence :
En France : 3114
En Belgique : 0800 32 123 (ligne d’écoute du Centre de Prévention du Suicide)
Ambulances : 112
Il est à noter que l’association française « PHARE Enfants-Parents » nous a été d’une grande aide pour réaliser cet article1 ainsi que l’asbl Un pass dans l’impasse en Belgique. Et Mme Juliette MERCIER qui nous a conseillé de vous diriger vers le Centre Bertha Pappenheim, association de psychotraumatologie au sein de laquelle elle travaille, où elle et ses consœurs s’efforcent de donner des pistes sur le sujet de la détresse immense pouvant amener aux conduites à risque telles que les envies suicidaires et les passages à l'acte (notamment dans cet article de psychoéducation)
Morte cliniquement
Le 22 juin 2021, je suis morte cliniquement. Je suis passée à l’acte : une tentative de suicide en sautant dans le vide, d’un pont situé à environ 20 mètres de haut. Les branches d’arbres ont ralenti la vitesse de la chute, paraît-il. Honnêtement, je ne me souviens de rien. Il s’avère que j’ai laissé une lettre d’adieu, comme la plupart des femmes avant de me suicider, dans laquelle j’exigeais de ne pas me réanimer. L’ambulance ne l’a pas lue : ils devaient agir dans l’urgence. Il s’agit de leur travail, je ne leur reproche rien.
Environ trois semaines plus tard, je me suis réveillée du coma. Il s’avère que cela ne correspond pas à ce qu’on peut visualiser lors de la projection d’un film hollywoodien : nous n’ouvrons pas les yeux pour redevenir conscients « normalement ». J’étais tellement droguée par les médicaments que j’avais des hallucinations auditives et visuelles. Pour l’expliquer simplement : je rêvais les yeux ouverts. Mon père se rendait aux soins intensifs tous les jours afin de suivre l’évolution de mon état. Néanmoins, je ne l’ai pas reconnu d’emblée. Il paraît que j’ai déclaré : « C’est drôle, vous ressemblez à mon père ». Il a éclaté de rire et a rétorqué : « C’est gentil de me dire ça ! Il paraît que votre père est un très bel homme ! ».
Sociologue de formation, journaliste et jeune autrice belge de 32 ans, il me faut absolument « tout » comprendre. À la sortie de deux mois d’hospitalisation, en parcourant un rayon, au sein de ma librairie préférée, où une étiquette inscrit « Suicide », j’apercevais l’ouvrage bouleversant de Muriel Keuro ; Ne rentre pas trop tard. Je l’ai acheté de suite et je l’ai lu d’une traite. Le fils de Muriel s’est suicidé le 27 novembre 2019 à l’âge de 20 ans.
Muriel Keuro déclare : « Et puis un matin, il y a eu l’appel de ton père, et la déflagration provoquée par cette phrase qui résonne encore au creux de mon être : “c’est fini”. Alors, j’ai senti le sol se dérober sous mes pieds.
En une fraction de seconde, le choc de la nouvelle m’a projeté au sol. Une minute, une heure, peut-être plus, je ne sais pas. J’ai repris mes esprits dans un autre corps, celui de la mère amputée d’un fils, hors de ce monde, hors du temps, exilée à tout jamais dans un endroit dont on ne revient pas coupée pour toujours de ceux qui ignorent ce que ça dit, ce que ça fait, la perte d’un enfant ».
Elle ajoute : « Un jour, j’ai accompagné Arnaud ivre dans le cabinet d’un psychiatre. Il se tenait à moi. Je l’ai assis et me suis posée à côté de lui, craignant qu’il n’ait plus la capacité d’entendre parfaitement ce qu’on lui disait. À ma grande surprise, le médecin m’a demandé de sortir. Je lui ai répondu que mon fils n’était pas apte à tenir une conversation, mais que moi par contre, je pouvais lui détailler tout ce que nous vivions. Il a insisté pour que je sorte. Dès lors, je lui ai très franchement demandé « à quoi servons-nous, nous parents ? ». Il m’a répondu : “à appeler le 15″. »
Puis, Muriel nous confie : ‘Selon moi, le suicide est un « non-choix ». Arnaud a mis fin à ses jours, non pas pour arrêter de vivre, mais pour ne plus souffrir.
