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Accueil du site > Tribune Libre > 8 prairial an V : exécution de Gracchus Babeuf. La fin d’un (...)

8 prairial an V : exécution de Gracchus Babeuf. La fin d’un rêve

Pourquoi ont-ils tué Babeuf ?

Dans une chanson pleine de gravité et d'émotion, Jacques Brel se demande "Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?" Il ne répond pas à la question mais il fournit des indices :

"Et pourtant l'espoir fleurissait
Dans les rêves qui montaient aux yeux
Des quelques ceux qui refusaient
De ramper jusqu'à la vieillesse "

N'auraient-ils pas tué Jaurès justement parce qu'il était perçu comme porteur de cet espoir, pour montrer à ceux qui refusaient de ramper que leurs rêves ne se réaliseraient jamais ? Poser la question, c'est y répondre. Mais on peut se poser la même question à propose de Babeuf, un autre porteur de rêve dont la "belle jeunesse" évoquée par Brel à la fin de sa chanson n'a même plus "l'ombre d'un souvenir". Quoi qu'il en soit, son parcours trouve d'étranges résonnances actuelles.

Gracchus Babeuf est aujourd'hui l'une des figures les moins connues de la Révolution Française, mais non la moindre. Ses idées ont été mises aux oubliettes à sa mort en 1797 pour réapparaître, récupérées et déformées, des décennies plus tard dans le mouvement "socialiste", quand ce mot avait encore un sens.

Né François-Noël Babeuf en 1760, il a changé son prénom deux fois dans sa vie, d'abord pour "Camille" et, plus tard, pour "Gracchus", en hommage aux frères Tibère et Gaius Gracchus, qui prônaient une réforme agraire et la redistribution des terres à la fin de la République romaine.

Avant la révolution, il était "commissaire à terrier", plus précisement archiviste feudiste , c'est-à-dire spécialiste du droit féodal, pour le Comté du Vermandois, en Picardie, et conseillait les propriétaires terriens sur la manière de pressuret leurs paysans le plus efficacement possible. Progressivement, plutôt que de se couler dans le moule de l'ordre établi, il a commencé à remettre en cause la structure juridique enchevêtrée et cléricale de l'Ancien Régime, ainsi que le satatut de l'aristocratie qui en bénéficiait. En 1789, quand chaque commune de France a été invitée à sélectionner des représentants aux États Généraux et à soumettre des cahiers de doléances ou des listes de plaintes, Babeuf a rédigé la proposition de sa commune pour l'abolition totale de la féodalité et la consolidation d'un code de droit unique. Du fait de sa fonction, il s'est senti proche du monde paysan et s'est intéressé à la critique de la propriété privée, ce qui était un des lieux communs de la philosophie des Lumières, comme tout lecteur de Rousseau le sait s'il a lu son "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité" : "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreursn'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne."

En 1789 Babeuf avait publié un ouvrage intitulé "Cadastre perpétuel", et sous-titré "Démonstration des procédés convenables à la formation de cet important ouvrage, pour assurer les principes de l'assiette et de la répartition justes et permanente et de la perception facile d'une contribution unique tant sur les possessions territoriales que sur les revenus personnels".

Il avait déjà développé ces idées perçues comme utopiques au cours de la convocation de l'Assemblée des Notables en 1787 en proposant un système de partage de toutes les propriétés à raison de onze arpents par ménage. Cette proposition, reflet de la loi agraire poussée à sa dernière limite, avait eu pour effet de refroidir l'intérêt que les "progressistes" avaient porté à son "cadastre". Mais au lendemain de la prise de la Bastille, Babeuf avait repris ces idées qu'il considérait comme l'aboutissement du mouvement révolutionnaire.

En septembre 1792, il était administrateur de la Somme et il avait été élu en novembre dans le district de Montdidier. Cette promotion locale avait été interrompue par une "faute administrative" qui l'avait fait destituer et condamner. Arrêté, puis libéré, il avait vivoté à Paris de petits emplois dans l'"administration des subsistances" et il avait gardé de cette période une certaine amertume vis-à-vis des "montagnards".

Thermidor avait vu le remplacement des Jacobins et des "sans-culottes" par la Convention thermidorienne qui était en fait contre-révolutionnaire au sens où l'entendaient les amis de Babeuf, et représentait les intérêts de la classe des nouveaux riches apparue depuis le début de la révolution. Ces parvenus avaient fait fortune en spéculant sur les biens confisqués des émigrés royalistes. Babeuf avait réagi à ces événements en changeant le nom de son journal de "Journal de la liberté de la presse" en "Tribun du Peuple" , ce qui reflétait le déplacement de son objectif qui n'était plus de considérer les Jacobins, timorés à ses yeux comme responsables de l'abandon des idéaux de la révolution, mais de mettre en place une opposition agissante contre les thermidoriens.

