L’introuvable centre
Le Centre est un vieux rêve de la politique française. Mais de quoi parle-t-on en réalité ? Peut-on le définir avec précision ? Un peu d’histoire politique peut aider à comprendre la réalité de ce courant politique et de ses ambigüités. Volontairement, je me limiterai à la Ve République.
Né en 1944, le Mouvement républicain populaire s’est toujours défini comme centriste, la droite étant toujours mal connotée en France car très abusivement assimilée à la collaboration. Un de ses fondateurs, Georges Bidault, résumait ce positionnement de la façon suivante : "Nous ferons une politique de gauche avec des électeurs de droite tout en siégeant au centre". Après des débuts prometteurs qui en font même un temps le premier parti de France avec plus du quart des électeurs, le MRP tombe en 1951 à 12,6% des suffrages, le RPF fondé par le général de Gaulle lui ayant enlevé la majeure partie de ses suffrages. Politiquement, le MRP fera de la construction européenne le cœur de son identité (Robert Schuman). Mais il sera également très colonialiste.
En 1958, il est très associé au gouvernement du général de Gaulle, malgré les divergences sur la question européenne. Mais le général de Gaulle, ne l’oublions pas, sera un des moteurs du marché commun et mettra en œuvre le traité de Rome.
La rupture s’effectue le 16 mai 1962 sur la question de la construction européenne, le général de Gaulle ayant brocardé la supranationalité et ayant réaffirmé le rôle des Etats. Les quatre ministres MRP quittent le gouvernement. Le MRP rejettera la réforme de 1962 relatif à l’élection du président au suffrage universel. Peine perdue. En novembre 1962, associé aux Indépendants (le CNIP), il ne sauve que 55 sièges.
La question de l’élection présidentielle va être déterminante. Quelle stratégie adopter face au général de Gaulle ? Que faire avec un Parti communiste qui réalise alors 20% des suffrages ? La première tentative sérieuse vient de la candidature de Gaston Defferre, lancée à l’automne 1963. Issu de la SFIO (Parti socialiste), il subordonne sa candidature à la réalisation d’une grande fédération rassemblant la SFIO, le MRP, les Indépendants. Ce schéma reprend alors la coalition municipale marseillaise. Le PC est récusé par avance. Gaston Defferre estime en réalité que ce dernier n’aura d’autre choix que de se rallier au second tour. Des pourparlers débutent entre principalement la SFIO et le MRP. L’accord ne peut se faire pour les raisons suivantes :
1) Sur le plan électoral, le MRP refuse tout accord avec les communistes. La SFIO est moins nette, des accords ayant été signés lors des municipales de mars 1965. N’oublions pas que PC et SFIO sont à l’origine un seul et même parti.
2) Sur le plan programmatique, les options divergent sur plusieurs points. Le MRP refuse les nationalisations bancaires préconisées par Gaston Defferre. De même, il défend la loi Debré de décembre 1959 prévoyant un financement public pour l’enseignement privé. La querelle scolaire restera un marqueur droite/gauche très fort jusqu’à la fin des années 1990.
3) Les secrétaires généraux de la SFIO, Guy Mollet, et du MRP, Jean Lecanuet, refusent de voir disparaître leurs partis respectifs. Guy Mollet ne veut pas se lier à un parti, que ce soit le MRP ou le PC, préférant des accords locaux au gré des intérêts de la SFIO.
Le 18 juin 1965, la candidature Defferre échoue. Il n’est pas inintéressant de noter que le "Comité des 16" chargé de préparer les statuts de la fédération comprenait parmi ses membres François Mitterrand et Jean Lecanuet. Chacun va en tirer rapidement les leçons qui s’imposent.
François Mitterrand se déclare candidat le 9 septembre 1965 et obtient le soutien du Parti communiste, puis de la SFIO. Jean Lecanuet fait de même le 19 octobre, plaçant sa candidature sous le signe du centrisme face au candidat gaulliste et "au candidat de gauche soutenu par la Parti communiste". Il développe des thèmes européens et mène une campagne de proximité.
Le premier tour, le 5 décembre 1965, fixe les rapports de force. Jean Lecanuet obtient 15,57% des voix et 3,7 millions de voix. Peut-on le qualifier de centriste ? Une analyse fine de la carte des suffrages obtenus dément cette interprétation. Dépassant les 20% dans 16 départements (qui sont dans l’ordre décroissant : la Mayenne, la Haute-Loire, le Maine-et-Loire, l’Aveyron, la Vendée, l’Orne, le Calvados, le Haut-Rhin, la Loire-Atlantique, les Deux-Sèvres, la Loire, le Bas-Rhin, la Manche, le Rhône, l’Eure, l’Ille-et-Vilaine), ses points forts se situent en Basse-Normandie, dans l’Ouest intérieur, l’Alsace et le cœur du Massif central. Si l’on prend la carte des suffrages de l’avant guerre, il s’agit la plupart du temps de départements très anciennement ancrés à droite ou qui le sont devenus dans l’immédiat après-guerre. Au second tour, près de 60% des suffrages obtenus se rallient au général de Gaulle qui l’emporte avec 55% des suffrages. Plutôt que de centre, il vaut mieux parler de droite non-gaulliste. En revanche, l’électorat du général de Gaulle est bien plus proche d’un certain centrisme. En effet, au Nord de la Loire, il a attiré un important électorat populaire qui votait à gauche avant guerre (ainsi dans le Nord, en Picardie, dans les Ardennes), compensant les pertes subies en direction de Jean Lecanuet.
