Juillet 2022 : sur les berges de la Seine
"Sur les berges de la Seine" est le titre d'un ouvrage consacré aux écrivains russes de l'émigration, ouvrage dont l'auteur est la poétesse russe Irina Odoevtseva (1895-1990). Irina Odoevtseva est retournée en Russie en 1987. Elle est décédée en 1990 à Saint Pétersbourg (alors Léningrad).
Ce matin, j’ai fait une longue promenade dans Paris, j’ai – comme l’on disait autrefois – « fait les bouquinistes », du moins j’ai fait ceux des bouquinistes, de plus en plus rares, qui persistent à vouloir vendre des livres, et non des souvenirs typiquement français, du genre tours Eiffel en plastique et autres élégants colifichets, destinés au troupeau divaguant des touristes. Je cherchais des livres russes. J’espérais, sans trop y croire, trouver une bonne édition, en russe, du Journal d’un écrivain, de Dostoïevski. Mais, ce matin, les bouquinistes n’avaient pas de livres russes. Mes pas se sont naturellement dirigés vers Shakespeare and Company, la célèbre librairie, située en face de Notre-Dame, connue pour son importante collection de livres russes. Peine perdue, car les excellentes éditions soviétiques qui meublaient autrefois les rayonnages du magasin, ont disparu. Shakespeare and Company qui, comme son nom, le laisse peut-être penser, n’est pas à proprement parler une librairie russe, se consacre désormais exclusivement aux ouvrages en anglais, la librairie étant devenu un lieu-culte, devant lequel il faut à présent poireauter et faire la queue, avec tous les Anglais, Américains et autres anglo-saxons venus rechercher à Paris les traces de leur irremplaçable culture. Il devient difficile de trouver des livres russes à Paris, en tous les cas, pour moi. Il existe bien une librairie russe, proche de la Bastille, mais lorsque je m’y suis rendu, récemment, j’ai aperçu dans la vitrine un drapeau ukrainien, ainsi qu’une affiche proclamant que le magasin était « contre la guerre ». Tout le monde est contre la guerre. Dire que l’on est contre la guerre, c’est en fait ne rien dire. Qui a commencé la guerre ? Qui a voulu la guerre ? Quand donc la guerre a-t-elle débuté ? Qui l’a rendu inévitable ? Quoi qu’il en soit, j’ai renoncé à rentrer dans ce magasin aux couleurs ukrainiennes. Le cœur n’y était pas. J’ai d’ailleurs eu une réaction semblable dans un autre domaine. J’avais commencé à apprendre l’ukrainien. Mais j’ai dû interrompre mes efforts. Là non plus, le cœur n’y était pas, ou n’y était plus. C’est peut-être en regardant ces défilés, à Kiev, aux flambeaux, sous les portraits de Bandera, avec la svastika et autres symboles de la démocratie ukrainienne que j’ai ressenti comme un malaise. A moins que ce soit en écoutant les slogans martelés par les manifestants. « Moskaliaku na guilliaku » ! « Les Moscovites à la potence ». Oui, je l’avoue, l’envie d’apprendre l’ukrainien m’a quitté. J’ai décidé de me mettre au polonais. Il existe bien une autre librairie russe à Paris, dans le Quartier latin. Mais sur la porte d’entrée du magasin, un communiqué comportant lui-aussi le drapeau ukrainien, est aujourd’hui affiché. Cette librairie, je l’avais oublié, est aussi l’adresse du « Centre culturel Alexandre Soljenitsyne ». Le communiqué cite le passage d’une lettre écrite en 1981par Soljénistyne. « Dans le sentiment de mon cœur, il n’y a pas de place pour un conflit russo-ukrainien et si, Dieu nous en préserve, nous arrivons à cette extrémité, je peux dire : jamais, en aucune circonstance, je n’irai moi-même participer à un affrontement russo-ukrainien, ni ne laisserai mes fils y prendre part, quels que soient les efforts déployés par des têtes démentes pour nous y entraîner. » Ainsi donc, eux-aussi, les gens du Centre culturel Soljénitsyne sont contre la guerre. Peut-être ont-ils oublié ce que Soljénitsyne a dit ou écrit par ailleurs à propos de l’Ukraine, notamment dans un petit livre édité à Paris en 1990, « Comment réaménager notre Russie ». L’auteur disait alors tout l’effroi que lui inspirerait une séparation de la Russie et de l’Ukraine. Mais non ! les membres du Centre Soljénitsyne n’ont pas oublié, puisque dans leur communiqué, ils soulignent précisément que les mots cités (de Soljénistyne) n’épuisent pas ses autres déclarations sur l’Ukraine. Que dirait aujourd’hui Soljénitsyne ? Impossible de le dire avec certitude. Aurait-il formé le vœu, avec les auteurs du communiqué, que « ces souffrances (nées de la guerre) cessent au plus vite et qu’elles laissent place au développement d’une nation Ukrainienne libre, prospère et