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Explication et commentaire d’un texte de Nietzsche sur l’antinature de l’art grec

Nietzsche, L'antinature de l'art grec

http://lechatsurmonepaule.over-blog.fr/2022/12/explication-d-un-texte-de-nietzsche-sur-l-antinature-de-l-art-grec.html

Pour lire le texte, cliquer sur le lien.

Nietzsche développe dans ce texte l'idée que les Grecs et en particulier les Athéniens de l'antiquité allaient au théâtre pour entendre de beaux discours.

Il ajoute que ce goût des Athéniens pour les "beaux discours" les distingue des non-Grecs.

Inventée par les Grecs, la notion de "barbare" servait à désigner les peuples qui ne partageaient pas le culture hellénique, en particulier les Perses.

"Barbare" désigne un langage incompréhensible, celui des oiseaux. Les Grecs, les Athéniens qualifiaient de "barbare" des peuples dont ils ne comprenaient pas le langage. le mot "Barbare" provient d'une sorte d'onomatopée qui prétend imiter ce langage plus proche de celui des oiseaux que de celui des hommes.

Ce qui distingue les Athéniens des autres peuples est donc, selon leur propre point de vue, qu'ils possèdent et maîtrisent le "vrai langage", le langage authentique, c'est-à-dire la langue grecque.

Le beau langage, la maîtrise de la parole est essentielle dans la vie politique grecque. Comme les gymnastes enseignent les techniques de la lutte, les sophistes enseignent l'art de la rhétorique qui permet de l'emporter dans les débats contradictoires devant les tribunaux et dans les assemblées.

La rhétorique est déjà une théâtralisation de la parole et donc, pour reprendre l'expression de Nietzsche, une "antinature". La philosophie elle-même se présente chez Platon sous la forme du dialogue entre deux ou plusieurs personnages, par exemple Socrate et Protagoras, qui expose et qui confronte des opinions contradictoires.

Nietzsche distingue l'expression de la passion dans la nature et l'expression des passions dans l'art théâtral. 

Dans la nature, c'est-à-dire dans la réalité quotidienne, les hommes sont malhabiles pour exprimer leurs sentiments, leurs émotions et leurs passions ; l'expression des émotions, des sentiments et des passions n'est pas compatible dans la vie réelle avec la rhétorique, le beau langage.

L'antinature de l'art grec ne qualifie pas seulement le théâtre, mais aussi la statuaire. Le "Grec de la rue" étaient loin de ressembler aux statues d'Apollon ou à la Venus de Milo. Au langage idéal du théâtre grec correspond la beauté idéale de la représentation humaine dans la statuaire.

Dans la vie réelle, la passion est "avare de paroles", "muette" et gênée" et s'exprime, quand elle y parvient d'une manière "troublée" et "déraisonnable", honteuse à ses propres yeux. Cette remarque de Nietzsche rejoint ce que dit Diderot dans le Paradoxe du comédien. Il n'est pas souhaitable que l'acteur éprouve lui-même les sentiments et les passions qu'il est censé faire partager.

Un bon acteur doit bien distinguer entre lui-même en tant que personne et lui-même en tant qu'acteur. Moins un acteur mettra de lui-même dans un rôle et plus il sera éloquent.

Aujourd'hui, la norme, au cinéma comme au théâtre, exige au contraire que l'acteur exprime les émotions, les sentiments et les passions du personnage qu'il joue, qu'il se rapproche de la nature en jouant "avec naturel", en mimant le naturel et s'éloigne de l'antinature, mais il n'en a pas toujours été de même.

On cite l'exemple d'une tragédienne du XIXème siècle qui disait les vers de Racine sur un ton dépassionné et inexpressif, monotone et sans effets et parvenait néanmoins à produire cette impression de ravissement hypnotique dont parle Nietzsche.

Quand on éprouve une passion, un sentiment, une émotion dans la vie réelle, on est rarement éloquent ; ne dit-on pas que "les vraies douleurs sont muettes" ? ; on ne parvient à s'exprimer que d'une manière déraisonnable et non pas à travers le rythme artificiel des vers dramatiques.

Nietzsche qualifie "d'artificiel" le rythme des vers dramatiques. Les vers grecques et latins sont soumis aux règles de la métrique, qui sont basés sur l'alternance de syllabes longues et courtes. Ce rythme n'est pas celui de la prose.