Celui qui prend sa vie ou celle qui se suicide (car il faut dire le mot) coupe irrémédiablement la parole à ceux qui restent. Le geste lui-même sous-entend “stop, ça suffit, je ne veux plus discuter”, laissant les proches dans l’impossibilité de l’échange. S’installe alors la double peine, ce sentiment de culpabilité parfois meurtrier (oui, le chagrin tue) dont il est si difficile de s’extraire…
Et pourtant, il faut essayer, quand c’est possible, de ne pas rentrer dans cette spirale infernale. Refaire l’histoire, se repasser le film encore et toujours en se demandant à côté de quoi l’on est passés, ce qu’on aurait dû faire et que l’on n’a pas fait, ou ce qu’on a fait de travers, ne nous ramènera pas notre enfant et ajoute de la souffrance à la souffrance. Souvenons-nous plutôt des belles choses, de tous les jolis moments passés ensemble. Et des enfants merveilleux qu’ils ont été. Ils ne sont plus présents physiquement, c’est vrai, mais pour autant ils ne sont pas absents, juste invisibles. Et ils continuent à exister en nous, à travers nous. Pour l’éternité.’
La « mode » existe aussi en psychiatrie
Nous avons interrogé Maxime TAQUET, médecin universitaire au sein du département de psychiatrie, qu’il a rejoint après avoir obtenu son diplôme de médecine à l’Université d’Oxford.
Docteur Taquet Maxime (crédits : Royal College of Psychiatrists)
AVO : Pourquoi le suicide est-il tabou ? Du moins, c’est mon impression…
Dr Maxime Taquet : De manière générale, la santé mentale est tabou. On ne parle pas de la santé mentale de la même manière que d’autres problèmes de santé. C’est effectivement un problème, néanmoins des célébrités telles que des acteurs ou des sportifs de haut niveau sont plus ouverts au regard des problèmes de santé mentale qu’ils ont eus ou dont ils souffrent [toujours].
AVO : Il y a notamment Lady Gaga qui confie être bipolaire…
M.T. : Effectivement, en cette matière, ça s’améliore. D’ailleurs dans l’histoire de la psychiatrie c’est intéressant parce qu’il fut un temps où être bipolaire était à « la mode », et donc beaucoup de monde avait envie de se dire bipolaire jusqu’à ce que cette mode passe… Désormais, les gens acceptent très doucement de dire qu’ils sont bipolaires. La dépression n’a jamais été à la mode, pareil en ce qui concerne la schizophrénie.
AVO : On m’a déjà dit que j’étais borderline, mais j’ai l’impression que c’est un concept un peu « fourre-tout », un peu comme l’horoscope, où tout le monde peut se reconnaître…
M.T. : C’est un diagnostic qui n’est pas toujours évident à poser. Selon mes collègues en Angleterre — qui ont une plus longue expérience que moi —, le diagnostic borderline est plus accepté aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 10 ou 15 ans. Ce qui est une bonne chose, car des traitements existent, de même que des soutiens, et ceux-ci sont évidemment importants pour que les patients aient un bon suivi. Si le diagnostic est peu accepté, il peut y avoir une tendance (néfaste et inappropriée) à chercher un autre diagnostic pour les patients borderlines.
AVO : Qu’en est-il de la fiabilité des chiffres au regard du suicide ? Par exemple, une personne qui se suiciderait en voiture. Cela sera-t-il comptabilisé comme un suicide ou un « simple accident de la route » ?
M.T. : Ça dépend. Il y a une catégorie qui est utilisée par l’OMS et l’Office for National Statistics en Angleterre [et d’autres en Europe], celle-ci est référencée en substance comme « accident dont l’intention est non connue ou non comprise ». Il y a donc 3 catégories : 1. Suicide 2. Accident non volontaire et 3. Une catégorie où « on ne sait pas trop », mais où les experts suspectent fortement le suicide ; par exemple quand il n’y a pas de lettre, ou plus généralement quand on n’est pas à 100 % sûr que l’acte est volontaire.
L’accident de la route est une très bonne illustration : quand il y a, par exemple, du verglas ou que la personne était au téléphone, ou [que l’autopsie a révélé] que la personne a consommé de l’alcool, on ne pense pas directement au suicide. En revanche, une personne qui a foncé sur un arbre alors qu’il n’y a [aucun élément qui pourrait accréditer un accident] et qu’il n’y a pas de lettre, il y a suspicion de suicide… mais qu’on ne peut affirmer à 100 %.
AVO : Il y a beaucoup de psychologues et de psychiatres qui disent que le passage à l’acte se joue en un quart de seconde. Personnellement la dernière fois que je me suis jetée dans le vide, cela faisait 3 jours que j’avais décidé de le faire… Pourquoi un quart de seconde ?
M.T. : Ce n’est pas toujours [ou pas vraiment] un quart de seconde, en tout cas pas pour tout le monde. Il existe [cependant] quelque chose de vrai, en dépit du fait que ce n’est pas toujours précis ni que ça s’applique à tout le monde ; il s’agit plutôt d’un seuil critique à partir duquel il y a un risque de passage à l’acte et c’est précisément dans cette [courte] période qu’il faut pouvoir veiller à ce que les patients ne puissent avoir accès au moyen qu’ils ont envisagé pour mettre fin à leurs jours — quand bien même ils auraient encore probablement des idées suicidaires dès lors où ils ne sont pas encore rétablis —, et c’est avant ce seuil qu’on peut maintenir ces patients en vie.
Un exemple très anglais : les overdoses par paracétamol qui est le moyen très utilisé [en Angleterre] pour les tentatives de suicide (qui n’est pas du tout le cas en Belgique). Une loi est passée dans les années 90 et celle-ci limitait les quantités de paracétamol qu’une personne pouvait individuellement se procurer en pharmacie. À la suite de cette loi, les tentatives de suicide ont diminué, mais on peut cependant se demander comment et pourquoi ce fut le cas ; en effet, une personne déterminée à mettre fin à ses jours peut très bien acheter une boîte de paracétamol tous les 3 jours et collecter suffisamment de boîtes pour son entreprise morbide… Cela va bien dans le sens que si au moment de passer à l’acte, on limite l’accès au mode de suicide envisagé, ça permet de réduire le nombre de tentatives, et donc de sauver des vies. Si une personne en souffrance et qui est suicidaire atteint le fameux seuil qui amène au passage à l’acte, elle peut certes avaler une boîte entière de paracétamol, mais cela n’est pas toujours suffisant pour réussir son suicide et la personne se retrouvera hospitalisée puis elle pourra peut-être s’en sortir.
Cicatrice d'Aurore VO après le saut dans le vide, d'un pont (environ 15-20 mètres de haut)
Tous les autres anges
Angélique DECLEMY et Vincent VANGILWE, parents de Lénaïk et Milan VANGILWE nous racontent le jour où leurs vies ont basculées : ‘Le mercredi 23 janvier 2019, notre fille de 12 ans, Lénaïk s’est rendue au collègue, une belle journée ensoleillée où la neige était tombée le matin. Lorsqu’elle est revenue, avec le chien familial, golden retriever, elle s’amusait dans le jardin de la voisine : elle prenait du plaisir réellement, car la voisine (qui travaille dans le milieu psychiatrique) l’a confirmé plus tard. Il existe une vidéo ultérieure où elle s’amuse avec des copines dans la neige. Ensuite, nous partons pour faire une petite course : elle refuse de nous accompagner, déclarant qu’elle a mal à la tête, qu’elle est fatiguée. Sa dernière phrase à l’attention de sa mère : “Quand tu reviendras, je te ferai un bon gâteau ! Est-ce que je suis sûre ? Oui, maman.”. Lénaïk, couchée dans son lit, embrasse sur le front sa mère, Angélique. Elle lui dit “je t’aime”, sa maman lui rétorque : “Je t’aime aussi, à tout à l’heure”.
