États-Unis : Réflexions autour d’une autre élection
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Silencieux depuis toujours pour la plupart face à l’impérialisme américain et des ravages que cela entraîne, les chroniqueurs occidentaux mainstream furent soudainement très loquaces au sujet de l’élection américaine. Tous émirent leur opinion et firent leurs prédictions. Comme pour les débats au sujet du foulard, tous se prononcèrent. Le savoir géopolitique, par contre, fut absent des esprits citoyens, même si c’était pourtant l’éléphant dans la pièce.
D’aucuns croient que la question du rapport de l’État américain avec le reste du monde relève seulement de la ‘politique extérieure’ des États-Unis. Ce serait certes un enjeu important, mais ce n’est qu’un sujet de débat parmi d’autres sujets opposant les deux candidats. Ils croient aussi que la politique extérieure n’est rien de plus que l’ensemble des prises de position idéologiques et diplomatiques adoptées par l’administration américaine à l’égard de tel ou tel gouvernement ou à l’égard de tel ou tel mouvement. Ces appuis peuvent apparemment se justifier surtout quand le mouvement ou le gouvernement que l’on appuie s’oppose à ce que l’on croit être un « tyran », qu’il soit russe, chinois ou iranien.
Ces personnes admettront que les Américains sont responsables de certaines bavures passées. On songe à la guerre du Vietnam et à l’invasion de l’Irak, mais ce ne seraient que des erreurs du passé. Nos analystes de salon ne voient pas la responsabilité américaine à l’égard du désastre engendré en Libye. Ils ne voient pas la présence américaine en Irak et l’occupation du tiers de la Syrie. Ils ne voient pas le machiavélisme américain responsable de l’escalade en Ukraine, et ils font reposer la responsabilité de la guerre à Gaza sur Netanyahou, le Hamas et le lobby israélien. Ils ne s’interrogent pas sur la présence américaine en mer de Chine.
De nombreuses questions pourtant se posent. Pourquoi les États-Unis sont-ils toujours en guerre ? Pourquoi se mêlent-ils à ce point depuis au moins 2014 de ce qui se passe en Ukraine ? Pourquoi financent-ils et arment-ils à ce point l’État israélien ? Pourquoi sont-ils intervenus 250 fois un peu partout dans le monde depuis 1991 ? Pourquoi ont-ils 750 bases militaires dans 80 pays ? Pourquoi dépensent-ils 900 milliards de dollars par an dans leur complexe militaro-industriel ? Pourquoi imposent-ils des sanctions au tiers de la population mondiale ? Pourquoi prétendent-ils être les seuls à pouvoir gouverner le monde ?
Ces questions sont laissées en suspens ou on choisit de les ignorer. On considère que ceux qui cherchent à y répondre élaborent des théories du complot. L’important c’est l’évènement qui remplit les bulletins de nouvelles pour quelques heures. Le reste n’a pas d’intérêt. Le résultat net est que l’on ne voit pas le monstre aux mille tentacules qui impose son pouvoir économique par la force, qui combat ses concurrents perçus comme des ennemis, que ce soit la Russie, la Chine ou l’Iran.
Un diagnostic nécessaire
Vu sous l’angle de la géopolitique, il fallait se méfier de Kamala Harris, car elle a entériné, appuyé et financé le génocide des Gazaouïs. Elle avait du sang sur les mains et elle était directement responsable de la mort d’au moins 15 000 enfants. La conclusion logique aurait dû être de voter pour Jill Stein et les Verts. C’était une candidate progressiste qui ne reçoit pas d’argent en provenance de l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC). Mais à quelques jours de la tenue du scrutin, il était bien entendu trop tard pour espérer quoi que ce soit.
Malheureusement, les « uncommitted » n’ont pas voulu se commettre en faveur d’une tierce candidature comme celle de Stein. Son colistier était d’ailleurs un illustre inconnu. Et puis Bernie Sanders et le Squad ont capitulé. Le débat sempiternel, typique au sein de l’anglosphère, entre des Rouges et des Bleus, a repris de plus belle ses droits et il occupa, encore une fois, l’essentiel des débats au sein des médias.
À la racine du mal qui forçait les Américains à choisir, il y a ce bipartisme dans lequel les partisans des deux camps sont enferrés, mais il y a aussi cette incapacité chronique à intégrer les deux dimensions essentielles de la vie politique américaine : ce qu’ils sont sur le plan domestique et ce qu’ils sont sur la scène internationale. Si tous les progressistes avaient davantage intégré la dimension internationale dans leur analyse, ils auraient migré du côté d’un tiers parti au lieu de devoir rester pris avec une candidature génocidaire souriante.
Sans la manipulation du Democratic National Committee (DNC) en faveur de Hilary Clinton en 2016 et de Joe Biden en 2020, Bernie Sanders aurait pu faire une percée. Un tiers parti serait né sous la vieille carapace du parti démocrate. Les Américains ont une tradition progressiste qui remonte au 19e siècle et qui était présente au moins en partie chez Frank D Roosevelt. Sanders avait le vent dans les voiles en 2020, porté par des millions d’appuis issus des classes populaires.
