Première Guerre mondiale : une histoire coloniale connectée du Maroc
Que retenir de la commémoration du traité de Versailles (28 juin 1919) ? L’histoire du Maroc colonial nous permet de revisiter certaines des causes de la Première Guerre mondiale et de mettre en exergue l’importance de la concurrence coloniale dans le déclenchement des hostilités. Cette histoire nous permet en outre de voir comment les destins du Maroc, du Cameroun, de l’Egypte se croisèrent à l’aune des querelles impériales.
Les « traités inégaux » ont permis aux puissances européennes de prendre le contrôle de nombreux pays et actifs étrangers. Ces mécanismes de contraintes financières et militaires allaient leur permettre d’asseoir leur domination sur des pays qui n’étaient pas colonisés, comme la Chine (avec les guerres de l’opium), l’Empire ottoman, l’Iran et le Maroc. Le cas du royaume chérifien où régnait un esprit d’indépendance est ici emblématique. Pressé par son opinion de venir en aide aux voisins algériens et musulmans conquis par la France en 1830, le sultan marocain avait fini par donner refuge au chef rebelle algérien Abdelkader. C'était l'occasion rêvée pour les Français de bombarder Tanger et d'imposer un premier traité en 1845. Puis l'Espagne prit prétexte d'une révolte berbère pour prendre Tétouan et imposer une lourde indemnité de guerre en 1860, qui fut par la suite refinancée auprès de banquiers londoniens et parisiens, et dont le paiement absorba bientôt plus de la moitié des revenus douaniers. L’entreprise de modernisation de l'armée, des industries (comme l'arsenal de Dar al-Makina fondé à Fès par des Italiens et l'installation de la première imprimerie arabe du Maroc, également à Fès depuis 1865) entraîna de considérables dépenses. Le makhzen, ruiné par les conséquences de la guerre de 1860 contre l'Espagne et par les emprunts bancaires contractés auprès des Anglais, se vit donc contraint de lever des taxes supplémentaires non conformes à la Loi islamique, rapidement impopulaires et désapprouvées par les oulémas et l'ensemble des corps sociaux et professionnels. Les tensions liées à cette décision éclatèrent au lendemain de la mort de Mohammed IV et à l'avènement de son successeur Hassan ben Mohammed en 1873. Elles prirent dans les villes la forme d'émeutes sociales violemment réprimées.
Cette confusion permanente entre tribut militaire et dette publique allait permettre aux puissances coloniales d’asseoir une domination très lucrative. Ainsi, à la belle époque, les actifs étrangers représentaient plus de 20% du total des patrimoines à Paris selon Thomas Piketty. L’affaiblissement du royaume chérifien par la dette et le tribut allait préparer à sa colonisation qui fut toutefois tardive. A partir de 1880, la consolidation des grands empires provoqua le big scramble. La course au clocher allait, en un temps record, établir la domination coloniale de l’Europe sur la quasi-totalité de l’Afrique. Cette année-là, la conférence de Madrid marqua le début de l’internationalisation de la question marocaine. Plus au sud, la colonisation à pas forcé fut le fruit de conquêtes militaires mais aussi le fruit de négociations avec les princes africains. A cet égard, le cas du Cameroun - lié à la question marocaine - est intéressant car sa trajectoire fut très différente de celle des autres territoires de l’Afrique centrale. Faute de pouvoir négocier un protectorat avec la couronne britannique, les princes douala se tournèrent vers la compagnie allemande Woermann pour négocier un protectorat avec le Reich en 1884. Les termes de ce protectorat - vite trahi puisqu’il fut le prétexte à une vaste campagne de conquête de l’hinterland – étaient destinés à les protéger des appétits coloniaux des Français et des Belges présents au Congo voisin et de s’assurer le monopole du commerce à longue distance aux dépens de populations intérieures.
En 1898, la crise de Fachoda représenta un acmé dans ce contexte d’extrême ferveur nationaliste et un tournant dans la compétition coloniale. Les troupes africaines britanniques et françaises se firent face au risque d’un conflit ouvert entre la France et la Grande Bretagne. Les règles d’arbitrage définies par la conférence de Berlin en 1882 trouvaient ici leurs limites. Le repli de la colonne Marchand provoqua chez les Français un sentiment national d'humiliation qui déboucha sur une vague d'anglophobie orchestrée par les partis coloniaux. Le paradoxe est que cette crise contribua à l’Entente cordiale franco-britannique de 1904, véritable pierre angulaire du système de Triple-Entente, puisque les Britanniques renoncèrent à leur neutralité en Europe. Le Royaume-Uni et France reconnurent la légitimité de la domination de la première sur l'Égypte, du protectorat de la seconde sur le Maroc. L'Entente cordiale mit un terme à un antagonisme vieux de plusieurs siècles et fut une réponse à La Triple alliance (Empire allemand, la Double monarchie austro-hongroise et le royaume d'Italie) renouvelée en 1896, sans modification. Guillaume II avait indisposé les Anglais en appuyant l’insurrection des Boers en Afrique du Sud.
