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Flora Tristan ou les infortunes de l’émancipation

Flora Tristan (1803-1844), pionnière d’un socialisme féministe, soucieux déjà déjà des dévastations environnementales d’un capitalisme industriel prédateur, revit à la faveur d’une insurrection à Notre-Dame de Paris... Une insurrection des abeilles, s’entend. L’éditeur Bernard Reumaux convie dans son premier roman cette figure majeure, quoique méconnue, de l’émancipation des femmes à une nouvelle incarnation entre les lignes de front du possible et celles du soutenable. Comme une romanesque réhabilitation d’un pouvoir d’agir plus impératif que jamais ?

 

La franco-péruvienne Fiora Tristan, « socialiste utopiste et ouvrière féministe », fut l’une des premières à concilier la cause des femmes avec l’affranchissement des travailleurs exploités : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme ; elle est la prolétaire du prolétaire même  » écrivait-elle en son temps... Sa vie conjugale fut un martyre, sa condition de travailleuse un calvaire mais cette familière des abîmes a ouvert à ses contemporains des horizons émancipateurs et influencé Friederich Engels (1820-1895) qui lui rendra un hommage appuyé dans La Sainte Famille (1844).

Elle a inspiré et accompagné Bernard Reumaux pendant un demi-siècle, à l’occasion de la réédition de son Journal posthume du Tour de France chez Maspero (1973), tout au long de sa pratique journalistique et de sa vie d’éditeur, marquée notamment par le lancement de la prestigieuse collection « La Grâce d’une cathédrale ». Jusqu’à le faire succomberà une si peu résistible tentation romanesque, alors que notre représentation du réel vacille comme jamais auparavant avec les fondements d’une contrefaçon de « civilisation ».. Un roman pour dégivrer un champ des possibles figé et réactiver des perspectives d’émancipation entravées voire de mondes désirables ?

 

Ce « désir romantique de changer le monde »

 

Ainsi, le combat de la Femme-Messie qui a échoué à « sauver l’humanité » connaît une belle postérité avec le personnage d’Agathe Gautheron, une pétulante rousse doctorante qui consacre son « projet de vie » à la quête romantique d’une paria d’autrefois. La jeune chercheuse confie ainsi à son professeur Richard Hureaux (Institut catholique de Paris) l’orientation de sa recherche : « Flora Tristan sur les ronds-points des Gilets jaunes, dans les manifs sur les retraites, les occcupations sauvages des ZAD, avec les féministes de MeToo, éclairant et questionnant les révoltes d’ajourd’hui... C’est ce que je veux montrer dans ma thèse.  »

Flora partageait avec Charles Fourier (1772-1837), l’inventeur du mot « féminisme » (1837), la conscience de l’irréversibilité des dégâts environnementaux causés par l’industrie. Elle a consacré l’essentiel de sa brève existence à la cause des femmes, cette « moitié du genre humain qui a reçu mission de porter l’amour et la paix au cœur des sociétés  ». En 1843, elle publie L’Union ouvrière, cinq ans avant Le Manifeste du Parti communiste de Marx (1818-1883). Adressé aux ouvriers rencontrés au cours de son périple, elle y prône l’union ouvrière et entame un cycle de conférences pour en hâter la constitution. Epuisée par sa tournée nationale, elle est emportée par la fièvre thyphoïde le 14 novembre 1844 au domicile d’Elisa Lemonnier (1805-1865) à Bordeaux.

C’est de retour de Bordeaux en BlaBlaCar qu’Agathe rencontre la présumée réincarnation du sujet même de sa thèse, la charismatique Maya, la « reine des abeilles ». Précisément, elle se prénomme Flora et travaille dans l’entreprise apicole de son père, Tristan, tout en livrant à bien d’autres activités plus troubles... Alors, «  le polar accouche du réel » et un projet fou prend corps, « au carrefour de la politique et de l’écologie », autour du « populaire symbole des abeilles en danger  », pour le moins « consensuel et mobilisateur » et d’un foisonnement de personnages qui ne se résignent pas à voir « l’humanité transformée en un élevage de rats de laboratoire  » - voire chacun se faire laminer en pièce de machine, serrée de près... La cible : « les laboratoires Inquisit, leader mondial des insecticides, un géant anglo-néerlandais de la chimie depuis peu propriété d’un tentaculaire consortium d’industriels et d’investisseurs chinois intervenant dans toute la filière agricole, depuis les semences et machines jusqu’à la transformation, l’agroalimentaire et le transport  ».