Après la promulgation de la Constitution de l'an III, qui avait remplacé le corps législatif unique de la Constitution de l'an I par un parlement constitué de deux chambres législatives (basse et haute), un directoire exécutif extrêmement puissant de cinq hommes, et l'exigence que les deux-tiers des nouveaux représentants soient issus de la Convention thermidorienne, Babeuf écrivait dans le Tribun : « Si vous voulez la guerre civile, vous pouvez l'avoir… Vous avez crié « Aux armes ». Nous avons dit la même chose à notre peuple". C'est lui, Babeuf, qui est à l'origine de la revendication « Le pain et la Constitution de 93 », qui a motivé l'insurrection mal organisée de Prarial qui a été rapidement écrasée et lui a valu d'être jeté en prison.

Et c'est en prison que Babeuf a développé son projet politique, influencé par des écrivains utopistes comme Thomas More et Etienne-Gabriel Morelly, mais en y incorporant une ébauche du concept de "lutte des classes" absente chez ces auteursrivains. Il avait écrit dans un Prospectus pour le Tribun : « Nous savons nous aussi un peu quels éléments sont utilisés pour émouvoir les hommes. Le meilleur levier est leur propre intérêt ». Il avait compris à travers les évènements en cours comment la richesse de la bourgeoisie désormais ascendante avait rendu Thermidor possible et, lui qui venait d'une France rurale régie par le droit féodal, il avait discerné le fait que la classe naissante des ouvriers salariés constituait la section la plus combattive des sans-culottes.

Dans une lettre à l'un de ses camarades il avait écrit ces lignes prémonitoires en ce qui concerne l'économie de marché, rarement citées chez les historiens classiques :

"La concurrence, loin de viser la perfection, submerge les produits consciencieusement fabriqués sous une masse de marchandises trompeuses destinées à éblouir le public, concurrence qui n'obtient des bas prix qu'en obligeant l'ouvrier à gaspiller son habileté dans des travaux bâclés, en l'affamant, en détruisant sa morale. La concurrence ne donne la victoire qu'à celui qui a le plus d'argent. La concurrence, après la lutte, aboutit simplement à un monopole entre les mains du vainqueur et au retrait des bas prix. Une concurrence qui fabrique comme elle veut, au hasard, et risque de ne pas trouver d'acheteurs et de détruire une grande quantité de matière première qui aurait pu être utilisée utilement mais qui ne servira plus à rien."

C'est en l'an IV qu'il a adopté ce prénom de "Gracchus", lié au développement du "babouvisme" fondé sur le partage des biens-fonds et la répartition égalitaire de la récolte par le magasin commun. Pour lui, le "peuple" (ce qui signifiait alors tiers-état, roturiers, non aristocrates et mêlait paysans, artisans et clercs) était asservi et, étant dans l'incapacité de se libérer lui-même du fait de sa dépendance, devait être libéré par une minorité insurrectionnelle très organisée et décidée à installer une dictature populaire, transition nécessaire vers une soiciété plus juste. Ces idées, exprimées dans le Tribun du Peuple, ont connu un grand succès populaire pendant l'hiver 1796, illustré entre autres par la calamiteuse expédition d'Irlande qui n'a pas laissé beaucoup de traces dans la mémoire collective.

Mais Babeuf est surtout connu pour l'action qu'il a menée contre le Directoire, connue sous l'appellation de "Conjuration des Egaux" dont les intentions ont été explicitées dans le « Manifeste des Égaux », rédigé par Sylvain Maréchal (1796).

Après sa sortie de prison, Babeuf avait commencé à prendre la parole lors des réunions de l'Union des Amis de la République, qui, en raison de sa proximité avec le Panthéon, était connue sous le nom de Société du Panthéon. La Société du Panthéon était majoritairement composée d'anciens Jacobins, et Babeuf avait pu en rallier un certain nombre à sa cause car lui et son journal représentaient presque la seule résistance à la réaction thermidorienne. 

Le 27 Février 1796, le Directoire qui avait eu vent des activités de la société a missionné l'ambitieux Général Bonaparte pour fermer le Club du Panthéon fréquenté par Babeuf . Le petit caporal qui ne se faisait pas encore appeler Mapoléon n'était pas encore empereur, mais chef de "l'armée de l'Intérieur" (maintien de l'ordre et lutte "anti-terroriste"), et par la suite il exportera "les idées de la révolution" comme d'autres exportent aujourd'hui la "démocratie", toujours au profit des "investisseurs" prompts à consentir des prêts pour reconstruire.

