Devoir de mémoire
Mercredi, le président de la République, Jacques Chirac, s’est livré, dans la Cour d’honneur de l’École militaire à Paris, à un exercice qu’il affectionne : le devoir de mémoire. La République rendait ainsi hommage au capitaine Alfred Dreyfus, dont la « tragédie, dit Jacques Chirac, fut un moment de la conscience humaine. Elle continue à résonner fortement dans nos coeurs. Après avoir divisé le pays, elle a contribué à fortifier la République. Elle fut le creuset où finirent de s’élaborer les valeurs humanistes de respect et de tolérance. Des valeurs qui, aujourd’hui encore, constituent notre ciment. » L’empressement avec lequel les médias comme les autorités publiques se précipitent depuis une vingtaine d’années sur toutes les occasions de commémoration, sur toutes les revendications mémorielles, ne cherche-t-il pas, en luttant contre ces oublis, à nous faire oublier autre chose ?
L’idée qu’une société ou qu’un individu se fait de son avenir dicte ce qui doit être retenu du passé pour préparer le futur. L’avenir peut être imaginé de trois façons : soit comme une forme de restauration du passé, soit comme une forme de progrès, soit comme une forme de révolution. Mais quand une incertitude absolue pèse sur ce que sera l’avenir, le présent se retrouve dans « l’obligation de se souvenir »
Cette injonction comminatoire est désormais récurrente, invoquée tous azimuts ; elle s’accompagne d’une inflation des commémorations, appelant le plus souvent des mémoires douloureuses et traumatisées. Ces manifestations du devoir de mémoire traduisent avant tout une inquiétude : celle de voir le présent, uniformisé et mondialisé, oublier les spécificités, voire l’existence même de communautés particulières et de valeurs fondatrices.
De surcroît, le devoir de mémoire possède en lui des effets pervers qui tiennent à son articulation sur la morale judéo-chrétienne de la fidélité et de la dette à l’égard du passé. Mais, de l’invocation à se souvenir, nous sommes passés à la sommation. Nous étions conviés à honorer une certaine mémoire afin de nous responsabiliser, mais l’invitation tend à se muer en injonction et la responsabilisation en culpabilisation.
Dans son discours, Jacques Chirac lance un avertissement : "Le refus du racisme et de l’antisémitisme, la défense des droits de l’Homme, la primauté de la justice : toutes ces valeurs font aujourd’hui partie de notre héritage. Elles peuvent nous sembler acquises, mais il faut être toujours extrêmement vigilants. [...] Le combat contre les forces obscures, l’injustice, l’intolérance et la haine n’est jamais définitivement gagné."
Cet avertissement est dans la droite ligne du registre moral et de la pédagogie injonctive qui caractérisent de plus en plus souvent les discours commémoratifs contemporains. « Plus jamais ça » est le leitmotiv des commémorations de nos sociétés. Ce slogan est adressé aux jeunes générations, il leur intime l’obligation de ne jamais réactualiser l’épouvantable passé. Il charge le futur du poids du passé, d’un devoir de plus en plus lourd à assumer, exorcisant ainsi le mal en s’en prémunissant, ici et maintenant. Douteux symptôme de confusion avancée où l’itérative injonction à se souvenir n’est rien d’autre que la pure et simple reconduction d’un passé qui ne passe pas, le symptôme d’une incapacité à aller de l’avant en faisant correctement son deuil. Incapacité à se projeter dans un futur en panne, bégaiement d’une histoire piégée dans la bulle du présent.
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