Jean-Pierre Soisson, le dernier duc de Bourgogne
« Au fond, Jean-Pierre Soisson était prémacroniste sans le savoir. Et Macron, je ne dirai pas qu'il était soissoniste en le sachant, mais c'est une fraction de la famille de ceux qui le soutiennent. » (Alain Duhamel, le 14 mai 2021).
L'un des grands barons de la politique française s'est éteint ce mardi 27 février 2024 à l'âge de 89 ans (né le 9 novembre 1934) après avoir consacré une cinquantaine d'années de son existence à sa ville d'Auxerre, à sa région, la Bourgogne, et à son pays, la France. Jean-Pierre Soisson était l'un des hommes politiques clefs de l'époque du septennat de Valéry Giscard d'Estaing et le premier des ministres d'ouverture du second septennat de François Mitterrand.
Jean-Pierre Soisson n'était peut-être pas "centriste" car cette appellation est plutôt réservée soit aux radicaux soit aux descendants du MRP (CD, CDS, MoDem, UDI, etc.) et il était "républicain" dans le sens giscardien du terme : républicain indépendant, puis du Parti républicain, mais il était assurément "central" en ce sens qu'il n'a jamais considéré son adversaire politique comme un ennemi. Au contraire, il recherchait des profils différents d'origines politiques diverses pour enrichir ses démarches électives.
Au départ, un père chef d'entreprise qui a été parmi les premiers à créer un comité d'entreprise en 1936. Excellent élève à Auxerre (il fut le condisciple de l'entraîneur Guy Roux), Jean-Pierre Soisson a fait de brillantes études : IEP Paris, ENA (même promo que Robert Lion, Jacques Wahl et Jean-Claude Paye), ce qui l'a amené à la Cour des Comptes. Voie royale pour devenir collaborateur dans les ministères entre 1962 et 1967, en particulier auprès du radical Edgar Faure et du gaulliste Yvon Bourges.
Il s'est engagé en politique en 1967 au sein des Républicains indépendants, formation dirigée par Valéry Giscard d'Estaing et héritage du CNIP d'Antoine Pinay. Candidat aux élections législatives de mars 1967 dans l'Yonne, il fut battu par un socialiste ancien préfet, mais Jean-Pierre Soisson le battit en juin 1968 après la dissolution. Député de l'Yonne, il le fut, réélu sans discontinuité, de juin 1968 à juin 2012 (sauf pendant ses périodes ministérielles). Il s'est retrouvé rapidement dans le staff de VGE auprès de Michel Poniatowski. Dans la foulée, il s'est fait élire maire d'Auxerre en mars 1971 et s'est fait réélire jusqu'en mars 1998. Son mandat de maire, pendant vingt-sept ans, est celui qui lui a apporté le plus de satisfaction, par une gestion concrète et de proximité. Il fut aussi vice-président du conseil général de l'Yonne de 1983 à 1988, et conseiller régional de Bourgogne de 1986 à 2010.
Sa candidature en 1967, il l'a due à Léopold Sédar Senghor qu'il a rencontré à Dakar lorsqu'il travaillait au cabinet du Ministre de la Coopération : « Senghor m’a pris en amitié. "Vous devriez faire de la politique, je vais en parler à mon camarade Pompidou". Une semaine après, il le voyait, et c’est ainsi que j’ai reçu l’investiture dans le Puisaye en 1967. » ("Le Point"). Et il a été soutenu par Valéry Giscard d'Estaing qui l'a séduit.
La campagne présidentielle de 1974 l'amena à des responsabilités nationales. Michèle Cotta trouvait qu'il avait un tête de Bourbon, je dirais plutôt qu'il était d'un visage pompidolien. Jean-Pierre Soisson a mené de front deux campagnes, une contre les socialistes et une contre les gaullistes. La victoire de Valéry Giscard d'Estaing a été pour lui un vent nouveau, une nouvelle équipe, une nouvelle attitude politique plus décontractée, plus proche des gens. Bien plus tard, Jean-Pierre Soisson allait trouver des similitudes avec Emmanuel Macron qu'il a soutenu tant en 2017 qu'en 2022 : un renouveau de la vie politique.