Ce n'est qu'après la suppression de la Société du Panthéon que ce qui est connu sous le nom de "Conjuration des égaux" (terme qui ne vient pas de Babeuf lui-même mais découle plutôt de la poursuite de Babeuf par le Directoire pour "complot") a commencé à prendre forme. Un mois après, était créé un "Directoire secret de salut public" dont il faisait partie avec Augustin Darthé, Philippe Buonarroti, Sylvain Maréchal, Félix Lepeletier et Antoine Antonelle.

Contrairement à ce qu'ont prétendu certains historiens, le but n'était pas de réaliser un coup d'État secret, mais au contraire de déclencher une insurrection de masse pour renverser le pouvoir en place et instaurer un régime égalitaire.

Le gouvernement s'était piégé lui-même en émettant des "assignats", ces ancêtres de la planche à billets qui ne faisaient que vider les caisses en dévaluant la monnaie. La guerre avec les monarchies européennes hostiles aux idées républicaines avaient considérablement réduit les échanges commerciaux. Les vivres manquaient et la famine avait tué des milliers de personnes.

Pendant que ses militants participaient aux attroupements et émeutes nés de la misère, de la "vie chère", et dénonçaient non pas l'ancien régime déjà révolu (les sans culottes s'en étaient chargés avant d'être écartés) mais les privilégiés qui tiraient profit de la Révolution, les "accapareurs", les profiteurs (que l'on pourrait comparer aux "oligarques" apparus sous le régime Eltsine en Russie et incrustés depuis).

Babeuf mettait en place ses "agents" dans chaque arrondissement de Paris et dans chaque corps de troupe pour préparer le jour de l'insurrection et mettre en place les mesures qui s'ensuivraient : réquisitions des boulangers, distribution de pain gratuit, restitution des objets engagés au mont-de-piété, logement des pauvres chez les ennemis du peuple, etc...

Le Directoire a donné à ce mouvement la qualifaication qui ne serait pas anachronique aujourd'hui de "péril rouge", mouvement bientôt trahi par un infiltré connu, Georges Grisel, qui avait été impliqué dans la direction de l'organisation, et qui a donné aux forces du Directoire suffisamment d'informations pour trouver et arrêter Babeuf et plus de 800 de ses camarades.

Alors que Babeuf était dans un cachot, plusieurs centaines d'Égaux ont lancé une dernière tentative d'insurrection malgré l'arrestation de la direction de leur mouvement et la destruction de leur organisation. Cette insurrection a échoué et des dizaines d'entre eux ont été exécutés pour leur rôle après de courts procès devant une commission militaire.

 Babeuf lui-même a été jugé et condamné à mort le 7 prairial an V (1796). Une fois sa peine prononcée, lui et un de ses camarades ont tenté de se suicider dans leur cellule de prison avec des poignards de fortune, mais ont été arrêtés par un gardien. Babeuf a été éxécuté en mai 1797, à Vendôme où une place devant l'abbatiale porte son nom.

En exécutant Babeuf, le nouvel ordre établi ne faisait pas que mettre un coup d'arrêt brutal à une insurrection. Le but de ces exécutions spectaculaires était non seulement d'instaurer une nouvelle "terreur" aussi efficace que celle de Robespierre, mais larvée, mais, plus encore, de tuer l'idée même d'égalité, tout en s'en appropriant l'emblème, alors que dans la devise de la république, il ne s'agit que d'une égalité "en droit", pas "en fait".

Le but, c'était aussi de faire un sort à l'idée que la propriété ne serait pas "naturelle" et pouvait être remise en cause. Et pour désamorcer toute velléité de remettre au goût du jour un tel projet, les idéologues, conservateurs ou "progressistes", (dmocrates ou républicanins ?) n'ont eu de cesse depuis que de le discréditer en le travestissant. Il n'a jamais été question pour Babeuf et ses héritiers de s'en prendre aux biens meubles et immeubles de la population, ni de créer des phalanstrères à la Fourier. La propriété à abolir concernait la terre et les outils de production. Mais c'est tellemnt facile d'effrayer les braves gens en leur faisant croire que les rouges vont leur voler leurs économies alors que ce sont les banquiers qui s'en chargent en jouant avec la monnaie, les crédits et les dettes.

