C’est l’Histoire qu’on assassine
Il existe des sujets qu'il vaut mieux éviter d'aborder lors des repas de famille afin de maintenir la "paix sociale". De même, il existe des sujets historiques sur lesquels les parties prenantes ne peuvent se réconcilier. Est-ce parce qu'il est impossible de formuler un récit "exact" concernant ces sujets ? On pourrait penser que la part de subjectivité dans l'interprétation de faits documentés, qui aboutit à des "écoles" historiques, est la cause principale du problème. Bien que cela soit vrai en théorie, ce n'est pas le cas dans la réalité concrète.
L'Histoire est un sujet politiquement très sensible. Tous les grands courants politiques justifient leurs positions en se basant sur un récit historique. De la même manière, à une échelle plus large, chaque civilisation possède un "récit des origines" qui explique pourquoi elle existe.
Malheureusement, il est tentant de concevoir un récit historique qui justifie une situation existante, plutôt que d'étudier l'Histoire pour améliorer la politique et se rapprocher de la vérité. Ces récits sont souvent le produit de la subjectivité des individus qui défendent un certain discours politique. Ainsi, les querelles historiques ne sont généralement pas dues aux limites de l'Histoire scientifique, qui ne sera jamais une "science exacte", mais plutôt au manque d'intérêt que celle-ci suscite chez les personnes politisées.
Il convient de noter que Marx et Engels avaient pour ambition de fonder un courant politique basé sur une lecture impartiale de l'Histoire, dépourvue de tout élément irrationnel, émotionnel ou arbitraire, tels que ceux que l'on trouve dans les "épopées nationales". La plupart de ces épopées ont été fabriquées de toutes pièces à la fin du XIXe siècle, lors de la "montée des nationalismes" en Europe. En France, la formalisation du mythe national a coïncidé avec l'éradication des cultures régionales. Bien que ce mythe ait été à la base de l'enseignement scolaire de l'Histoire, il ne vaut pratiquement rien d'un point de vue historique. On peut comprendre l'embarras de ses rédacteurs, confrontés à de fortes tensions avec l'Allemagne, quant à l'immense rôle des peuples germaniques, en particulier les Francs, dans l'Histoire du territoire national. Ce problème a été résolu par une formule lapidaire, "nos ancêtres les Gaulois"... C'est probablement l'un des éléments qui expliquent l'incompréhension des doctrines issues du marxisme chez ceux qui ne sont pas familiers de cette perspective.
La France d'aujourd'hui n'échappe pas à cette nécessité d'accompagner le discours politique par un récit historique. Cependant, ils sont beaucoup plus présents à droite que dans le reste des formations politiques. On sait qu'il est de bon ton, pour un candidat à l'élection présidentielle, de publier un livre qui sera l'occasion de formuler un tel récit. Il est assez logique qu'il occupera un volume proportionnel à la place de la revendication "identitaire" chez le candidat. De même pour la foule des différents acteurs médiatiques impliqués en politique, qui communiquent essentiellement via YouTube et ses concurrents.
Dans les courants de gauche, comme je l'indiquais, il y a assez peu d'intérêt pour les questions historiques, à l'exception de quelques sujets, qui ne sont d'ailleurs pas traités historiquement. On trouve des attaques contre la colonisation, l'esclavage, mais celles-ci ne sont pas véritablement adossées à des travaux de recherche. D'autre part, sur la question de l'esclavage surtout, on voit que la question n'est même pas traitée dans le cadre national, l'agitation autour de ces questions étant une recopie de celle des États-Unis, dont le rapport à la question est très différent. La thématique de la Révolution française est un champ à peu près totalement abandonné à la droite, contrairement à ce que pratiquait le PCF dans les décennies 1950 à 1980.
Il convient de considérer cela comme une conséquence de l'abandon généralisé par la gauche actuelle des questions sociales au profit d'une pseudo-problématique dite "sociétale", basée sur le racialisme, la théorie du genre et une vision écologiste délirante. Une branche de cette gauche semble s'efforcer d'éradiquer les derniers vestiges de la tradition humaniste de gauche, dans le but d'empêcher toute remise en question des questions sociales, au-delà de la négociation de la "longueur de la chaîne".
Pour autant, il faut bien comprendre qu'il y a toujours beaucoup de publications de très bonne qualité qui œuvrent dans le courant de l'historiographie "de gauche", y compris marxiste, mais ces ouvrages n'ont ni publicité ni notoriété. Probablement parce que ces courants politiques n'ont pas de représentation à travers un parti ou une organisation suffisamment unifiée et importante numériquement. Ajoutons que l'époque n'est pas à la sophistication intellectuelle, que le public gavé de "clashs" et abreuvé d'outrances a perdu l'intérêt pour la culture générale et la capacité d'attention nécessaires à une étude approfondie des questions historiques.