À l’occasion des élections de 2024, une majorité d’Américains étaient favorables à un medicare for all, mais aussi au cessez-le-feu et à l’interruption de la vente d’équipement militaire à Israël et à l’Ukraine. Sanders et le Squad ont échoué, mais d’autres Sanders et d’autres Squads finiront peut-être par suivre leur pas sans capituler.
L’explication incontournable : l’impérialisme américain
Comment l’Agent Orange a-t-il pu quand même remporter les élections ? Les Américains ont voté en faveur d’un candidat toxique, criminel et complètement narcissique. On a affaire à un leader erratique, impulsif, populiste de droite, qui attise les passions xénophobes, faute d’avoir de solutions à quoi que ce soit, et qui, entre autres, est favorable à ceux qui veulent contraindre ou interdire les pratiques d’interruption de grossesse. Les Républicains ont aussi la majorité, autant à la Chambre des représentants qu’au Sénat.
Comment expliquer cela ? Peut-on faire plus que blâmer les citoyens américains ? Notons tout d’abord que la jeunesse américaine a été révulsée par l’appui génocidaire à un État génocidaire, ce qui a contribué à se poser plus généralement des questions sur les fauteurs de guerre (« war mongers ») que sont les États-Unis. Se pourrait-il que les stratèges américains aient ignoré le regard critique et bouleversé des citoyens à l’égard du génocide en cours à Gaza ? Les Démocrates auraient donc laissé aller ou approuvé la politique impérialiste des États-Unis en Ukraine et surtout au Moyen-Orient. Telle serait la cause ultime de l’échec du Parti démocrate.
Cette analyse peut paraître surprenante, car Donald Trump n’est pas moins belliqueux. Certes, plusieurs citoyens ont peut-être voulu sanctionner la politique américaine en Ukraine et ont cru que Trump pourrait y mettre fin en 48 heures. Contre toute évidence, certains ont peut-être aussi cru que Trump pourrait davantage imposer sa volonté au Moyen-Orient, alors même qu’il se proclame chaud partisan d’Israël et du carnage à Gaza. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre. Les Démocrates ont perdu les votes de plusieurs jeunes, les votes de citoyens d’origine arabe et plus généralement les votes des musulmans. Mais ces électeurs ont-ils eu un impact décisif sur le cours des choses ? Trump n’est-il pas encore plus belliqueux que Biden au Moyen-Orient et la différence ne réside-t-elle pas que dans des nuances relevant du discours ?
N’y a-t-il pas d’autres causes expliquant la défaite ? Que dire par exemple de l’inflation vécue douloureusement par les citoyens ? L’inflation est en grande partie le résultat d’une hausse de prix dans les produits importés. Cette dernière hausse est en partie le résultat des « sanctions » imposées à la Russie, et surtout à la fin de la vente du pétrole et du gaz russe en Europe et de la destruction du gazoduc Nordstream. Les entreprises européennes ont toutes subi des hausses importantes dans leurs dépenses de fonctionnement, ce qui s’est traduit par une montée des prix des produits exportés aux États-Unis. Cette fois-ci, la cause renvoie à la belligérance de l’État américain face à la Russie. Les Américains ont voté leur juste exaspération face à l’inflation et la détérioration de leur niveau de vie, et ce, même si Trump n’a pas plus de solution à ce grave problème que Biden-Harris.
Que dire cependant de l’immigration ? La question se pose de savoir pourquoi tellement de citoyens provenant de l’Amérique latine essaient de rentrer aux États-Unis. Or, il est difficile d’exclure les nombreuses interventions américaines. Les « sanctions » qu’ils imposent, les appuis à des États corrompus et les interventions militaires répétées ont contribué à créer de l’instabilité chronique et ouvert la voie aux narco-trafiquants, ce qui a incité plusieurs latino-américains à migrer vers les États-Unis.
En somme, que la raison de la défaite démocrate s’explique par la guerre, par l’inflation ou par l’immigration, elles renvoient toutes à une seule et même cause ultime : l’impérialisme américain et les désordres qu’il provoque dans le monde.
Normaliser le génocide
Que s’est-il passé pour que soit neutralisée une prise de conscience grandissante du caractère belliqueux, voyou et génocidaire de l’État américain ? Quelles fuites en avant ont présidé à l’absence d’autocritique ? Comment se fait-il que la résistance étudiante sur les campus n’ait pas donné lieu à un appui massif de la population ?
Les administrations universitaires ont progressivement senti la nécessité de faire taire les voix discordantes sur les campus. Il y a bien sûr les manifestations de rue de citoyens qui sont tolérées car il est politiquement délicat de les interdire. Elles le sont d’autant plus facilement qu’après plusieurs mois, ils n’étaient plus que quelques milliers à défiler dans les rues.