Son frère, Milan, âgé de 14 ans à l’époque, part jouer dans la neige avec des amis. Lorsqu’il revient, il constate que la porte d’entrée est fermée à clef. Il a un mauvais pressentiment, il contourne la maison, n’aperçoit rien par les fenêtres, force la serrure et parvient enfin à entrer dans la maison. Il retrouve Lénaïk pendue à son lit (un lit superposé). Il hurlait son prénom, il était terrifié : du sang gisait au sol. Il a tenté de prendre son pouls, mais elle était déjà froide. Il nous a téléphoné et a ensuite joint les pompiers. Elle a laissé un p’tit mot : “Désolée d’exister” suivi d’une copie d’un extrait du livre “Une ado hors normes”. Malgré une recherche sérieuse de la police ainsi que de médecins compétents, aucun harcèlement scolaire, aucune trace sur sa tablette, son ordinateur ou d’agression sexuelle ne furent constatés. Lénaïk se montrait heureuse, souriante tout le temps : nous n’avons rien vu venir. Avant de se suicider, elle a téléphoné à divers copains : elle rigolait avec eux. Même notre voisine culpabilisait, elle n’a rien vu non plus et répète qu’elles s’amusaient. L’urgentiste nous a déclaré qu’elle n’avait point pleuré et ne s’était pas débattue.
Parfois, très attentive et sensible, elle interrogeait son père sur la maltraitance des animaux : “Pourquoi les hommes sont-ils violents envers les animaux ?”. Elle suivait des cours de théâtre, jouait dans des pièces aisément — elle cachait peut-être son mal-être à travers l’art dramatique — elle était très mûre et intelligente pour son âge.
Dans la rubrique nécrologique de la “La Voix du Nord”, nous avions écrit un texte stipulant qu’elle s’était suicidée : ils ont refusé d’écrire cela. Nous avons dû choisir une formule “plus lisse”. Nous avons été tristes de cela, car nous voulions en parler afin d’accélérer la prévention concernant le suicide chez les enfants de 12 ans ou moins. Les proches n’osent plus nous parler, ils ont peur de la mort et d’évoquer notre fille alors que nous désirons parler d’elle. Nous étions vaguement croyants avant le suicide de Lénaïk, nous sommes athées désormais : nous remettons tout en question. Milan, son frère, partageait une relation fusionnelle avec elle : il a subi du harcèlement scolaire dans le passé et estime que les psychologues “ne servent à rien”, que c’est une aide momentanée. Parents, ce qui nous tient, c’est la vie de Milan sinon nous serions partis “au ciel” également. On ne sait pas ce qui est passé dans la tête de Lénaïk, nous nous posons des milliers de questions’.
LĖNAÏK s’est suicidée à l’âge de 12 ans
La mère de Neil, un autre ange parti trop tôt, Fabienne nous raconte : « J’ai appris le suicide de mon fils en criant après lui le matin afin qu’il se rende à l’école. J’ai scandé son prénom plusieurs fois et n’ayant aucune réponse de sa part, j’ai monté l’escalier qui mène à son lit et en levant les yeux, je l’ai découvert pendu à une poutre de sa chambre avec la rallonge de son ordinateur.
Ma dernière conversation avec lui date de la veille, au soir, où nous avons parlé du vaccin contre le Covid-19 et du fait qu’il ne pouvait plus voir ses amis.
Il s’est suicidé à l’âge de 17 ans 5 mois et 26 jours : le 18 octobre 2021 ».
Neil s’est pendu à l’âge de 17 ans le 18 octobre 2021
Fabienne poursuit : « Nous n’avons rien vu. Selon moi, il se portait très bien ! Nous avons appris, postérieurement, qu’il sortait avec une adolescente française [ndlr : Neil résidait en Belgique], et ce depuis 9 mois. Cinq jours avant, elle l’a laissé tomber. La nuit du dimanche au lundi, ils se sont parlé. Elle lui a dit que cela ne pouvait pas fonctionner entre eux, car il s’agissait d’une relation par Internet.
Il n’a pas supporté vu qu’il en était fou amoureux… ».
Fabienne confie : « Il a juste laissé un petit mot.
“Maman, ce n’est pas de ta faute. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi.
J’ai 3 demandes :
Dis à mamou [ndlr : sa grand-mère] de continuer à se battre contre la maladie
Je veux être incinéré
Envoie mon faire-part de décès à… Nom et adresse de l’adolescente en question…” ».
« Aux parents endeuillés par le suicide, je leur dirais que nous avons l’impression de connaître nos enfants, mais en fait, non pas du tout, car ils arrivent à nous cacher énormément de faits dramatiques qu’ils vivent, de souffrances.
À part être forts et entourés lorsque vous subissez cet impensable deuil, je ne sais rien dire, car la douleur est indescriptible », termine-t-elle.