A commencé alors une très longue carrière ministérielle (entre-coupée). Au total, Jean-Pierre Soisson fut environ onze ans ministre, dans sept gouvernements différents et sous deux Présidents de la République. Cherchez bien, ce n'est pas un record mais c'est très rare de dépasser les dix ans de responsabilités ministérielles.
Dans un premier temps, Valéry Giscard d'Estaing lui a confié le Secrétariat d'État aux Universités dans le gouvernement de Jacques Chirac du 27 mai 1974 au 12 janvier 1976, puis à la Formation professionnelle du 12 janvier 1976 au 25 août 1976. Il a été particulièrement critiqué à l'époque parce qu'il avait accepté des cours sur la sexualité à l'Université Paris XIII (donc, auprès d'étudiants adultes !). Avec l'arrivée de Raymond Barre à Matignon, il a changé de ministère et est devenu Secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports du 27 août 1976 au 1er juin 1977, puis Ministre de la Jeunesse, des Sports et des Loisirs du 5 avril 1978 au 13 mai 1981.
Si Jean-Pierre Soisson, réélu à la mairie d'Auxerre, a quitté le gouvernement le 1er juin 1977, c'est pour une raison simple : c'est qu'il a été bombardé chef de parti par Gisacrd. Le 20 mai 1977, il a cofondé le Parti républicain, le parti du Président, giscardien par excellence, issu des Républicains indépendants dirigés par Michel Poniatowski. Jean-Pierre Soisson en est devenu le premier secrétaire général de 1977 à 1978. Il laissa la place à Jacques Blanc aux élections législatives de mars 1978 après avoir cofondé l'UDF, la confédération des partis centristes (PR, CDS, radicaux, etc.) pour faire contre-poids au RPR au sein de la majorité parlementaire (ce qui fut une réussite aux élections de 1978). Jean-Pierre Soisson, réélu député, a alors réintégré le gouvernement Barre.
Dans "Le Point" du 27 novembre 2021, Jean-Pierre Soisson rappelait la fondation de l'UDF en 1978 : « C’est que Lecanuet, avec ses Démocrates sociaux, il n’en voulait pas de l’UDF, il cherchait à temporiser pour garder sa petite famille centriste. Moi, j’étais centre droit, au fond, je suis un vieux radical, j’ai été à l’école d’Edgar Faure avec qui j’ai commencé. Mais on l’oublie, celui qui a voulu vraiment l’UDF, c’est Servan-Schreiber et son Parti radical valoisien. Il est à l’origine du nom qu’on n’arrivait pas à trouver. Un jour, il m’a dit : "Au fond, entre toi et moi, il n’y a rien de commun, sauf notre attachement au président et à la démocratie. Appelons le nouveau Union pour la démocratie française". Il était onze heures et demie du soir, on appelle Giscard, qui était à Rambouillet et qui nous donne son accord. Il ne restait plus qu’à trouver un slogan : je suis allé voir, avec Raffarin, Jacques Séguéla, qui nous en a concocté un très bon : "La majorité aura la majorité". ».
En mesure de rétorsion, Jean-Pierre Soisson a eu un concurrent RPR dans sa circonscription en 1978, un certain Patrick Balkany : « C’est Pasqua qui me l’a envoyé. "Le petit Soisson, on va lui régler son compte, parce qu’il nous emmerde". C’est Isabelle déjà qui dirigeait dans le couple. Ils descendent à l’hôtel Le Maxime, bel hôtel d’Auxerre en bordure de l’Yonne. Dans ses mémoires, Balkany l’appelle le "Maxim’s", il confond avec Paris. Il débarque avec un long manteau en loup noir qui lui descend jusqu’aux chevilles. Vous imaginez qu’avec les paysans de Puisaye, cela faisait bizarre. Il a obtenu 8,5 % des voix. ».
"Le Point" l'a interrogé aussi sur ses collègues des RI puis du PR, Michel Poniatowski et Michel d'Ornano : « Ponia était un rusé, un redoutable, un retors. Comme un stratège qui avait troqué le champ de bataille pour le champ politique. Il calculait tout, il se méfiait de tout le monde. À l’époque, j’avais les cheveux longs, je suis arrivé à son château du Rouret près de Nice, sa femme m’a assis dans un fauteuil, m'a mis une serviette autour du cou, et elle a commencé à me couper les cheveux. D’Ornano, on ne pourra jamais remettre en cause sa fidélité à Giscard, elle fut remarquable. Simplement, il était un peu mondain, il me faisait sentir parfois que nous n’étions pas du même monde. Anne, son épouse, fut extraordinaire, elle a joué un rôle essentiel, trop méconnu, dans l’histoire de l’UDF. Mais quand d’Ornano est mort en 1991, c’est à peine si on a voulu de moi à son enterrement, j’étais ministre de Mitterrand, je passais à leurs yeux pour un traître. ».