Bien évidemment, « il ne suffit plus de se battre pour la planète » voire pour « sauver le climat » mais on lutte, envers et contre tout, pour des conditions de vie dignes et décentes – pour une « autre politique » rétablissant un « droit à la vie » dénié jusqu’à l’absurde à ceux qui ne « comptent pour rien » ni pour personne...

Le doute accompagne Agathe lors de la gestation de ce projet : « Que reste-t-il du destin de Flora Tristan ? Une oeuvre littéraire, magnifique, le panache d’une femme en révolte, mais aussi un échec politique cinglant, qui traversera les siècles comme une mise en garde, parmi bien d’autres, face aux désirs romantiques de changer le monde. » Un doute partagé par Maya, la fille de l’apiculteur activiste, pressentie pour incarner le retour de la Femme-Messie excitant les passions et les désirs d’un avenir soutenable - mais réticente à ce rôle d’icône flambloyante d’un changement politique sans cesse différé puisque décrété impossible à mettre en oeuvre, « contraintes économiques » obligent : « Non, je ne suis pas l’héroïne qui s’instillera dans les veines du projet, le shoot empoisonné qui saisira un peuple avide de changement mais s’estompera vite, quand sonnera le retour des pulsions égoïstes et des calculs, avant que le manque vienne à nouveau cisailler les nerfs et appeler l’injection de la dose suivante. Paradis artificiels, tragiques illusions. (...) Le seul peuple que je connaisse est celui des abeilles. On m’a sortie d’une communauté silencieuse et sans calculs, la ruche, pour me jeter dans Essaim bavard et conquérant. »

L’inversion des espoirs d’hier signe-t-il fatalement l’aliénation aux choses et à un accaparement machinique et hégémonique de tout ce qui « fait monde » ?

 

Besoin d’utopie, désir de roman...

 

Le petit-fils de Flora Tristan, le peintre Paul Gaughin (1848-1903) a condensé dans sa célèbre toile D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897-1898) les questions cruciales, que tout spécimen infiniment moyen de l’espèce parlante et pensante est présumé se poser.

Si le peintre propose ses discrètes réponses picturales, le primo-romancier joue de tous les registres de sa pratique journalistique et éditoriale pour mettre en personnages attachants et en situations ces interrogations fondamentales. En une fiction (son quatrième livre) prestement enlevée jusqu’à sa « chute », il emmène ses lecteurs du sud-ouest de la France à Notre-Dame de Paris aux ruches carbonisées et à la coopérative féminine d’Ometepe au Nicaragua dont les militantes vivent au quotidien la réponse aux trois questions de Gaughin.

De fait, l’oscillation inspirée de cette riche métaphore nourricière entre quêtes personnelles et espoirs collectifs dresse une véritable cartographie des possibles remarquablement bien documentée – du langage « djeune » jusqu’aux pratiques apicoles et activistes. En témoin amusé d’une scène politico-médiatique dévaluée et de la pantomime politique, le président de l'Académie d'Alsace se joue des clichés et illusionnismes en vogue supposés circonscrire les possibles avec le social et le politique – à « plus forte raison » une « politique de l’espérance » - et les évacue prestement de sa manche de romancier...

Si le « changement » n’arrivera pas par les mouvements utopistes, messianiques ou millénaristes prétendant être la « révolution » qu’ils interdisent pas davantage qu’avec les idéologies de transformation sociale oeuvrant à aggraver les servitudes plus ou moins consenties, le besoin de croire et d’agir demeure plus vivace que jamais, avec la capacité de mobilisation qui va avec les sporadiques « agitations sociales », contre - tout contre une machinerie économique qui prétend conjurer son état de biodégradation avancée par un contrôle numérique forcené et substituer la « résilience » à la « résistance » après avoir substitué le « libéralisme » aux libertés...

