Voyage : le dark tourism en question
Six jours après la disparition du petit Emile, le maire de la commune du Haut-Vernet interdisait l’accès à la commune aux non-résidents. « J’appelle la population à ne pas venir au Vernet afin d'éviter l’émergence d’un tourisme malveillant ». L'idée d'un tourisme macabre conceptualisé par les chercheurs John Lennon et Malcolm Foley en 1996 n’est pas nouvelle. Le dark tourism se définit comme des visites « motivées par le désir de rencontres réelles ou symboliques avec la mort ». Le dark tourism s'étend du tourisme de guerre avec séjour sur des théâtres de guerre, s'aventurer dans une région ou un quartier dangereux, se mêler aux migrants et franchir une frontière, se faufiler dans un township, s'adonner au tourisme mémoriel (Oradour-sur-glane), tourisme de catastrophe (feu de forêt, cataclysme, crash aérien, ouragan), tourisme de pauvreté (sluming), tourisme nucléaire en passant par le tourisme extrême (pénétrer dans une tornade ou l'oeil d'un cyclone, bivouaquer sur le flanc d'un volcan en activité, visite illégale d'une mine de soufre, le thanotourisme avec le. « Génocide Tours » au Rwanda.
L'essor du tourisme apparait vers 1739 avec le « Grand tour » inauguré par l'écrivain Horace Walpole, bientôt rejoint par de jeunes aristocrates britanniques. Ce voyage d'une année en Europe commençait par Paris et de se poursuivre à travers la Suisse pour rejoindre l'Allemagne et redescendre sur Venise, Rome, Naples et la Côte d'Azur. On pourrait établir un parallèle, si ne n'est la durée, avec les rallies mondains de la bourgeoisie qui permettent aux jeunes gens appartenant au cénacle aristocratique de nouer des relations. Le mot touriste est apparu en 1838 sous la plume de Stendhal avec les Mémoires d’un touriste. Selon Littré, les touristes sont des : « voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement, qui font une espèce de tournée dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes ».
Le Britannique Thomas Cook, un modeste menuisier de village, est le premier a mettre sur pied un voyage organisé le 5 juillet 1841. Il accompagne cinq cents personnes à bord d'un train de la Midland Counties Railways partant de Leicester pour une réunion antialcoolique à lOnghborough. Trois ans plus tard il signe un contrat avec la compagnie ferroviaire pour la création des « trains de plaisir », un week-end au bord de mer. En 1848 les « trains de plaisir » relient Paris à Dieppe. L'Exposition internationale de Paris de 1855 va populariser le tourisme. L'année suivante, l'agence de voyage Thomas Cook organise le premier circuit touristique à travers l'Europe. La première croisière sur le Nil est proposée en 1869. A la fin du XIX° siècle, l'agence Thomas Cook, créatrice du chèque de voyage en 1874, est le leader mondial. Le développement des moyens de transports va permettre le tourisme thérapeutique et les bains de mer (Arcachon, Deauville, La Baule ou Le Touquet), l’héliothérapie et la lutte contre la tuberculose.
Le tourisme de masse apparait en France en 1936 avec les congés payés. Les salariés peuvent bénéficier d'une réduction de 40 % sur les Chemins de fer français (billet Lagrange). En 1956, plus de cinq millions de vacanciers empruntent le « train des vacances ». Le chemin de fer partant de Paris atteint Nice en 1864. La Côte d'Azur doit son nom à Stephen Liégeard et à son livre la Côte d'Azur couronné par l'Académie française en 1887. Le premier syndicat d'initiative apparait à Grenoble le 2 mai 1889, une idée de Joseph Jullien-Février afin de faciliter la venue des touristes étrangers dans les Alpes dauphinoises.
En 1950 on compte 25 millions de touristes annuels, cinquante ans plus tard 800 millions, et 1,5 milliard en 2019 (source Organisation mondiale du tourisme) et représentant 330 millions d'emplois. Si tous les touristes du monde se retrouvent dans les mêmes lieux ou stations et selon leur aisance financière, aux même périodes, le tourisme moderne marque pour la plupart une parenthèse dans la vie quotidienne. La définition a évolué : « activité d’une personne qui voyage pour son agrément, visite une région, un pays, un continent autre que le sien, pour satisfaire sa curiosité, son goût de l’aventure et de la découverte, son désir d’enrichir son expérience et sa culture » (CNRTL).
Des Tour-opérateurs ont vite perçu l’Intérêt à se démarquer de la concurrence en commercialisant des séjours et de proposer des prestations différentes. Le tourisme est le troisième secteur économique mondial, il représente environ 10 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. Avant la pandémie (Covid), il « pesait » 3 500 milliards de dollars. Si nombre de voyageurs consultent les catalogues en ligne ou papier pour choisir leurs prochaines vacances, d'autres consultent la liste des destinations déconseillées par le Quay d'Orsay, ou les informations et de choisir un coin où cela « barde ». Les tour opérators et certaines agences de voyage ont vite profité de cet engouement pour proposer des voyages plus « toniques " : survie dans la jungle, un week-end dans les Alpes sans tente ni sac de couchage, tourisme de simulation (prise d'otage), dévaler en VTT la Route de la Mort longue de 80 kilomètres, 3.000 mètres de dénivelé, culminant à 4500 mètres et qui relie La Paz (Bolivie) à l'Amazonie. L'île interdite de Queimada Grande au Brésil ne figure sur aucun catalogue...