Jean Lecanuet fera renaître le MRP sous le nom de Centre démocrate en février 1966. Les élections de mars 1967 ne seront pas une réussite avec seulement 12% des suffrages. Seuls 41 députés sont élus, pour la plupart dans des départements de tradition plutôt conservatrice.
En fait, les élus vont progressivement se rallier à la majorité gaulliste en deux étapes. La première se déroule en juin 1969 avec l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République. Les centristes se divisent en deux camps. René Pleven, Jacques Duhamel et Joseph Fontanet rallient Georges Pompidou. Ils seront rejoints par plusieurs députés du groupe Progrès et démocratie moderne de l’Assemblée nationale tels Jean Poudevigne (Gard) ou Aymar Achille-Fould (Gironde). La candidature du président du sénat Alain Poher est soutenue par Jean Lecanuet. Georges Pompidou l’emporte et récompense ses soutiens en leur confiant des portefeuilles ministériels importants. Les centristes ralliés créeront le Centre démocratie et progrès (CDP).
Les centristes sont en fait divisés en deux. Une partie refuse toujours de rallier la majorité pompidolienne. Une tentative de relance d’un centre autonome va être entreprise par Jean-Jacques Servan-Schreiber (JJSS) en 1970. Ayant pris la tête des Radicaux, il fonde l’année suivante le Mouvement des réformateurs (Accords de Saint-germain en Laye) avec le Centre démocrate de Jean Lecanuet. Patron de L’Express, JJSS est une personnalité brillante qui publie un programme "Ciel et terre" avec la collaboration de Michel Albert. On y trouve une critique de l’Etat UDR, une volonté de modernisation économique et de mise en œuvre de la décentralisation. Mais cette tentative va de nouveau se briser sur la bipolarisation. Une partie des Radicaux, derrière Maurice Faure et Robert Fabre, n’oublient pas qu’ils ont été élus avec le soutien de la gauche. Ils font scission, créent le Mouvement des radicaux de gauche et signent en juin 1972 le Programme commun de la gauche avec le PC et le PS, dont François Mitterrand est devenu le premier secrétaire (Congrès d’Epinay de juin 1971).
Les réformateurs n’obtiennent que 12% des suffrages en mars 1973. A l’instigation de Jean Lecanuet, ils négocient de discrets accords qui leur permettent de sauver un groupe parlementaire tout en sauvant la majorité. Le ralliement est définitif en mai 1974 lors de l’élection présidentielle. Jean Lecanuet soutient dès le premier tour Valéry Giscard d’Estaing, tandis que le CDP rallie Jacques Chaban-Delmas.
Les deux branches du centrisme se réunifieront en mars 1976 au Congrès de Rennes (ne pas confondre avec celui du PS de 1990) pour créer le Centre des démocrates sociaux. Avec le Parti républicain, descendant direct des Républicains indépendants giscardiens, et d’une partie des Radicaux, ils fonderont l’UDF en février 1978. On ne peut donc qualifier l’UDF de centriste car le PR a toujours été associé aux gouvernements gaullistes de 1958 à 1974 (Raymond Marcellin, Valéry Giscard d’Estaing, etc.). Désormais, la bipolarisation est totale. Le Centre est devenu une branche de la droite française.
Une nouvelle tentative d’autonomie sera amorcée en mai 1988, dans la foulée de la réélection de François Mitterrand face à Jacques Chirac et de l’élimination de Raymond Barre avec 16% dès le premier tour. Le thème de l’ouverture semblait laisser envisager un ralliement des centristes à la majorité de gauche. Mais les ambigüités demeurent. La dissolution de l’Assemblée nationale recrée les clivages bloc contre bloc. UDF et RPR négocient des candidatures communes. François Mitterrand, ne l’oublions pas, a construit son destin politique sur l’Union de la gauche depuis 1965. Un revirement aussi important n’est pas si facile à mettre en œuvre. L’ouverture se résume en le ralliement de personnalités qui obtiennent des ministères (Michel Durafour, Jean-Pierre Soisson, Lionel Stoléru, etc.). Un groupe centriste (Union du centre) se constitue à l’Assemblée nationale. En juin 1989, Simone Veil forme une liste aux élections européennes. C’est un fiasco, seulement 8,42%. En comparaison, la liste RPR-UDF conduite par Valéry Giscard d’Estaing obtient 28,87% des suffrages. Progressivement, les centristes vont rejoindre le giron de la droite. Ils seront finalement intégrés dans le gouvernement Balladur et soutiendront sa candidature en mai 1995. C’est de nouveau l’échec avec 18,5% des suffrages.
François Bayrou a le mérite de tenter de préserver ce courant de la vie politique face aux appétits de la majorité UMP, bien que son score aux présidentielles ait été fort mauvais avec seulement 6,84% des suffrages. Alors que la plupart des poids lourds de l’UDF (Pierre Méhaignerie, Jacques Barrot, Philippe Douste-Blazy) se rallient, il parvient à sauvegarder un petit groupe de 30 députés, tous élus cependant contre la gauche au second tour et avec le soutien de l’UMP. En 2004, il maintient une influence qui avoisine les 11-12%. Quelle stratégie pour quelles idées ? La logique du mode de scrutin a jusque-là imposé la formation de deux coalitions : une de droite dominée par le RPR puis par l’UMP, une de gauche dominée par le PS. La marge de manœuvre est très étroite. Il ne restera à l’UDF qu’à choisir au second tour vers qui se rallier. François Bayrou a-t-il véritablement le choix ?
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON