La faute du curé de La Godivelle
En février 2014, je publiais une nouvelle, Le corbeau de Chabrillac, dans laquelle les turpitudes commises par les habitants d’un village cévenol étaient, au lendemain de la guerre 39-45, révélées à toute la population par un corbeau « effroyablement bien informé ». Or, je viens de découvrir récemment qu’une histoire dont les racines plongent dans la même encre des secrets de confession divulgués s’est déroulée à la fin du Second empire à La Godivelle (Puy-de-Dôme)...
Je croyais bien connaître le modeste village de La Godivelle, niché entre ses deux lacs d’origine volcanique, l’un – le lac d’En-haut – né d’une explosion de magma, l’autre – le lac d’En-bas – formé par un barrage naturel de roches éruptives ayant obstrué un vallon glaciaire il y a bien longtemps. À 1210 m d’altitude, le site est particulièrement isolé au cœur des immensités auvergnates, aux confins nord des plateaux du Cézallier. Balayé par l’écir et exposé aux congères et aux bourrasques de neige, le village est glacial et silencieux en hiver ; l’été, lorsque la météo est clémente, il peut y faire très chaud et l’on prend alors plaisir à se balader au cœur des estives alentour dans la sérénité d’un lieu seulement troublé, ici et là, par les sonnailles des troupeaux et, de temps à autre, par le cri d’un milan royal.
Ce décor, aussi spectaculaire qu’austère, le curé Suchaire le connaissait bien au temps où il accueillait ses ouailles de La Godivelle sur les bancs de bois de l’église Saint-Blaise, que ce soit pour célébrer les messes dominicales et les fêtes liturgiques, ou pour administrer les sacrements. Nous étions alors sous le Second Empire, et l’on dénombrait dans cette commune rurale environ 250 âmes*, et sans doute autant ou presque de fidèles que le curé entendait régulièrement en confession comme l’exigeait la pratique de la foi catholique. Hélas ! le curé Suchaire avait une bien étrange et très peu déontologique manie : il consignait sur des cahiers le contenu des confessions de ses paroissiens et de ses paroissiennes en mentionnant les dates et les noms des fautifs ainsi que la nature des péchés commis.
Or, il advint qu’en 1870 un peillarot – l’un de ces chiffonniers qui allaient jadis de village en village en quête d’habits dont on n’avait plus l’usage, mais aussi de peaux de lapin ou de vieux papiers – vint à passer à La Godivelle un jour de printemps. Le curé déjeunait ce jour-là chez un confrère du voisinage. Restée seule au presbytère, la servante du curé Suchaire crut sans doute bien faire en débarrassant l’habitation d’un tas de vieux carnets de papiers entassés là depuis près de 25 années. Encombré par ce lot de peu de valeur, le peillarot le céda au buraliste du village pour en faire des cornets de tabac au détail. Tous deux avaient, comme la servante, vu que les feuilles de ces carnets étaient couvertes d’écriture, mais pas plus que la bonne du curé les deux hommes ne maîtrisaient l’art de lire.
C’est alors que survint un client suffisamment éduqué pour comprendre ce qui était écrit sur le papier de son cornet. Intrigué, l’homme prit connaissance du texte et découvrit, stupéfait, qu’il s’agissait là des secrets de confession d’une femme du village. Comme on peut l’imaginer, la nouvelle – ô combien croustillante ! – courut de bouche à oreille, portée par le délicieux goût du scandale. Au point que, très vite, le buraliste n’eut plus ni tabac ni papier pour confectionner ses cornets à secrets de confesse. Quant aux habitants, confrontés par cet étonnant biais à la divulgation publique de coïts illégitimes et de malversations qui eussent gagné pour la tranquillité du village à rester tues, ils tournèrent fort justement leur colère contre le curé Suchaire, responsable du grand désordre qui agita La Godivelle.
Ce prélat indélicat, et si peu respectueux des canons de son état, fit, nous informe le journal Le Siècle en date du 3 avril 1870, l’objet de plaintes déposées auprès du procureur et de l’évêque de Clermont, Louis-Charles Féron. Qu’advint-il de ces plaintes ? Je l’ignore, mais il est douteux qu’en l’absence d’intention délibérée de nuire à ses paroissiens le curé Suchaire ait été amené à comparaître devant le tribunal impérial pour y être jugé. En revanche, il est probable qu’après avoir été vertement sermonné par l’évêque, le prélat ait été contraint de changer de cure, avec obligation d’oublier la plume pour se concentrer sur le goupillon.
Il va sans dire que cette affaire amusa beaucoup. Et pas seulement dans la région : elle divertit jusque dans les milieux parisiens. Délaissant un temps ses chroniques parlementaires, le poète-journaliste Albert Millaud lui-même se fendit d’un texte en vers, publié dans Le Figaro du 5 avril 1870. Il y décrit en 21 strophes dont je vous fais grâce « un fait-divers digne des contes de Boccace » dont le héros est ce curé Suchaire, ce prêtre qui « avait la faiblesse d’écrire, depuis fort longtemps, les aveux secrets qu’à confesse lui révélaient ses pénitents ». Hélas ! de la servante du curé au buraliste par le truchement d’un chiffonnier, les confessions arrivent sous la forme de cornets de tabac aux mains d’« un consommateur sachant lire ». Amusé, l’homme en « répand les peccadilles dans la ville, et par ce mic-mac (...) compromet bien des familles. » Pensez donc : « Voisins volés par les voisins, cousins séduits par leur cousine, maris trompés par leurs cousins ». Comment s’étonner « qu’on [ait] porté plainte au tribunal impérial » ?
Le fin mot de ce vaudeville pastoral reste malheureusement inconnu. Ce qui n’eût pas empêché Alexandre Vialatte, s’il avait eu connaissance de ces faits insolites, de relater avec gourmandise les péripéties de cette savoureuse histoire dans l’un des talentueux billets** dont il gratifiait naguère les lecteurs du journal La Montagne. « Et c’est ainsi qu’Allah est grand », eût, conformément à son habitude, conclu ce fin connaisseur de l’âme humaine sans que nul n’ait jamais su ce qu’Allah venait faire en conclusion d’une chronique auvergnate. Ǟ ceux qui le questionnaient sur ce point, l’écrivain a toujours opposé un sourire malicieux en guise de réponse.
* Victime de l’exode rural, La Godivelle ne compte plus que... 16 habitants de nos jours, ce qui en fait la commune la moins peuplée des 464 que compte le département du Puy-de-Dôme.
** De décembre 1952 à avril 1971, près de 900 chroniques portant sur tous les sujets, excepté la politique, ont été publiées dans La Montagne. Ces billets, je prenais plaisir, au temps de mon adolescence, à les déguster avant toute autre nouvelle, sitôt rompue la bande de routage. Souvenirs...
Tous mes remerciements à Jocleyne Mansana (maire de La Godivelle) et Christiane De Vriendt pour l’aide qu’elles m’ont apportée.
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