En fin de compte, il n'est pas si difficile que ça de comprendre pourquoi ils ont tué Babeuf.

 

 


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13 réactions à cet article    


  • Laconique Laconique 27 février 2023 14:21

    Great article. Hope some monarchist crap won’t follow soon.


    • Brutus paparazzo 27 février 2023 16:48

      @Laconique

      Is there any left ? Seriously ?


    • Joséphine Joséphine 27 février 2023 15:16

      Que reste t’il du babouvisme aujourd’hui ? 


      • Brutus paparazzo 27 février 2023 16:45

        @Joséphine

        un rêve


      • TSS (...tologue) 27 février 2023 20:53

        Jaurès le pacifiste fut assassiné par Villain avec la benediction

        des industriels marchands d’armes et des politiques qui etaient

        leurs complices.

        Villain fut amnistié son geste etant considéré par les jurés comme

        un acte patriotique de plus la veuve de Jaurès paya les dépens... !!


        • Seth 28 février 2023 10:05

          Excellentissime et important article sur un personnage malheureusement assez mal connu et pourtant...

          Marx et Engels relevaient son pré-communisme indiscutable et l’originalité première de cette révolte mère de toutes les autres.

          Mais peut être à notre époque, citer Marx est un péché ineffaçable, allez savoir !


          • Brutus paparazzo 28 février 2023 17:01

            @Seth

            Pour ce que j’en ai compris, un péch, ça se rachète en faisant pénitence, non ?

            D’ailleurs, j’en ai conclu que seuls ceux qui ne vont pas se confesser, par négligence ou parce qu’ils se sont fourvoyés dans des errances païennes ou athées, risquent d’aller en enfer.

            Citer un peu Marx, par contre, c’est impardonnable et ça conduit tout droit à la condamnation à mort intellectuelle par la bien-pensance , ce qui forcément ferme la porte à bien des ambitions.

            Le citer beaucoup peut avoir trois conséquences :

            • le déclenchement de crises d’urticaire aigües chez l’interlocuteur

            • l’exclusion de votre parti politique, même si vous êtes membre du PC

            • la prescription par votre médecin d’une cure thermale pour soigner votre stress

            C’est vous qui voyez.


          • Seth 28 février 2023 21:25

            @paparazzo

            Donc je fais bien de ne jamais parler de choses sérieuses face à n’importe qui.
            Merci de l’explication. smiley


          • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 28 février 2023 10:37

            Intéressant.

             

            ’’Le but de ces exécutions spectaculaires était non seulement d’instaurer une nouvelle « terreur » aussi efficace que celle de Robespierre, mais larvée, mais, plus encore, de tuer l’idée même d’égalité, tout en s’en appropriant l’emblème, alors que dans la devise de la république, il ne s’agit que d’une égalité « en droit », pas « en fait ». ’’

             

            L’égalité en droit c’est la fin des privilèges. Un principe. Seulement un principe, pas un but.


            • Brutus paparazzo 28 février 2023 16:45

              @Francis, agnotologue

              oui, mais même en droit, certains sont plus égaux que d’autres


            • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 1er mars 2023 07:46

              @paparazzo
               
              ’’certains sont plus égaux que d’autres’’
                >
              « Seuls les pauvres enfreignent les lois, les riches les contournent. » Wobbly T-Bone Slim, écrivain anarchiste et activiste.
              «  Les pauvres ne s’aiment pas entre eux » (Tahar Ben Jelloun)
              C’est sans doute pour ça que les riches peuvent s’enrichir toujours plus.
               
              Les riches font le calcul que s’ils étaient beaucoup moins riches, les pauvres ne seraient pas beaucoup moins pauvres mais seulement un peu, tant ces derniers sont nombreux. Et ils ne veulent pas payer si cher « un si petit bénéfice ». C’est qu’ils ne savent pas qu’être un peu moins pauvre rapproche de l’humanité aussi sûrement qu’être beaucoup moins riche. C’est cela le sens de l’expression : « Qui donne aux pauvres donne à dieu » dieu étant défini comme la main invisible de la générosité.
               
               


            • Jean-Paul Foscarvel Jean-Paul Foscarvel 28 février 2023 21:50

              Par les temps obcurs qui nous entourent, cet article est comme une petite bougie qui montre que quelque chose est possible.

              Dans les périodes les plus obscures, l’humanité a été sauvée par ce genre de personne.


              • Opposition contrôlée Opposition contrôlée 1er mars 2023 22:32

                Merci pour cet article.

                La constitution de 93, un sujet qu’il serait bon de remettre à l’ordre du jour.

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