Arthur Pigeon-Dubaillay s’est suicidé à l’âge de 31 ans le 25 mai 2021. Nathalie, sa mère, raconte : « Il a envoyé à sa famille et à ses meilleurs amis un e-mail dans lequel il nous expliquait les raisons de son geste.
Il était parti de la maison, il venait de quitter l’armée depuis deux mois et vivait chez nous depuis lors. Il avait changé depuis quelques semaines, il était plus renfermé, il avait maigri… Je lui ai posé la question : “Que se passe-t-il ? Tu sais que tu peux tout me dire”, mais il a noyé le poisson en disant que tout allait bien, qu’il était fatigué, qu’il voulait perdre du poids, car il était le témoin de mariage de son meilleur ami… Quand il a quitté la maison, il était triste et solitaire. Je pense qu’il savait déjà pourquoi il partait, sa décision était prise. Dans sa voiture il m’a envoyé un baiser de la main très prolongé, l’air grave. Nous nous sommes échangés 2 ou 3 SMS avant son suicide, mais j’y ai répondu vaguement, car j’étais “fâchée”… Je ne voulais pas que mon fils me quitte, je venais le retrouver après huit années d’armée, je voulais le garder encore un peu… Cinq jours après l’arrivée chez son père, il a pris un 9 mm et s’est tiré une balle en pleine gorge.
À la réception de son courriel, je me suis jetée sur mon téléphone en hurlant à mon conjoint : “Arthur a fait une bêtise”… Pas de réponse à mon appel. J’ai compris. J’ai téléphoné à sa sœur qui hurlait, pleurait : elle venait de découvrir le corps de son frère. J’ai raccroché, car les pompiers et le Samu arrivaient. J’ai eu la confirmation de son décès trente minutes plus tard. Dès lors, je suis morte avec lui. J’aurais voulu hurler ma douleur, mais rien ne sortait de ma gorge, ni encore à l’heure où je vous écris. J’ai prévenu mes parents qui se sont effondrés…
Je n’aurais jamais pensé qu’Arthur puisse se suicider. Quelque temps auparavant, lors d’un dîner chez nous, il était en colère contre l’armée qui ne prenait aucune nouvelle de lui, le milieu civil qui ne lui correspondait pas et prononçait ce propos : “Cela serait bien mieux si je n’étais plus là”. Ce à quoi je lui avais répondu que la vie vaut le coup d’être vécue, qu’il faut qu’il s’accroche et que s’il se suicide il me tue avec lui. Ce qui est malheureusement arrivé. Ma vie s’est éteinte le 25 mai 2021 à 17 heures 35.
Nous ne savions pas qu’Arthur était dépressif : nous nous en sommes aperçus en réanalysant le cours de sa vie. Il n’aurait jamais accepté, militaire oblige, de consulter un professionnel.
Mon ex-mari a effacé le numéro de téléphone d’Arthur le jour même de sa mort. Il s’en veut, mais ne le dit pas, d’avoir gardé des armes dans sa maison. À présent, il continue sa vie en travaillant comme un forcené pour ne pas penser. Tandis que je reste cloîtrée chez moi par peur de sortir. J’ai attendu un signe, un appel d’Arthur pendant des mois…
Que dire à un jeune qui souhaite se suicider ? De parler, de se confier… De songer à la peine qu’il va obligatoirement infliger à ses proches. Nous, Arthur nous a condamnés à perpétuité dans la douleur.
Qu’il n’est pas seul, qu’on peut l’aider, mais par-dessus tout je lui dirai qu’il est aimé et qu’il y a toujours une solution. Même si à l’instant T, il ne la voit pas ; il y a toujours une solution. Et qu’il n’a pas le droit d’infliger une telle douleur à ses parents, frère(s) ou sœur(s).