C'est "grâce aux Grecs" que nous sommes habitués à l'antinature de la scène, que nous assistons par exemple à la représentation de Bérénice de Racine, une pièce entièrement écrite en dodécasyllabes (alexandrins), et non en pieds comme les vers grecs, mais d'un caractère tout aussi "artificiel". 

Dans la vie réelle, une femme qui doit se séparer de son amant n'exprime pas sa détresse en disant : 

"Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même/Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?/Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,/Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?/Que le jour recommence et que le jour finisse,/Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,/Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?" (Jean Racine, Bérénice, 1670, Acte IV, scène V)

"C'est donc grâce aux Grecs que nous sommes habitués à l'antinature de la scène, comme à cette autre antinature qu'est la passion chantante".

Nietzsche fait allusion à l'opéra italien, au "bel canto" qui est tout aussi artificiel que le théâtre et peut-être davantage puisque les interprètes ne se contentent pas de prononcer des paroles pour traduire des émotions, des sentiments et des passions, mais qu'ils les expriment par le chant.

Note : Le bel canto ou belcanto (en français, le « beau chant ») désigne en musique classique une technique de chant fondée sur la recherche du timbre, mêlant virtuosité vocale et utilisation d'ornements, de nuances et de vocalises sur une tessiture la plus étendue possible. De tradition lyrique italienne, cette expression témoigne de l'empreinte durable qu'ont laissée dans ce domaine les chanteurs et compositeurs du XVIIe siècle jusqu'au milieu du XIXe siècle, où le bel canto est la technique préférée pour chanter dans l'opéra européen.

L'opéra, fondé sur la technique du bel canto nous éloigne d'un degré supplémentaire du "naturel", il représente un écart supplémentaire dans l'antinature. 

Dans la musique occidentale, un opéra est une œuvre musicale et théâtrale pour un orchestre et des chanteurs. L'opéra est l’une des formes de l'art lyrique du théâtre musical occidental. 

L’opéra occidental est né en Italie à Florence au XVIIème siècle, c'est pourquoi Nietzsche écrit : "nous sommes habitué à une autre antinature qu'est la passion chantante que nous supportons volontiers grâce aux Italiens".

A la fin du troisième acte de l'opéra de Wagner Tristan et Isolde, seule dans la nuit et dans la mort, Isolde rejoint Tristan dans sa Liebestod (La mort d'amour), mais elle ne se contente pas de mourir, elle chante sa détresse et communique au spectateur, à travers son chant et ses paroles accompagnés par l'orchestre, des impressions sublimes. 

Là encore, dans la vie réelle, une femme qui va mourir ne chante pas, mais ce que l'on refuse dans la vie réelle comme invraisemblable, on l'admet par convention dans l'art qui a pour vertu de transfigurer nos émotions nos passions et nos sentiments muets et de les traduire en mots et en musique.

"Un besoin nous est né, que nous ne saurions satisfaire dans la réalité : entendre parler bien et explicitement des hommes dans les situations les plus graves" et en éprouver du "ravissement".

Le héros tragique dans l'antinature du théâtre ou de l'opéra, se montre capable de faire montre d'une lucide intelligence "au moment où sa vie s'approche de l'abîme".

Nietzsche ajoute que cet écart par rapport à la nature est peut-être la pâture la plus agréable pour la fierté de l'homme. 

Le manque d'éloquence dans la vie courante, l'incapacité d'analyser une situation dramatique ou tragique, de prendre, comme on dit de la distance offense la fierté humaine.

Jaloux d'une faveur accordée par le roi de Castille au père de Rodrigue (le préceptorat de l'infant), le père de Chimène a souffleté son rival ; trop âgé pour venger lui-même son honneur, celui qui fut "la vertu, la vaillance et l'honneur de son temps" demande à son fils de le faire à sa place. Rodrigue est accablé :

"Percé jusques au fond du cœur/ D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle : Misérable vengeur d'une juste querelle/Et malheureux objet d'une injuste rigueur,/Je demeure immobile, et mon âme abattue/ Cède au coup qui me tue."

