A propos de la crise ukrainienne : les Russes veulent-ils la guerre ? [1]
Le présent article a été écrit le mercredi 23 février, c'est à dire la veille même de l'intervention militaire russe en Ukraine. Cet article est intitulé "Les Russes veulent-ils la guerre ?", titre qui est celui d'une chanson de l'époque soviétique. Ce titre devrait sans doute être modifié aujourd'hui, puisque de fait, aujourd'hui, la Russie fait la guerre. On voit pourtant à quel point la guerre soulève de protestations, en Russie même. Aussi, et malgré les inflexions qu'appellent la situation présente, le titre est conservé dans sa forme initiale, ainsi que le texte même de l'article dont l'objet est de faire comprendre à quel point la guerre était en réalité prévisible.
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Les évènements qui continuent de se dérouler autour de l’Ukraine, pour être compris, doivent d’abord être vus. Si l’on en juge par la presse française, les commentaires des observateurs témoignent avant toute chose de leur complète cécité, ou à tout le moins de leur mauvaise vue.
Mauvaise vision de l’Ukraine dont les journalistes, consultants et experts en tous genres composant désormais les « plateaux de télévision » ayant remplacé les émissions d’information, ignorent généralement l’histoire. Histoire fort compliquée, histoire controversée, histoire dont Vladimir Poutine, lors de son intervention télévisée du 21 février dernier, donne une version qui est loin de faire l’unanimité chez les historiens, y compris et même surtout en Russie, version selon laquelle la naissance d’un Etat ukrainien serait une création des bolchéviques et de Lénine lui-même.
Dans le long préambule qu’il a consacré à l’histoire de l’Ukraine, Vladimir Poutine ne dit rien, en effet, de ce qui s’est produit en 1991, et des décisions prises alors par des dirigeants, dont le principal souci était de s’approprier le pouvoir, et de se débarrasser au plus vite de Mikhail Gorbatchev. C’est précisément la course de vitesse engagée entre Gorbatchev, partisan d’une refondation de l’Etat soviétique, et une équipe de politiciens ambitieux, entrainée par Eltsine, qui a conduit à l’adoption d’un texte de quelques pages hâtivement rédigées par des irresponsables, au début de l’hiver, dans une résidence isolée au cœur d’une forêt biélorusse, et dont les conséquences catastrophiques continuent de se dérouler aujourd’hui encore.
Le récit ukrainien de Poutine, si incomplet soit-il sur le plan historique, a néanmoins l’avantage de présenter dans toute sa diversité un pays dont le territoire n’a cessé de varier au fil du temps, y compris dans une période récente, si l’on veut bien admettre, au regard de l’éternité, que la fin de la seconde guerre mondiale et 1945, c’était hier, et que l’effondrement de l’URSS, en 1991, c’était ce matin.
En Ukraine, la population elle-même est diverse, ukrainienne dans sa majorité, mais comportant d’importantes minorités, russes, ruthènes et autres, minorités souvent majoritaires dans les régions où elles sont installées, de sorte que dans leurs commentaires, les spécialistes de l’Ukraine font valoir les différences linguistiques, culturelles et religieuses et se plaisent généralement à opposer l’Ukraine occidentale, et l’Ukraine de l’Est, plus proche de la Russie. Ces différences sont bien réelles, mais en définitive, sont-elles si importantes ?
Après avoir pointé du doigt les différences, et notamment la différence linguistique, on n’a finalement pas expliqué grand ’chose. Quant aux différences religieuses, dans des sociétés aujourd’hui éloignées des enseignements de la religion chrétienne, et dominées, comme ailleurs, par le consumérisme, l’athéisme et le matérialisme le plus vulgaire, ces différences sont-elles si importantes ? Suffisamment, sans doute, pour être exploitées par les politiciens, et donner lieu à de nouveaux schismes n'ayant que peu à voir avec le dogme.
Les spécialistes sont prisonniers de leurs propres lubies. A force de lire de près, de trop près, ils ont une vision déformée des choses, ils ne voient plus que la feuille de papier qu’ils touchent du nez, et qui les empêchent de voir ce qui se passe dans la pièce. Les spécialistes sont tous des philistins, aurait pu dire Nietzsche.
Vladimir Poutine a une vision toute différente des choses. Il s’en est expliqué, dans un long texte publié en juin 2021, sur le thème de l’unité historique des Russes et des Ukrainiens. Long rappel d’une histoire commune, l’article du président russe concluait à l’ouverture au dialogue de la Russie, prête à discuter des questions les plus complexes, reconnaissant la légitimité de l’Ukraine à défendre ses intérêts nationaux, et concluant par ces mots apaisants : « … la Russie n’a jamais été, et ne sera jamais anti-ukrainienne. Quant à ce que sera l’Ukraine, c’est à ses citoyens d’en décider. »
Le président ukrainien répliqua immédiatement, dans une déclaration à la BBC : « … Mettons enfin les points sur les « i ». Nous ne sommes certainement pas un seul peuple. Oui, nous avons beaucoup de choses en commun. Une partie de notre histoire est commune, de même que notre mémoire, notre proximité, nos familles, notre victoire sur le fascisme, les tragédies que nous avons connues ensemble. Oui, tout cela est important, et nous nous souvenons de tout cela. Mais, je le répète encore une fois, nous ne sommes pas un seul et même peuple. Si nous étions un seul peuple, c’est à Moscou que la grivna serait en circulation, et c’est au-dessus de la Douma que flotterait le drapeau jaune et bleu. Nous ne sommes donc pas un seul peuple. Chacun de nous a sa propre voie. … ».
Ce sont donc bien deux visions différentes de l’histoire qui s’opposent, ainsi que le relevait, encore récemment, Madame Carrère d’Encausse.
Mais, à la vérité, il n’y a pas de choix à faire entre les vues de Vladimir Poutine et celles de Vladimir Zelensky, car il manque à leurs conceptions respectives de l’histoire, un élément essentiel qui tient au regard qu’ils portent l’un et l’autre non pas sur le passé, mais sur l’évolution du présent. Le présent, c’est une occidentalisation croissante de la société. La jeunesse ukrainienne, même la moins nationaliste, semble irrésistiblement attirée par la société occidentale, elle revendique son appartenance à l’Occident, elle demande l’admission de l’Ukraine au sein des structures occidentales, de l’Union européenne et de l’OTAN. Qu’y-a-t-il de si étonnant, alors qu’une partie de la jeunesse russe partage à peu près les mêmes aspirations ? Ce mouvement vers l’occidentalisation, dans l’enchevêtrement des questions qui divisent aujourd’hui les dirigeants russes et ukrainiens, n’est malheureusement pas le problème le moins inquiétant. Le pays qui exerce le plus cette attraction, c’est bien sûr l’Amérique qui est un monde dont la morale est en perdition, dont les citoyens deviennent des robots conditionnés par le mensonge et la propagande, mais qui néanmoins reste pour beaucoup le pays de tous les espoirs et de toutes les illusions, et qui, quoi qu’on en pense, reste le plus puissant.
L’occidentalisation est une nouvelle utopie. Mais le propre d’une utopie, c’est son caractère à la fois illusoire et attractif. L’occidentalisation est le plus grave danger qui menace l’humanité, car elle déshumanise les individus, et s’attaque à ce que l’homme a de plus profond et de plus respectable en lui, et à ce qui est au cœur de la civilisation et de la spiritualité russe, la recherche du bien et de la vérité.
L’intérêt que les « premiers occidentalisés », les oligarques - de tous les pays – prêtent à Tolstoï ou à Berdiaev est, malheureusement, assez limité.
Quant au regard que portent les Occidentaux sur les évènements actuels, il est encore plus faussé.
Les commentaires qui se succèdent dans la presse française, sur les chaînes de télévision et dans les réseaux sociaux, témoignent le plus souvent d’une méconnaissance effarante de l’histoire, y compris de l’histoire la plus récente. Vladimir Poutine, en reconnaissant l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass, se voit accusé à présent d’avoir rendu impossible l’exécution des accords de Minsk.
Ceux qui l’accusent, ce sont ceux-là mêmes qui, depuis huit ans, ont trouvé tous les prétextes pour ne pas appliquer ces accords. Très récemment, Emmanuel Macron auquel il est injuste et vain de vouloir reprocher la recherche d’un gain politique personnel, et dont on ne peut que saluer l’effort qu’il a fait pour tenter de trouver une solution pacifique et diplomatique à la crise, est revenu de Moscou et de Kiev, pensant avoir obtenu l’engagement du président ukrainien de se conformer aux accords de Minsk.
Le lendemain de la visite de Macron, l’entourage de Vladimir Zelensky avait pourtant fait savoir que l’Ukraine refusait d’appliquer des accords, prévoyant un dialogue direct entre les autorités ukrainiennes et les dirigeants des républiques autoproclamées du Donbass, ainsi que l’octroi d’un statut d’autonomie à la région du Donbass.
Oui, Emmanuel Macron a été, d’une certaine manière, trahi, en tous les cas déçu, mais il ne l’a pas été par Vladimir Poutine, il l’a été par les dirigeants ukrainiens, eux-mêmes soumis aux pressions des ultranationalistes et de leurs commanditaires étrangers. Il est étonnant que la diplomatie française ne se soit pas rendue compte de ce qui se passait sous ses yeux. Cécité de la diplomatie française qui ne veut voir et entendre que ce qui lui convient.
Pour les adversaires de la Russie, il est de bon ton de parler de la défense de la démocratie ukrainienne. Peuvent-ils sincèrement parler de démocratie en Ukraine, alors que circulent, dans Kiev même, des bandes armées – bataillon Azov et autres - , portant des insignes évoquant la svastika, défilant aux flambeaux sous les portraits de Bandera et terrorisant la population ? Simple problème de lunettes, ou véritable hypocrisie ?
Chez les journalistes, l’aveuglement n’est pas moindre. Cet aveuglement n’est pas récent, il dure depuis fort longtemps, et il se poursuit. Rares sont les journalistes français ayant relevé les bombardements et les tirs se produisant depuis des années dans la région du Donbass, et faisant de nombreuses victimes dans la population civile. Population russe, généralement qualifiée de « russophone », forme d’euphémisme trahissant le souci de ne pas déroger à la pensée dominante occidentale. A quelques exceptions près, notamment à l’exception du Spiegel dont on ne peut pas dire que ce soit l’hebdomadaire le plus lu des Français, la presse avait été quasiment muette sur les évènements qui se sont produits à Odessa le 2 mai 2014, et sur le massacre par les nationalistes ukrainiens d’une cinquantaine de personnes, enfermées dans les locaux en flammes de la maison des syndicats.
De façon générale, l’Occident, y compris la Cour européenne des droits de l’Homme, s’est montré totalement indifférent à l’égard des populations russes résidant dans les anciennes républiques soviétiques, et victimes de contraintes, parfois d’exactions, dont la plus symbolique est bien sûr la limitation, voire l’interdiction, de l’usage de la langue russe.
Lorsque Vladimir Poutine, évoquant lors sa récente rencontre avec Macron la situation du Donbass, a parlé de « génocide », les Occidentaux, dans les déclarations de leurs dirigeants, de représentants de l’OTAN et de leur presse, ont ironisé, et qualifié le terme employé de « génocide » d’exagéré, et même de ridicule. C’est en effet, sans doute, un terme exagéré, car il ne s’est pas produit d’extermination de masse de la population russe.
A défaut de génocide, il existe pourtant bien un désir d’élimination de tout ce qui est russe. Lorsque les tirs et les bombardements se sont multipliés ces jours derniers, et qu’une évacuation de la population civile vers la Russie a été entreprise, les responsables politiques, la presse ont parlé de « mise en scène » russe. Pourtant, lorsque les mêmes apprennent « l’évacuation » de l’ambassade américaine de Kiev – qui n’est évidemment pas bombardée – et de sa réinstallation à Lvov, voire en Pologne, ils ne trouvent rien à redire. Les mêmes sont témoins des sabotages dont est victime la population, privée d’alimentation en eau et en électricité, mais généralement, ils ne disent rien.
Lorsque Poutine, après avoir attendu huit longues années, décide de reconnaître l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass, sa décision est présentée comme celle d’un dictateur fou, d’un « paranoïaque », comme pourrait le dire l’Elysée. Certains ont pu s’interroger sur l’utilité d’une telle décision, qui, en fait, ne change que peu la situation de fait, c’est-à-dire la présence proche de l’armée russe, et le soutien qu’elle est en mesure d’apporter aux indépendantistes du Donbass.
En quoi la décision russe de reconnaître les républiques indépendantistes du Donbass serait condamnable, alors que les Occidentaux n’ont pas hésité à reconnaître le Kosovo, arraché à la Serbie, elle-même écrasée sous les bombes de l’OTAN ?
La décision de Poutine, qu’on l’approuve ou pas, n’est pas la décision d’un seul homme. Le président russe a été invité depuis longtemps à prendre cette décision, et plus récemment encore, par une résolution adoptée par la Douma de Russie. Poutine a pris cette décision après une consultation du Conseil de sécurité russe, qui a été diffusée en direct, et au cours de laquelle tous les hauts responsables russes – présidents des assemblées, ministres, directeurs des services spéciaux, représentants de l’armée – ont unanimement et publiquement recommandé la reconnaissance immédiate par la Russie des républiques du Donbass. Dans la soirée, et au terme d’une longue intervention comportant un important rappel historique, Poutine a annoncé sa décision, qui n’est ni celle d’un fou, ni celle d’un dictateur. La Douma s’est ensuite réunie, et a approuvé, à l’unanimité et sans abstention, le décret de reconnaissance pris par le Président. Parmi les députés ayant voté cette approbation, figurent sans exception tous les députés de l’opposition, y compris les députés communistes dont on connaît les critiques à l’égard de la politique du Kremlin comme des interprétations historiques du président Poutine.
Cela ne signifie pas bien sûr que la reconnaissance par la Russie de l’indépendance des républiques du Donbass soit dictée par des visées uniquement humanitaires, ni qu’elle recueille l’assentiment de toute la population de la Fédération de Russie. Il existe bien sûr des opposants à cette mesure.
Mais cela témoigne malgré tout d’un large sentiment de compassion des Russes à l’égard de la population du Donbass et des souffrances qui lui sont infligées. Ce sentiment dépasse tous les clivages politiques et toutes les nationalités.
C’est cette compassion que les Occidentaux sont incapables de comprendre. La froideur occidentaliste, l’individualisme, l’indifférence au malheur des autres, l’expression de sentiments hypocrites sont malheureusement les traits de l’occidentalisation que dénonçait déjà Alexandre Zinoviev dans un ouvrage paru à la fin des années 1990 ("En route vers la supersociété").
Comme l’exprimait une vieille chanson de l’époque soviétique, non, les Russes ne veulent pas la guerre. Pas plus que les Ukrainiens, pas plus que toute personne sensée.
[1] Article écrit le mercredi 23 février 2022, avant l’intervention russe en Ukraine du 24 février 2022
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