Aux parents, je leur dirai de prendre leur temps dans le chemin du deuil, d’être soutenus, car on n’y arrive pas seuls. De laisser libre cours au chagrin, au désespoir et de ne surtout pas faire de bêtise comme j’ai eu envie d’en faire. Nos anges ne souhaitent pas notre mort, ils nous veulent heureux. Alors oui, c’est dur ; il y a des déferlantes de désespoir qui vous laissent anéantis, mais il y a des jours où cela va à peu près bien, où on pense, le sourire aux lèvres, à notre enfant. Il y a forcément majoritairement des jours sombres, mois fréquemment des jours heureux, mais je suis persuadée qu’au bout de ce chemin douloureux ; il y a de l’espoir. Je n’ai pas encore trouvé ce bout de chemin, c’est trop tôt, mais il viendra. Forcément, obligatoirement. Et qu’il faut regarder les signes que nos anges nous laissent… Moi, c’est un pigeon qui se pose sur l’arbre tous les jours devant la maison, un cœur qui s’est formé quand je moulais des savons, un jeune homme qui s’appelait Arthur lorsque j’ai passé mon permis fluvial. Tout cela représente des signes : ils font du bien dans les jours de détresse extrême ».
Arthur Pigeon-Dubaillay s’est suicidé à 31 ans
Impact des violences sexuelles dans l’enfance
Orchidée B., âgée de 35 ans
Orchidée B., Belge âgée de 35 ans à l’heure d’écrire ces lignes, confiait en juin 2016, avant le déferlement mondial d’octobre 2017 #MeToo (#BalanceTonPorc) : « À douze ans, j’ai abusé de paracétamol à la codéine et j’ai été hospitalisée pour la première fois. On m’a d’abord diagnostiqué une dépression. À aucun moment, ils ne m’ont demandé si j’avais été agressée sexuellement ! Bien plus tard, on m’a diagnostiquée bipolaire ». Elle ajoutait : « Crises d’angoisses, dépressions, reviviscences, flash-back, cauchemars, conduites dangereuses et tentatives de suicide sont les réalités de mon quotidien comme pour la majorité des victimes. Mais cela, je l’ai compris après ! J’ai tenté de me suicider à plusieurs reprises. Je me scarifiais aussi ». Aujourd’hui, Orchidée sombre dans l’alcool et diverses drogues ; elle n’a toujours pas trouvé de sens à sa vie.
Françoise Mariotti, psychologue française, conclut : « Pourquoi le suicide apparaît-il comme tabou ? Revenons à la philosophie. Camus propose le suicide comme une réponse au fait que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, comme un ajout brutal, mais libre à la liste des façons d'apprendre à mourir puisque c'est le rôle dévolu à la philosophie.
Comme l'écrit Muriel Keuro « le suicide coupe irrémédiablement la parole à ceux qui restent ». Comment donner du sens à un acte dont on ne peut parler ? Dont on peut seulement s'épuiser à deviner le sens qu'y a mis la personne qui a réussi à quitter une vie trop douloureuse ? C'est le décès qui semble le moins facile à appréhender, celui qui devient souvent impardonnable et qui peut laisser longtemps les proches dans l'incompréhension, passant en revue, et en vain, toutes les bonnes raisons qu'avait la personne de trouver du prix à sa vie.
Vous êtes souvent qualifiée de « borderline » et cela vous paraît imprécis. Or c'est un concept qui est passé dans le langage commun pour qualifier une personne dont les comportements et les émotions changent rapidement, alors que la description du DSM 5 (manuel psychiatrique à vocation universelle désignant un vocabulaire commun sur les troubles mentaux) est plus détaillée et précise. Parmi les critères retenus figurent les actes suicidaires. Il manque aux taxonomies de ce manuel des hypothèses sur les origines possibles des troubles ; ainsi les violences sexuelles vécues dans l'enfance ne sont pas mentionnées, n'est mise en évidence que l'assignation du diagnostic. Comment dès lors prendre à son compte cette qualification si elle n'est pas complète et explicitée ?
Parmi les incompréhensions subsistant autour du suicide, il y a la façon dont le passage à l'acte est réalisé. Même si la décision est réfléchie, aussi quand elle ne l'est pas, il apparaît que chacune des personnes suicidaires a son moment personnel de déclenchement. Ainsi il est habituel d'entendre les proches s'étonner de la bonne santé mentale apparente de la personne quelques heures avant l'acte. Comme si cette apparence ne laissait en rien présager de l'état de souffrance intérieure qui justement va précipiter vers l'outil ou l'acte de mise à mort, rendant la précision de la prévention du moment ultime très difficile pour l'entourage ou même le professionnel. C'est une des incertitudes douloureuses qui entoure un acte qui n'en finira jamais d'être jugé… ».
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