La Jeunesse et les Sports étaient un portefeuille que Jean-Pierre Soisson adorait comme ministre, car il aimait le sport, il était aussi le maire d'une ville qui avait un grand club de football, et il a inauguré de nombreuses piscines en piquant un plongeon dans l'eau ! C'était aussi à ce titre (membre du gouvernement) qu'il a pu rencontrer le pape Jean-Paul II lors de son premier voyage en France en 1980.
Après avoir soutenu Valéry Giscard d'Estaing en 1981, il s'est retrouvé membre de l'opposition. Très vite, il se forgea l'idée que Raymond Barre serait un excellent Président de la République (il allait dire plus tard que c'était le même programme que celui d'Emmanuel Macron, redressement des comptes publics et de la balance commerciale), même si c'était un exécrable candidat. Barriste pour l'élection présidentielle de 1988, on le donnait même comme futur Premier Ministre en cas de victoire. François Mitterrand fut réélu et après les élections législatives anticipées, le Président l'a appelé au gouvernement comme ministre d'ouverture.
Jean-Pierre Soisson a justifié son retournement de veste par l'idée que l'État impartial imposait de faire travailler ensemble des sensibilités politiques différentes et Raymond Barre, s'il avait été élu, aurait appelé des personnalités socialistes pour son gouvernement. La réalité était peut-être moins politique et plus personnelle : son appétit ministériel était grand, et la perspective d'un nouveau septennat d'opposition l'éloignerait inexorablement du pouvoir. La tentation était donc trop grande et François Mitterrand en était d'autant plus conscient que les deux hommes venaient de Bourgogne : « Je ne suis pas accepté par les ministres socialistes que je rejoins, ceux de ma famille que j’ai laissés m’en veulent, j’oscille entre le renégat et le pestiféré. ».
Ainsi, Jean-Pierre Soisson fut Ministre du Travail, de l'Emploi et de la Formation professionnelle dans le second gouvernement de Michel Rocard du 29 juin 1988 au 16 mai 1991, puis Ministre d'État, Ministre de la Fonction publique et de la Modernisation administrative dans le gouvernement d'Édith Cresson du 17 mai 1991 au 29 mars 1992, et enfin, Ministre de l'Agriculture et du Développement rural dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy du 2 octobre 1992 au 29 mars 1993. Il a créé le 4 mars 1990 le mouvement France unie censé regrouper les ministres d'ouverture de centre droit (comme Jean-Marie Rausch, Bruno Durieux, Jacques Pelletier, Michel Durafour, Olivier Stirn, Lionel Stoléru, Thierry de Beaucé, etc.). Ce pseudo-parti s'est éteint de lui-même après les élections législatives de 1993 et la grande victoire de l'alliance UDF-RPR.
En mars 1992, Jean-Pierre Soisson s'est présenté aux élections régionales en Bourgogne et s'est fait élire président du conseil régional avec l'apport des élus du FN. Cela le préoccupait, mais une conversation avec François Mitterrand, malgré la polémique, le rassura : le Président lui disait de se servir du FN mais de ne jamais lui faire de concession, ce que Jean-Pierre Soisson fit. Il démissionna cependant en avril 1993 de cette présidence car réélu député de l'Yonne, il était atteint par la limite du cumul des mandats avec la mairie d'Auxerre. En mars 1998, il s'est représenté une seconde fois aux régionales et s'est fait réélire président du conseil régional de Bourgogne encore avec les voix du FN, et est resté en place jusqu'en mars 2004 où il fut battu par le socialiste (devenu macroniste) François Patriat. Il est resté conseiller régional entre 2004 et 2010, présidant le groupe d'opposition.