Ensuite, que ce soit par opportunisme, par indifférence, par prudence calculée ou par désintérêt pour ce qui n’est pas immédiatement dans son propre intérêt, le milieu intellectuel dans son ensemble, y compris dans ces centres de recherche ayant pour « expertise » la politique internationale, a plutôt eu tendance à se cantonner sur son quant-à-soi et penser « carrière ». Il faut dire aussi que ceux qui ont élevé la voix ont souvent été suspendus, voire licenciés, ou alors leur contrat ne fut pas renouvelé. Le site Scholars at risk a fait état de cette répression visant le personnel des établissements universitaires.
Les médias mainstream adoptèrent ensuite des politiques éditoriales qui cherchaient à ne pas publier les propos jugés trop critiques, ce qui eut pour effet d’aseptiser le contenu des pages Idées ou Opinions, et de les limiter aux sujets apolitiques, voire carrément anodins.
On n’oubliera pas le rôle joué par les oligarques propriétaires des grands médias et l’appui des commanditaires. Un média mainstream digne de ce nom a donc le bon réflexe de faire attention à ce qu’il publie. Il exige « à bon droit » que soient expurgés les textes véhiculant de la « désinformation » (c’est-à-dire les faits plutôt que le récit officiel). Ils réservent un même sort à ceux qui véhiculent des propos « haineux » ou « incitant à la violence » (alors même que se déploient crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide à grande échelle). Ils visent alors ceux qui, voulant se porter à la défense du peuple palestinien, ont l’audace d’appuyer le « groupe terroriste » du Hamas. Peu importe si, du point de vue du droit international, un peuple faisant l’objet d’une occupation illégale a le droit de se défendre par les armes et peu importe si, en dehors de l’Occident, le reste de la communauté internationale reconnaît aussi ce droit.
C’est ainsi que les voix discordantes qui se sont élevées à gauche ou à droite au sein des médias de l’anglosphère firent l’objet d’une répression croissante. La Grande-Bretagne s’est occupée de Julian Assange, Sarah Wilkerson, Tony Greenstein, Richard Medhurst, Craig Murray et Asa Winstanley (le co-fondateur de The Electronic Intifada). Aux États-Unis, Mark Lamont Hill a été licencié de CNN. Mehdi Hasan a été licencié de MSNBC. Candace Owens a été licenciée du Daily Wire. Katie Halper et Briahna Joy Gray ont été licenciées de The Hill. Scott Ritter a fait l’objet de perquisitions à son domicile. Chris Hedges a été invité à quitter The Real News Network.
Ceux qui ne vivent que du pain et des jeux, quand ce n’est pas d’amour et d’eau fraîche, et qui regardent dans leur caverne défiler les images sur leur petit écran, peuvent bien se demander où nous trouvons tous ces noms et tous ces faits. Il s’agit bien souvent d’un monde qu’ils ignorent car il est composé, tenez-vous bien, de personnes qui osent transmettre des informations véridiques.
C’est dans ce contexte qu’il faut se placer pour apprécier ensuite le comportement des partis politiques à la Chambre des représentants ou au Sénat. Même si certains ont osé élever la voix, il ne fallait pas compter sur la mise aux voix d’une résolution dénonçant le génocide présentement en cours à Gaza. Et pourtant, c’est pour la première fois dans l’histoire mondiale un génocide auquel on assiste en direct !
Les citoyens médusés qui voient cette horreur et qui ont de la rage au fond du cœur se sentent impuissants. Ils se disent qu’il n’y a probablement rien qui puisse être fait pour renverser la vapeur, arrêter la marche infernale vers une très grande guerre et changer l’ordre des choses. Même s’ils sont très majoritaires aux États-Unis à vouloir un cessez-le-feu et à proposer l’interruption de l’aide militaire, les autorités politiques américaines savent qu’elles peuvent aller de l’avant. Elles n’ont qu’à faire croire qu’elles travaillent jour et nuit à un cessez-le-feu. La population n’y verra que du feu.
On peut ainsi comprendre pourquoi les citoyens sont frustrés et amers avec de la tristesse restée coincée en travers de la gorge. Que ce soit sur les campus ou dans la rue, dans les journaux ou sur les réseaux sociaux, jusqu’au Congrès, les citoyens n’avaient pas de porte-parole. Ils avaient le droit de vote, mais ils n’avaient pas de voix.
C’est ainsi que l’on parvint enfin à normaliser le génocide. Et c’est aussi de cette façon qu’a pu être interrompue, alors qu’elle était à peine entamée, une réflexion auto-critique au sujet de l’impérialisme américain.
Conclusion
Sanders et le Squad ont capitulé devant la belligérance du duo Biden-Harris et du trio des Neo Cons Anthony Blinken, Victoria Nuland and Jake Sullivan. C’est là que le bât blesse.
Qu’y a-t-il de « démocratique » dans un système où les candidats n’ont aucune chance s’ils n’ont pas levé des milliards auprès des grosses fortunes (16 milliards de $ en 2024) ?
Au final, les Américains sont les otages d’un système à parti unique portant des masques démocrate ou républicain, mis au service d’un État impérialiste et relevant de la même oligarchie. Le reste n’est que spectacle pour leurrer le public.
Cet article est initialement paru sur le site de notre partenaire Pressenza le 9 novembre 2024.