Le roman ravive un instant la flamme sacrée et le romancier réussit un coup de maître longuement mûri au miroir des désenchantements comme des mauvais réveils d’une « postmodernité » immuno-déprimée en démontrant que la poésie, l’art et la littérature trouvent parfois d’autres formes que celles paradant,et pérorant sur les estrades et tribunes d’un présumé « pouvoir » à bout de souffle comme de « narratif » crédible. Des formes qui obligent en se dépassant par une métaphore bien filée jusqu’à la révélation de cette évidence : jamais ni nulle part l’insoutenable ne fait le poids...

Ainsi, l’art du romancier est celui du stratège qui se saisit d’un « réel » pris en tenaille par une grâce de dire et de conter qui « ne peut être ramenée au récit » (Malraux) – évidemment pas celui d’une défaite... C’est bien ce réel-là qui revient entre les lignes comme le galop du refoulé ou l’imperfection mécanique des gouvernés rétifs en rustiques créatures vivantes se rêvant parfois créatrices de leur destinée – voire oeuvrant à renverser l’insoutenable. C’est dire l’étendue du désir éperdu de croire, voire de s’y croire ou d’y croire, sans jamais pouvoir se défaire de l’idée même de croyance – à quoi croit-on échapper ?

C’est ainsi que ce « premier roman » donne rendez-vous avec ce « Réel » augmenté, car relié–comme un fil à tirer vers ce qui demeure vivace et dure, au-delà de tout l’exprimable et l’accomplissable du monde, au-delà de toute domination et de toute perdition. Et c’est ainsi que les pages d’un roman battent, comme des fenêtres (fussent-elles celles de La Lunette d’approche de Magritte...) sur un nouveau jour dans la respiration de l’univers qui s’invente...

Bernard Reumaux, La Femme-Messie, Encre de Nuit, 342 pages.


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2 réactions à cet article    


  • La Bête du Gévaudan 2 août 14:48

    tous ces bourgeois (et ces bourgeoises) qui continuent de nous porter aux nues des utopistes écervelés ou des terroristes sanguinaires (voire les deux en un) sans prendre aucun compte du bilan de leur histoire...

    Voyez plutôt Véra Nikolski : c’est le capitalisme, grâce à la hausse de la richesse, qui a émancipé les femmes. Quant à la « dévastation de l’environnement » (concept à préciser), elle a eu lieu aussi bien dans les sociétés primitives (Ile de Pâques, etc.) que dans les sociétés communistes (URSS, etc.).

    Les socialismes utopiques ont débouché sur des sectes de gauche où les femmes se faisaient violer et exploiter par des gourous socialistes. Le socialisme « scientifique » a débouché, dans la même logique mais à l’échelle d’un état, sur des charniers innommables, des famines et des pénuries, et sur la tyrannie de quelques hommes.

    Le fait que cette pauvresse ait épousé un lourdingue ne dit rien des hommes en général. Les femmes gauchistes fréquentent des hommes gauchistes intempérants et pervers, et s’imaginent ensuite que « tous les hommes sont ainsi ». C’est un peu comme ces hommes qui fréquentent des tordues et des vicieuses, et s’imaginent ensuite que « toutes les femmes sont des salopes ». Mais quand on fréquente des gens bien, ce qui exige en effet un peu de recul et de vertu, alors on se rend compte que l’amour est une belle chose.


    • lephénix lephénix 2 août 22:44

      @La Bête du Gévaudan
      pas faux : si sa vie fut un sacerdoce voué à des causes considérées comme « perdues d’avance » et un calvaire personnel, elle revit en sujet de thèse et figure romanesque, à la manière d’un mouvement perpétuel un sempiternel désir d’émancipation toujours confisqué par de mensongères propagandes prétendant incarner la révolution qu’elles interdisent au seul profit de la machinerie économique qu’elles servent...rien ne vaut un instant d’amour vrai face à cette machination qui continue à faire tant de dupes...

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