En 1905, le royaume chérifien était alors l'un des derniers pays non colonisés, ce qui suscita les convoitises des Allemands, des Français et des Britanniques. Guillaume II tint à Tanger devant le sultan Moulay Abd al-Aziz un discours provocateur. Il s’opposa à l’instauration d'un équivalent de protectorat de la France sur le Maroc et exigea un État « libre et indépendant ». Pour apaiser les tensions, la conférence internationale d’Algésiras aboutit à un compromis en 1906. L'Allemagne obtint un droit de regard sur les affaires marocaines, tandis que la France et l'Espagne obtinrent des droits particuliers en matière de police et de banque. De fil en aiguille, cette extrême tension entre la France et l’Allemagne aboutit à la crise d’Agadir en 1911. La France profita d’échauffourées à Marrakech et Casablanca pour envahir une partie du territoire en 1907 et 1909, officiellement pour protéger ses intérêts financiers et ses ressortissants. En 1911, le sultan Moulay Abd al-Hafid, asphyxié financièrement et menacé par une révolte, demanda à la France de lui prêter main-forte. En mai, les troupes françaises occupèrent Rabat, Fès et Meknès. L'Allemagne, inquiète pour ses prétentions sur le Maroc, considéra cette occupation comme une violation des accords d'Algésiras et décida de réagir en envoyant une canonnière au large d’Agadir. Pour éviter la guerre, le gouvernement français préféra négocier avec l’Allemagne avec l’appui de la Grande-Bretagne. L’Allemagne renonça au Maroc et, en contrepartie, obtint l’élargissement du Gross Kamerun au dépens de ses colonies (Gabon, Moyen-Congo et (Oubangui-Chari). La France, tout en retardant la guerre, put ainsi imposer au sultan son protectorat par le traité de Fès en mars 1912. Le général Lyautey devint résident général et gouverna le Maroc en jouant sur les oppositions tribales. Jusqu’à un certain point puisque le traité, perçu comme une trahison par les nationalistes marocains, mena à la guerre du Rif (1919-1926).
La suite est connue : après les attentats de Sarajevo, le système des alliances, construit au fil des péripéties impériales, se mit en branle, provoquant une déflagration mondiale. Ce véritable suicide collectif de l’Europe ne provoqua aucune remise en question de l’idéologie ethnonationaliste responsable de l’épouvantable carnage. Bien au contraire. Les accords de Versailles consacrèrent les droits du vainqueur d’humilier le vaincu. Le gâteau impérial allemand et ottoman fut partagé à coups de frontières dessinées à la règle plate. L’actualité au Moyen-Orient nous rappelle que nous en payons toujours le prix. L’Allemagne perdit le Cameroun en 1916 ; les princes Douala, en favorisant la pénétration des troupes coloniales anglo-françaises, s’étaient vengés des Allemands qui les avaient trahis. Administré par France et la Grande-Bretagne, le Cameroun passa sous mandat international de la SDN puis de l’ONU en 1946.
La première Guerre Mondiale est trop souvent traitée sur le prisme de l’antagonisme franco-allemand par une historiographie surabondante. Il est temps de connecter les multiples acteurs qui y jouèrent un rôle et qui fondent aujourd’hui la diversité française.
Quelques sources utilisées :
Almeida-Topor Hélène d’, L’Afrique au XXe siècle, 2e éd. rev. et augm, Paris, Armand Colin, 1999, ENS Diderot.
Mbokolo Elikia, Afrique noire. Histoire et civilisations du XIX siècle à nos jours, 3ème, Paris, Hatier AUF, 2008.
Singaravelou Pierre, Les Empires coloniaux. XIXe-XXe siècle, Paris, Points, 2013.
Graeber David, Dette : 5 000 ans d’histoire, Babel, 2016.
Piketty Thomas, Capital et idéologie, 01 édition, Paris XIXe, Le Seuil, 2019.
Ralite Christophe, Les processus de politisation au Cameroun : hommes et réseaux 1944-1962., Thèse de Doctorat 3ème cycle en Histoire, Université de Lyon 2 (en cours d'écriture).
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