Quant à la droite, elle reste fidèle à ses lubies et à ses vieilles lunes historiques. Les théories actuelles sont un salmigondis de la tradition contre-révolutionnaire catholique, du récit de l'épopée nationale bricolé à la fin du XIXe siècle, et de contre-théories imposées progressivement depuis les années 1970 pour éradiquer l'école marxiste qui dominait alors. Ces contre-théories ont largement été "soufflées" par la CIA.
Ces discours ont plusieurs caractéristiques fondamentales. D'abord, une approche "moralisante", émotionnelle des événements historiques, qui est tout aussi funeste que celle qui caractérise le traitement médiatique contemporain de l'actualité. Bien qu'ils la dénoncent chez certains, nos braves "historiens" de droite sont souvent enclins à la pleurniche victimaire, par exemple concernant Louis XVI, les Vendéens, les Romanov, etc. Il est toujours savoureux d'entendre leur simulation de douleur, affirmant qu'ils n'arrivent pas à dormir la nuit en pensant à Nicolas II, ou mieux encore, en pensant aux mutins anarchistes et socialistes révolutionnaires écrasés par Trotsky à Kronshtadt. Je ne prêche pas pour l'insensibilité, mais les discours de compassion à géométrie variable ne font pas de l'Histoire. D'autant que le sort du prolétariat français, par exemple sous le "bon roi" Louis-Philippe, époque durant laquelle l'Église catholique n'était pas séparée de l'État, ne semble pas les émouvoir.
Ceci nous conduit à cette autre spécialité, la mémoire sélective. C'est une forme de mensonge par omission. On ne peut bien sûr jamais être exhaustif dans un récit historique, d'autant moins qu'il couvre une vaste période. C'est d'ailleurs pourquoi les historiens universitaires traitent généreusement de sujets très précis et limités. Cependant, énormément de discours font l'impasse sur des faits vérifiables et vérifiés, simplement parce qu'ils contredisent leur fumeuses théories. Citons par exemple Xavier Moreau, qui, dans sa grande théorie de la gauche, "coupe au montage" toutes les périodes qui ne l'arrange pas. Il démarre son "livre noir de la gauche française" en 1792, soit, mais ignore totalement tout ce qui a précédé. Il coupe également la moitié du XIXe siècle, restauration, monarchie de juillet et second empire. Pire encore, il coupe la période la plus intéressante selon moi, pour comprendre l'époque contemporaine, celle de 1870 à 1875, celle des débats sur l'opportunité de la République comme système de gouvernement.
L’amnésie collective sur l'Ancien Régime est caractéristique. Oublié, le procès de La Voisin, sous Louis XIV, qui nous montre pourtant un portrait peu reluisant d'une grosse partie des membres les plus éminents de la cours. superstition crasse, banalisation de l'homicide par empoisonnement, et clou du sordide spectacle, pratique des "messes noires" avec assassinat de nourrisson. Oublié, le maintien de l'ordre dans le royaume, avec par exemple le "grand brûlement des Cévennes", ordonné par Louis XIV, dont la technique n'a rien à envier à celle des guerres de Vendée. Oublié, les mœurs "très spéciales" de son successeur, Philippe d'Orléans, et ses relations "très spéciale" avec sa fille, qu'il conviait à ses orgies. La liste est encore très longue, jusqu'à Marie-Antoinette, dont le sobriquet chez le peuple de Paris n'était pas "l'Autrichienne" comme on l'enseigne à l'école, mais "maman-putain".
Comprenez bien que je n'énumère pas tout cela pour moi-même me ranger dans une position moraliste. Le problème de cette "méthode" amnésique est qu'il empêche de se poser les bonnes questions. Quand Mr Moreau nous invente littéralement la débauche chez les élites avec ce qu'il nomme "la gauche" en 1792, il passe totalement à côté de la vrai question : quel est le rôle social, psychologique, etc, de la débouche et de la transgression chez les élites, qui est une constate jusqu'à nos jours ?
Comprenez également que, contrairement à nos bons historiens de droite, je ne cherche pas à dénigrer des personnages historique, simple par ce que c'est une démarche absurde. L'attaque ad hominem des personnages historiques est un pure exercice de posture morale, lorsqu'il consiste à jeter le bébé avec l'eau du bain. J'ai encore vu récemment Rousseau attaqué "parce qu'il a abandonné ses enfants". Ici, le personnage Rousseau n'est que l'eau du bain, le bébé étant son oeuvre philosophique, qu'on est libre de critiquer, mais pas en s'attaquant à la personne qui l'a produite. De même, critiquez Trotsky autant que vous voudrez, mais ayez l'obligeance de considérer son oeuvre, notamment littéraire, qui est indiscutablement de grande qualité. Robespierre est logé à la même enseigne, quand le "philosophe médiatique" Onfray le taxe de "tyran", avec son jeu d'acteur minable consistant à feindre un dégoût profond pour faire croire qu'il connait bien le personnage, il ne fait qu'étaler son amateurisme crasse de la période historique.