Il analyse avec lucidité les raisons de son accablement, au lieu de simplement le subir, il confronte les deux termes d'une alternative, il pèse les conséquences de chaque alternative... Il exprime sa tentation de mourir... Il choisir finalement de venger son père.

Une stance est, en poésie, un ensemble de vers en nombre précis arrangés d’une manière particulière apparaissant tout au long du poème avec un sens parfait. Au théâtre, les stances sont une forme versifiée de monologue, marquées par un rythme particulier. Un homme qui délibère garde ses pensées pour lui, il ne les exprime pas en vers et encore moins en "stances".

Les monologues en stances sont des conventions que nous acceptons cependant parce qu'ils nous "bercent voluptueusement par leur rythme artificiel".

L'écart par rapport à la nature que représentent les "stances" dans la monologue de Rodrigue - on aurait pu aussi bien illustrer la thèse de Nietzsche par le monologue d'Hamlet dans la pièce du même nom - est la pâture la plus agréable pour la fierté de l'homme car au lieu de nous montrer un homme désespéré, muet, abattu, elles expriment des capacités d'analyse, de délibération, de verbalisation qui consolent des réactions "humaines, trop humaines" des êtres humains dans la vie réelle.

Nietzsche achève sa réflexion sur l'art théâtral comme "antinature" en s'intéressant au dispositif scénique du théâtre antique. Il explique que le théâtre antique s'interdit tout effet qui résulterait d'arrière-plan en profondeur, autrement dit de décors comme dans le théâtre à l'italienne, bien que des décors peints sommaires soient apparus avec Sophocle.

Il évoque ensuite l'usage des masques (persona en latin qui a donné le mot "personne") qui dissimulent le visage contingent du comédien pour souligner l'essence du rôle comique ou tragique qu'il joue.

Pour Aristote dans la Poétique, le théâtre est "l'imitation d'une action noble, accomplie jusqu'à sa fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d'assaisonnements (rythme, mélodie et chant)".

C'est une imitation faite par des personnages en action, et non par le moyen de la narration, et qui par l'entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre.

La purgation des passions ou "catharsis" est un terme d’origine médicale et religieuse qui signifie aussi bien "purgation" que "purification".

La mise en scène du destin fatal du héros tragique provoque peur (phobos) et pitié (eleos), sentiments que l’on réprouve dans la réalité mais qui plaisent au théâtre.

Aristote découvre ainsi que l’imagination (phantasia) a le pouvoir d’inverser les affects et de soulager l’âme. En générant des émotions intenses, le spectacle tragique sensibilise et pacifie le citoyen.

La catharsis a ainsi une portée politique et le théâtre une valeur éducative, contrairement à l'opinion de Platon. (source : philosophie magazine)

Nietzsche semble se démarquer ici de la conception Aristote. Le théâtre a moins pour fonction de provoquer la purgation des passions, la catharsis et de susciter la crainte et la pitié, que de produire de "beaux discours".

Mais ces différentes fonctions du théâtre comme "antinature" : purifier les passions, susciter la crainte et la pitié, produire de beaux discours, ne sont ni contradictoires, ni incompatibles.

 


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5 réactions à cet article    


  • Laconique Laconique 19 décembre 2022 11:20

    Merci pour cet article.


    • Jean 19 décembre 2022 11:33

      @Laconique
      formidable en effet et n’oublions pas que Bayrou gouvernera


    • Laconique Laconique 19 décembre 2022 11:42

      @Jean

      Oui.


    • Germain de Colandon Germain de Colandon 22 décembre 2022 12:13

      A l’Auteur. « L’opéra occidental est né en Italie à Florence au XVIIème siècle  ».

      D’aucuns disent que le « père » de l’opéra serait plutôt Monteverdi qui aura passé une grande partie de sa vie à Venise. Salutations


      • Robin Guilloux Robin Guilloux 22 décembre 2022 12:46

        @Germain de Colandon

        Merci pour cette précision ; Monteverdi est en effet considéré comme l’un des pères (mais non le seul) de l’Opéra en raison de son Orféo, publié à Venise en 1609. Florence et Venise (ainsi que Mantoue à cause du Dafne de Jacopo Peri) se disputent l’honneur d’avoir vu naître l’opéra. Je veux bien que ce soit Venise, à cause de Monteverdi qui a éclipsé les autres compositeurs.

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