L'adepte du dark tourism veut quitter les pas de Thomas Cook. Pas question pour lui de s'extasier devant la beauté d'un paysage, d'un monument, découvrir les mœurs et coutumes d'une population autochtone, goûter à une cuisine exotique, dormir à la belle étoile en observant les astres, ou de se ravir de la faune et flore d'un lagon. Il veut sortir des sentiers battus, éprouver de grands frissons, repousser ses limites psychologiques, voire morales, et connaître une poussée d'adrénaline. Il est prêt à débourser plusieurs dizaines de milliers de dollars ou de livres Sterling pour vivre une aventure hors du commun. Certains aficionados de renoncer au confort le plus élémentaire et de s'imaginer en explorateurs contemporains. Si l’explorateur a forcément précédé le touriste en un lieu donné, la comparaison reste discutable. L’exploration : « action de parcourir une région, un domaine géographique inconnu ou peu connu afin de recueillir des informations d’ordre scientifique, économique ou ethnographique » n'a rien à voir avec le dark tourism.
Philip Stone, professeur britannique d’université à l'origine de l’Institute for Dark Tourism Research (2012) propose la définition : « l’action de voyager dans des sites associés à la mort, aux désastres ou dans des lieux au patrimoine chargé et macabre ». Si cette définition n’existe que depuis une décennie, le tourisme noir se pratique depuis bien plus longtemps, que ce soit par exemple sur les anciens champs de bataille, les cimetières ou des camps de concentration. Visiter un lieu de mémoire n'est pas toujours « glauque », c'est la motivation sous-jacente qui prévaut. Le touriste ou visiteur peut chercher à approfondir ses connaissances sur un sujet ou éprouver une tragédie liée à son histoire personnelle. Quel sens avait la visite de l'épave du Titanic pour chacune des victimes de l'implosion du Titan ?
Le dark tourisme a commencé à faire débat avec la diffusion de la série documentaire du journaliste néo-zélandais, David Ferrier, sur Netflix en 2018. Nombre d'épisodes portent sur des endroits glauques comme la Forêt d'Aokigahara (forêt des suicidés) au Japon et sur des lieux liés aux serial killers. Des chercheurs incorporent dans leur liste les musées qui accentuent une mise en scène sordide au détriment de l'histoire ; musée de Jack The Ripper à Londres avec la réplique des scènes de crimes de prostituées éventrées dans le quartier de Whitechapel.
La fascination pour le morbide n'est pas récente, les exécutions en place publique et les jeux du cirque romains sont les ancêtres du dark tourism ; son corollaire, le « voyageurisme », néologisme de « voyage » et « voyeurisme ». Que pensez d'une touriste qui pose nue dans une chambre à gaz, d'un autre déguisé en déporté ou qui grave dans la pierre d'un monument aux morts « Je suis passé » ou qu'il tague des runes...
Si le tourisme chute après une catastrophe et met à mal l'économie locale, c'est une aubaine pour les tour-operators du dark tourism. Les happy fews justifient leur intérêt par une soif d’originalité, d’adrénaline ou d’authenticité, mais certains ont des raisons plus discutables. Quand il y a un accident sur la route, des automobilistes ralentissent pour voir la scène et de la raconter ensuite à des tiers. D'autres s'arrêtent pour porter assistance, alerter les secours, certains filent désireux de quitter la zone au plus vite. Le tourisme peut aussi avoir ces effets délétères : ralentir ou entraver les secours, contribuer à l'épuisement des maigres ressources vitales pour les populations locales, mais il peut aussi contribuer à reconstruire une ville détruite ou à l'entretien d'un site. Un mois après le passage de l'ouragan Katrina qui a fait plus de 1 500 morts et 20 000 maisons détruites à la Nouvelle-Orléans, des touristes étaient de retour (50 dollars l'excursion).
Une forme de tourisme de mémoriel fut encouragé par le Japon à Hiroshima et à Nagasaki. Le gouvernement ukrainien garanti que les visites à Tchernobyl sont sans risque aucun, mais des « guides » conduisent les visiteurs inconscients dans les zones irradiées fermées au public. Trois décennies après l'accident nucléaire, 50 000 personnes avaient visité le site, et quelques unes de vendre sur des sites Internet des objets dérobés dans les maisons laissées à l'abandon...
La dérive commerciale est souvent la plus évidente, même si elle est créatrice d'emplois : transport, guides, hébergement, restauration, trophées, souvenirs. L’ancienne prison de Karosta (Lettonie) a été transformée en hôtel où les adeptes de Sade acceptent d'être traités comme de véritables prisonniers après avoir signé une décharge de responsabilité (cela rappelle l'expérience de Zinbardo). A quand l'ouverture d'un séjour au camp de travail N°22 situé au nord est de Pyongyang en Corée du Nord près de la frontière chinoise ? Une correction, une précision, une remarque, un retour d'expérience ?
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