Essuyer un grain
Les câbles et les enceintes d'abord…
Il n'est pire péril pour un organiseur de manifestation en extérieur que de contrarier Éole et Poséidon si la fête se déroule en front de mer. Le risque pourtant existe quand on fait venir des troupes de chants marinés qui ont la fâcheuse tendance de faire la pluie et le beau temps, les coups de tabac et les gros grains. Le public quant à lui essuie modérément les plâtres dans pareille occasion et préfère rester au sec.
À Kerroc'h pour cette édition, le vent souffla si fort que c'est le podium qui menaça de prendre la mer avec à son bord un groupe qui manifestement n'avait plus le pied marin. Les services de sauvetage en scène se mirent courageusement de la partie pour rapatrier dans un ancien vivier les artistes et spectateurs tous contrits et les admirables bénévoles.
Les malheureux venaient d'essuyer un grain, un petit grain de folie météorologique dont on fera les choux gras dans le futur, évoquant avec emphase et sans une considérable exagération ce qu'il advint vraiment ce jour-là. Ne souhaitant pas perdre de temps et puisque je n'ai en rien assisté à l'incident, je prends sur moi de vous narrer l'inévitable version qui germera de ce grain de folie à l'avenir. Reprenons-donc tout cela depuis le début…
Il y avait une foule considérable qui se pressait à la cinquième édition des Escales Marinées, installées comme chaque année au Port Blanc de Kerroc'h. La fête battait son plein sous un soleil radieux tandis que les bénévoles ne cessaient d'alimenter et d'abreuver des estivants qui profitaient une dernière fois des plaisirs des vacances en Bretagne.
Sur l'estrade qui faisait dos à l'Océan, le groupe « Les Godilleurs » enchantait les uns et les autres avec leurs rythmes entraînants et leurs chansons tirées d'un répertoire connu de beaucoup. C'est ainsi que le public reprenait en chœur des succès qui déclenchèrent sans doute le courroux des éléments et un formidable coup de tonnerre qui fit basculer la fête dans une tempête extravagante.
Une nuée aussi soudaine qu'inattendue surgit du Ponant tandis que le ciel s’obscurcit en un instant. Les musiciens, dos à la mer, continuaient leur prestation, ignorant tout du spectacle qui soudainement fit taire des spectateurs dont certains déjà, prenaient la fuite. Tout à l’enthousiasme du moment, les Godilleurs poursuivaient leur prestation bien lancés qu'ils étaient sur leur erre…
L'équipe de sonorisation se précipita pour sauver les meubles, percevant dans ce décor très menaçant les promesses d'un coup de vent apocalyptique. Il fallait sauver ce qui pouvait en écoutant l'ordre du chef de l'équipe : « Les câbles et les enceintes d'abord ! » La grande tradition marine étant naturellement respectée tandis que les matelots musiciens seraient évacués en dernier.
Sous les barnums, c'était la débandade générale au point que les estivants se sauvaient sans même emporter leurs verres de bière ou leurs crêpes, c'est vous dire l'état de panique de la troupe. C'est ainsi qu'alors que tous les rats quittaient les abords du navire musical, une tornade s'engouffra sous le podium pour le soulever au-dessus de ses supports métalliques.
Les Godilleurs venaient soudainement de faire leur entrée au top cinquante de la chanson réaliste et néanmoins maritime car dans un brusque changement de cap, Éole décida de déposer sur un Océan déchaîné ce radeau improbable balloté dans une mer formée. Cette fois, les artistes entraient véritablement dans la confrérie des marins chanteurs, de ceux qu'évoquent François Morel.
L'organisateur se voyait déjà traîné devant les tribunaux pour la perte d'un équipage dans l'exercice de sa passion. C'était sans connaître le sang-froid du groupe qui sentant que l'heure était grave se mit en devoir de se mettre au niveau des circonstances dramatiques dans lesquelles nos valeureux artistes venaient d'être plongés. Ils s’accrochaient à leur planche de salut pour partir en beauté en chantant un morceau de circonstance.
Le répertoire de chants de marin n'ayant pas exploré ce type de thème apocalyptique, ils se trouvaient fort dépourvus quand le grain fut venu pour trouver une chanson qui allait, pensaient-ils, accompagner leur entrée dans le panthéon de la chanson. C'est alors que l'ami Georges vola à leur secours en leur soufflant à l'oreille sa célèbre composition : « Les copains d'abord ! ». C'est lors du couplet évoquant le radeau de la Méduse que les éléments se calmèrent afin de déposer sans encombre leurs otages sur le sable de la petite plage.
Ce sont des héros qui descendirent de scène sous un tonnerre d'applaudissement des rares spectateurs qui avaient bravé les assauts du vent pour assister à ce que tous espéraient être un naufrage dramatique afin de pouvoir en témoigner devant les caméras de chaînes d'information morbide.
« Les Godilleurs » sortaient grandis de cette extraordinaire aventure qui venait de les faire entrer dans la toute petite confrérie des groupes de chants de marins composés d'artistes ayant véritablement navigué.
Pour les accueillir en héros, un batelier qui de son côté avait bourlingué sur nombre de canaux, de rivières et de mer, chanta en leur honneur : « C'est au grain qu'on voit le marin ». La fête pouvait reprendre, cette fois à l'abri pour éviter toute récidive.
Voilà ce qui se racontera dans quelque temps, la mémoire aime enjoliver les faits. L'épopée n'est jamais loi, autant devancer l'appel pour faciliter le travail de mémorisation de ceux qui manquent cruellement d'imagination.
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