Entre 1992 et 1998, Jean-Pierre Soisson a montré ses grandes qualités de virtuose de la politique car faisant partie de la majorité socialiste, il s'est retrouvé opposé, dans les élections locales à des candidats de son ancien camp. Ainsi, il a été élu président du conseil régional en 1992 avec les voix de gauche et du FN (opposé au gaulliste Dominique Perben), tandis qu'en 1998, il s'est fait réélire avec les voix du RPR, une partie de l'UDF, des chasseurs et du FN. Car entre-temps, il était retourné à l'UDF (en 1993, il n'a pas réussi à former un groupe autonome de la France unie à l'Assemblée Nationale). Exclu de l'UDF en 1998 pour avoir accepté les voix du FN, Jean-Pierre Soisson a réintégré son ancien parti devenu Démocratie libérale (RI, PR, DL) dirigé par Alain Madelin, beaucoup plus "souple" en ce qui concernait la morale politique (d'autres régions ont eu aussi ce problème, dont Rhône-Alpes avec Charles Millon).
Ces retournements de camp ne l'ont pourtant pas empêché de se faire réélire localement maire et député. En 1998, il a quitté la mairie d'Auxerre en raison du cumul des mandats pour se consacrer au conseil régional tout en restant député. Après avoir soutenu Nicolas Sarkozy en 2007, Jean-Pierre Soisson a décidé de se retirer de la vie politique en 2012 en ne sollicitant pas un nouveau mandat parlementaire (à 77 ans) et en choisissant son hériter, Guillaume Larrivé, lui aussi brillant énarque (dans la botte, au Conseil d'État), suppléant de 2002 à 2007 et député de l'Yonne de 2012 à 2022.
Pourtant considéré comme très à droite, Guillaume Larrivé a soutenu Emmanuel Macron en 2022 (après avoir été sarkozyste et publié en 2018 "Le Coup d'État Macron" !), et a échoué aux municipales d'Auxerre en 2014 (il n'a eu que 48,9% face au maire PS sortant Guy Ferez qu'il avait battu aux législatives de 2012). Alors qu'en 2017, il a battu un candidat LREM, Guillaume Larrivé fut pressenti pour entrer au gouvernement de Jean Castex en 2020, puis fut battu dès le premier tour en 2022 au profit d'un duel entre RN (vainqueur) et Nupes.
Malgré les maigres performances de son poulain, Jean-Pierre Soisson n'en était pas moins macroniste dès 2017, y voyant le même vent de renouveau que pendant l'épopée giscardienne. Par ailleurs, il a publié une quinzaine d'ouvrages, principalement historiques et bibliographiques, notamment sur Charles le Téméraire (1997), Charles Quint (2000), Paul Bert (2008), Jacques Amyot (2013), Edgar Faure (2017), et ses mémoires (en 2015). Les habitants du hameau de Laborde, intégré à la commune d'Auxerre, a décidé de baptiser leur groupe scolaire du nom de Jean-Pierre Soisson, ce qui fut un de ses meilleurs cadeaux de sa vie politique (l'inauguration a eu lieu le 2 juillet 2022).
Dans un documentaire diffusé en 2021, Jean-Pierre Soisson a conclu ainsi sa carrière politique : « Il n'y a pas de mystère dans tout ça. Il y a du travail, et l'amour des gens. L'amour des gens. Il faut aimer les gens pour faire de la politique. Les toucher, les caresser et les embrasser. Et puis l'amour du pays dont tu es originaire. Donc le travail, l'amour du pays, l'amour des gens, c'est ça la recette, il n'y en a pas d'autre ! ». Mais il l'a reconnu lui-même : être maire si longtemps, avoir cumulé aussi longtemps autant de mandat, cela ne se ferait plus désormais, c'était une autre époque.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Jean-Pierre Soisson.
Claude Malhuret.
Valéry Giscard d’Estaing.
François Léotard.
Michel Poniatowski.
Jean-Pierre Raffarin.
Philippe de Villiers.
Jean-Pierre Fourcade.
Jean de Broglie.
Christian Bonnet.
Gilles de Robien.
La France est-elle un pays libéral ?
Benjamin Constant.
Alain Madelin.
Les douze rénovateurs de 1989.
Michel d’Ornano.
Gérard Longuet.
Jacques Douffiagues.
Jean François-Poncet.
Claude Goasguen.
Jean-François Deniau.
René Haby.
Charles Millon.
Pascal Clément.
Pierre-Christian Taittinger.
Yann Piat.
Antoine Pinay.
Joseph Laniel.
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