démocratique, un des piliers de l’Europe de demain », et exprimé l’espoir « que la Russie parviendra à secouer ses démons, qu’elle saura revenir dans le concert des nations et s’engager sur la voie de la construction d’un Etat de droit, en paix avec ses voisins. » N’aurait-il pas été soulevé d’horreur par les crimes commis depuis des années contre la population russe du Donbass ? Démocratie ukrainienne, et dictature russe ? Quelle curieuse et caricaturale simplification d’un conflit au sujet duquel le communiqué omet toute mention du rôle et des responsabilités américaines et occidentales. Je pense au massacre d’Odessa en mai 2014, aux bombardements du Donbass par l’armée ukrainienne, à la « solution croate » voulue par les dirigeants ukrainiens. Là encore, le cœur n’y est plus, je n’ai plus envie de rentrer dans ce magasin. De retour à la maison, j’ouvre la presse. La presse russe, bien sûr, puisque j’ai pratiquement cessé de lire la presse française. J’apprends que dans une commune de l’Ouest ukrainien, il a été décidé de débaptiser une rue, la rue Léon Tolstoï, qui s’appellera désormais « rue Boris Johnson ». Léon Tolstoï, cet auteur prolifique, ce génie de la littérature, cet homme tourmenté, mais aimé, aimé de tous ses lecteurs, dans le monde entier, aimé pour ses idées, sa bonté, son humanité. Mais de quoi donc Tolstoï s’est-il rendu coupable à l’égard des nationalistes ukrainiens ? Un mot de trop, peut-être ? dans les Récits de Sébastopol ? Le mystère reste entier. Quant à Boris Johnson, que dire ? Je ne trouve pas les mots, ou plus exactement, ils se bousculent au fond de ma gorge, et m’empêchent de m’exprimer. Je préfère me taire. Pourquoi tant de haine contre les écrivains russes, pourquoi tant de bêtise ? Bêtise énigmatique, car comment comprendre des nationalistes qui prétendent imposer à toute une population l’usage exclusif de leur langue, et qui, dans le même temps, se précipitent aux pieds d’une culture anglo-saxonne de pacotille et de ses représentants les plus grotesques ? Les habitants de la rue Boris Johnson, s’ils se rendent un jour aux Etats-Unis ou en Europe occidentale, seront-ils fiers de communiquer leur nouvelle adresse ? Tout est possible, on ne peut exclure une telle hypothèse. Car, en effet, aujourd’hui, tout est possible. C’est également le cas dans le domaine des relations diplomatiques. Récemment, en violation de tous les usages diplomatiques, le président français Emmanuel Macron a fait publier, ou laissé publier, l’enregistrement d’un entretien téléphonique qu’il a eu avec le président de la Fédération de Russie. Au cours de cet entretien, et à propos de l’interprétation des accords de Minsk, pourtant parfaitement clairs, Macron avait déclaré au président russe : « … je ne sais pas où ton juriste a fait ses études … ». Personnellement, je déplore le tutoiement entre Présidents. Quoi qu’il en soit, Poutine, qui se rendait à la salle de sports – c’est ce qu’il a dit à Macron -, et qui, pendant la conversation, continuait sans doute à lacer ses baskets, avait poliment et sobrement répliqué que les accords étaient clairs, et que la garantie française (et allemande) n’avait servi à rien. Eh bien ! Il s’est – paraît-il - trouvé en France des gens qui ont apprécié l’effronterie de Macron. Formidable, Emmanuel, qu’est-ce qu’il lui a mis, au dictateur russe ! Bravo ! Se rendent-ils compte, ces braves gens, que par son insolence, et en manquant aux règles diplomatiques les plus élémentaires, Macron qui prétendait jouer un rôle de médiateur ou de conciliateur dans l’actuel conflit, s’est complètement discrédité vis-à-vis de la Russie ? On ne remplace pas une politique étrangère par un simple coup de com’. Sauf, peut-être, précisément, lorsque l’on a renoncé à toute politique étrangère indépendante. Tout cela, et bien d’autres choses encore, sont tout à fait déraisonnables. On dit parfois en russe, peut-être dit-on la même chose en français, que lorsque Dieu veut punir quelqu’un, il le prive de la raison. Les punitions tombent dru ces temps-ci, et pas seulement en France. A ce propos, à propos de la perte de la raison, je pourrai vous parler la prochaine fois de ce qui se passe sur les berges du Potomac. Aujourd’hui, la folie ambiante voudrait qu’il n’y ait plus de livre russe sur les berges de la Seine. Et pourtant, personne ne réussira à nous empêcher d’aimer et de lire Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Cholokhov, et toute cette pléiade exceptionnelle d’écrivains russes.
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