Revenons à Xavier Moreau, pour illustrer une autre combine classique. Il nous fait une histoire de "la gauche", mais avec, in fine, une définition totalement biaisée du concept. Sa méthode est imparable : si c'est bien, c'est de droite, sinon, c'est de gauche. Avec ça, on gagne à tous les coups. Gloser sur des concepts creux ou mal définis permet d'affirmer n'importe quoi, et au final, on n'est pas plus avancé. Je passe sur sa confusion entre les "jacobins" et les "montagnards", ainsi que la foultitude d'autres imprécisions de son discours. Le populo n'y voit que du feu, de toutes façons.
Il nous régale aussi avec un classique de la droite, le raisonnement par syllogisme. Vieux "navet" de la droite française, par exemple, il a déclaré : "d'ailleurs, Sade [le marquis de Sade, ils oublient souvent son titre] était dans la section des piques de Robespierre". En gros, il faut assimiler Robespierre à l'œuvre de Sade, sous prétexte qu'ils vivaient dans la même "section", c'est-à-dire ce qu'on nomme aujourd'hui un arrondissement. Procédé particulièrement minable, non seulement il ne s'agit pas de la section DE Robespierre, c'est la section dans laquelle il vivait, d'autre part, les deux personnages ne sont pas connus pour avoir été en relation, et cerise sur le gâteau, Sade a été déclaré en état d'arrestation lorsque Robespierre siégeait au Comité de Salut Public...
Une autre perle que j'ai entendue chez Pierre Hillard, de mémoire, tentant de faire des parallèles historiquement scabreux entre la Révolution française et la Révolution d'Octobre : "Lorsque Lénine arrive en Russie [au début de la révolution, il n'est pas reçu par des bolcheviques, mais par le nouveau gouvernement qu'il renversera], on lui joue la Marseillaise, c'est bien la preuve que etc.". Outre la profondeur du raisonnement et de l'argumentation, il s'avère que Lénine en a été profondément... irrité. Passons.
Autre biais typique, l'essentialisation, est une composante du biais que je citais plus haut, le manque de définition des concepts qu'on manipule. Ici, il s'agit de comprimer dans un mot des choses qui n'ont qu'une parenté lointaine, forger un concept généralisé à outrance pour évacuer la complexité. Par exemple : "islam", sujet que j'ai déjà longuement traité dans une série d'articles sur les relations du monde islamique avec la France (1, 2, 3) à comparer avec les discours d'un Zemmour, réputé homme de culture. Même phénomène avec "le communisme" et son "livre noir", qui permet à des personnages comme Henri de Lesquen de balayer un phénomène historique vaste, complexe, polymorphe, avec une simple incantation : "le communisme, 100 millions de morts'", pas besoin d'en savoir plus. Pour des gens qui se font les champions de la culture, du savoir et de l'intelligence, c'est un peu "barbare" comme approche...
Dernier phénomène qui a pris de l'ampleur avec la multiplication des bavardages sur internet : le plagiat. "Recopiez-vous les uns les autres", cela donne une impression de cohérence et de crédibilité. Un mensonge répété mille fois finit par prendre valeur de vérité. C'est très palpable dans la construction idéologique de la droite actuelle. J'ai choisi les exemples de cet article en me basant sur ce double critère des affirmations les plus fausses et les plus répétées.
Bref, je pourrais encore continuer longtemps, mais en guise de conclusion, je veux que ceci soit bien clair : si vous êtes conservateur, catholique, que sais-je, c'est très bien. Mais ça n'autorise pas à raconter n'importe quoi. Je ne fais pas l'apologie de "la gauche" ou du marxisme en critiquant la droite, je fais le constat de la misère intellectuelle qui y règne, dès lors qu'on parle d'Histoire. Et je parle essentiellement des historiens à succès et "vulgaires". J'ai tout le respect du monde pour un individu comme Alain de Benoist, par exemple, sans partager ses points de vue, qui se réclame de droite, mais qui ne tombe pas dans ces travers. Toute théorie ou étude historique comporte des erreurs ou des imprécisions. Ceci est tout à fait admissible, la perfection n'est pas de ce monde. Cependant, ce n'est plus admissible lorsque c'est la méthodologie même de l'étude qui est frelatée.
L'enjeu de ces questions historiques est fondamental, car comme je l'écrivais en introduction, ce sont les fondations des discours politiques. On ne fait pas, on ne devrait pas faire de politique sans avant tout étudier l'Histoire, honnêtement et sérieusement. Le "marché tout puissant" a encore frappé, également dans ce domaine. Il faut servir au consommateur ce qu'il veut entendre, seule condition de "succès".
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