Technarchie, quand le politique fusionne avec le technique
Zaki Laïdi, politologue bien connu des cercles intellectuels parisiens, vient de nous gratifier d’un article assez édifiant, portant sur la place de Ségolène Royal dans le champ politique et médiatique (Le Monde, 04/07/06). Les constats présentés dans ce texte méritent sans doute le détour, même si l’auteur ne prend pas trop de risque dans la critique tout en osant quelques conclusions bien hâtives. Ainsi, le phénomène Ségolène ne méritait pas d’être pris au sérieux il y a deux mois, mais maintenant oui, vu le nombre élevé des nouveaux adhérents, fait que Laïdi juge majeur, signalant plus loin que Madame Royal a su séduire grâce à la création d’un blog : « Et si Ségolène Royal est la seule personnalité politique qui suscite la sympathie des blogueurs, c’est parce que la philosophie des blogs repose sur l’idée que chacun peut apporter son savoir, son expérience en la communiquant aux autres. » Visiblement, Monsieur Laïdi connaît aussi bien l’Internet que son confrère Alain Finkielkraut, ce qui ne l’empêche pas d’écrire sur ce thème avec tout le poids de son autorité (Je doute qu’il existe une « philosophie des blogs », mais des états d’esprit, oui. De plus, je ne reconnais pas les blogueurs dans cette figure du gentil contributeur, prêt à donner un peu de son cerveau pour la cause défendue par Madame Royal ; ou alors s’il existe, c’est un militant du PS surfant sur le Net. Enfin, avant de parler de fait majeur, il faudrait se renseigner sur le nombre de visites quotidiennes qui, pour les blogs les plus fréquentés, correspond au nombre de lecteurs d’un quotidien dans une ville comme Royan ou Angoulême. Et puis, DSK est tout aussi impliqué dans l’aventure des blogs, ayant même précédé sa concurrente à l’investiture).
Pour l’instant, le citoyen impertinent osera cette caricature. Ségolène, c’est comme les Bleus, elle réussit à faire parler d’elle, et même à faire dire n’importe quoi aux gens, ceux d’en bas comme les plus aguerris dans l’analyse des évolutions sociales. Rien de bien neuf, quoique nous devrions nous inquiéter de ces déformations, de ces pertes de contact avec le sens des réalités, des dérives sémantiques (les LQI, langues de la Ve République, comme avatars de la LTI, langue du IIIe Reich). Zaki Laïdi s’est tout de même rattrapé par la suite, alertant le lecteur sur deux traits jugés comme ressorts de la tactique « ségolénienne », d’un côté la politique de la vie et d’un autre, la triangulation.
La politique de la vie ou life politics est un produit britannique mis en application par Tony Blair depuis quelques années. Le principe est clair. Il n’est plus question pour le politique de proposer aux citoyens d’une nation un grand dessein avec à la clé l’invention d’une société nouvelle fondée sur des principes idéologiques et basée sur quelques secrets de fabrication, mais de procéder à un saupoudrage diversifié et efficace de l’action politique. Celle-ci doit être ajustée aux mondes vécus par les citoyens, que ce soit dans la famille, le quartier, le lieu d’exercice professionnel ou même les loisirs. Il n’est guère étonnant que les Anglo-Saxons, férus de pragmatisme, aient inventé la politique de la vie. Cela dit, il faut relativiser la nouveauté de cette pratique qui semble à peine en décalage avec la condition post-moderne vieille de trente ans et comprise comme l’ère de la fin des Grands Récits (Lyotard, La condition post-moderne, Minuit, 1977) Par ailleurs, ce que nous appelons chez nous démocratie de proximité ressemble sur bien des points à la politique de la vie telle qu’elle est présentée par Laïdi, insistant sur l’approche à partir du bas, tout en notant que par un des effets pervers bien connus dans les sociétés, la politique de la vie, loin de libérer l’action politique, a engendré une croissance dans la concentration des pouvoirs par Tony Blair. Si tel est le cas, la programmatique proposée par Ségolène Royal risque de produire les mêmes effets. Plutôt que de politique de proximité gérée d’en haut, nous aurions besoin d’une décentralisation intelligemment conduite.
L’autre axe sous-tendant la tactique de Ségolène Royal, c’est la triangulation, pratique inventée par le sondeur américain Dick Morris, appliquée par Bill Clinton puis Tony Blair. Le principe est simple. Partant du constat que sur des questions importantes, la droite est sociologiquement et idéologiquement plus forte, la gauche se doit de prendre sur elle les thèmes de la droite sans lâcher les valeurs qu’elle incarne. La manœuvre est risquée mais efficace si elle est bien ajustée, à l’image d’un navire manœuvrant au mètre, évitant les récifs de corail sous-marins et les rochers apparents. Exemple de triangulation proposé par l’auteur, l’encadrement militaire des « jeunes délinquants ». Cette proposition montre que la candidate prend cette affaire au sérieux, comme son adversaire politique déclaré à droite, mais qu’elle reste tempérée, pouvant aisément montrer qu’un stage dans l’armée est préférable à un séjour dans une prison. Remarquons que la triangulation s’applique surtout dans les démocraties où la vie politique est bipolaire, alors qu’en France, le jeu des extrêmes rend l’élaboration d’une tactique plus incertaine.
Triangulation, comme triangle, dispositif en usage dans les amortisseurs automobiles. C’est une question d’appui, de statique, de distribution des forces, au même titre que l’usage du trépied qui assure l’appui optimal d’une platine tourne-disque. On retient cette notion de dispositif, d’instrument de persuasion permettant au candidat de prendre ses appuis politiques dans la société, en déplaçant les bases électorales. Le résultat devenant jouable et concevable comme une immense mêlée de rugby qu’on parvient à retourner, parce que quelques électeurs ont changé leurs appuis, leur conviction. Le dispositif, c’est aussi un élément clé dans la technique, pour Heidegger. Le substantif Gestell est souvent employé pour désigner un agencement instrumental permettant à l’action technique de se déployer dans toute son efficacité.
Nous voilà donc à l’heure d’un bilan. L’histoire moderne est faite d’une articulation entre éthique et technique, esprit et vie, grandes idées et questions pragmatiques, utopies et gestion du quotidien. Il semblerait, au vu des événements actuels, que la politique s’abîme dans le dispositif technique. La passion des amitiés, la politique du cœur, l’élan romantique, ne font plus recette mais la médecine au service des frustrations, peurs, émotions, est devenu le lot commun d’un système politique cherchant à rassurer autant qu’à dynamiser les individus. Sur le plan de la construction sociale, le modèle semble en voie d’achèvement, à l’image de l’automobile disposant de tous les équipements et s’améliorant d’année en année, en consommant moins de carburant. D’après certains, la civilisation de l’automobile prend fin et pourtant, elle semble triompher pour ce qu’on peut fournir en termes d’allégorie. La politique de la vie n’est-elle pas celle du garagiste étatique doublé du concepteur industriel ? Le premier améliore ses éléments d’année en année, rendant plus efficaces les rendements de la fonction publique et de l’administration, lubrifiant ses rouages, souplesse et proximité, avec des bilans, des révisions, un entretien des cellules du social grâce à un parcours de soins. Le généraliste examine l’individu. En cas de ratés dans l’allumage, direction le cardiologue qui dispose d’un banc pour tester le myocarde et l’injection... Malgré le côté excessif de ces métaphores, l’idée d’une société achevée semble plausible, une société que les politiques tentent non plus de changer mais de perfectionner en supprimant les défauts et offrant de nouveaux équipements. A la limite, il y a autant de différence entre Sarkozy et Ségolène qu’entre Peugeot et Renault. Quant à la rupture prônée par ces deux candidats, elle est aussi radicale que le montage d’un diesel à la place d’un moteur à essence.
La technicisation de la société gagne de nombreux champs, particulièrement ceux qu’on pensait subordonnés à des questions éthiques, intellectives ou esthétique, autrement dit, la politique, la science, l’art. S’agissant de la politique, Mitterrand s’est révélé un redoutable technicien, surtout pour conserver le pouvoir en 1988, à l’image des Bleus sachant défendre un but d’avance. Quant aux techniques de persuasion, on y verra le résultat d’un échange de bon procédés. A la fin du XIXe siècle, les Etats ont fourni aux grands groupes les plans de l’organisation bureaucratique. Un siècle plus tard, les multinationales, expertes dans la conquête des marchés, ont inspiré les ingénieurs de la communication politique pour grignoter des voix et augmenter la part de marché démocratique. Mais la Technarchie a fait encore mieux. Avec ses technocrates, ses spin doctors et ses médiarques, elle a persuadé les individus qu’il n’y a pas de salut hors de la croissance, du marché et de l’Etat (aux prérogatives variables selon les nations). Bref, de la Technique devenue l’instance dominante, en amont et en aval de la chaîne des pouvoirs. Le monde est devenu une substance technique sans attributs divins (invisibles au yeux car essentiels) mais où tout est mode (équivoque spinozienne), autrement dit affections réciproques médiatisées par les canaux où transitent les signaux de communication. Celui qui ne communique pas n’est pas un citoyen du monde.
Mais qui sait, peut-être que nombre d’individus se préparent à refuser ce monde ?
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