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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « Shining », le livre-somme définitif !

« Shining », le livre-somme définitif !

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Les trois volumes du livre « Shining »

Shining, le livre ! Celui, éponyme, de Stephen King dont est tiré le chef-d'œuvre (1980) de Stanley Kubrick ? Eh non, conçu par M/M (Paris), Stanley Kubrick's the Shining est en fait un livre making-of du film en trois tomes : album de photos, boîte avec éléments collector, dont, en fac-similé amusant, les fameuses pages jaunes remplies de la phrase unique « All work and no play makes Jack a dull boy » (« Travail sans loisir rend Jack triste sire », comptine répétée sur 230 pages), un fascicule de croquis originaux de l’équipe du film ainsi que les recherches graphiques passionnantes de Saul Bass pour son affiche jaune elliptique mythique, à la fois minimaliste et pointilliste, et ouvrage d'analyse se penchant, via photos, scénario complet annoté par le réalisateur, schémas, plans, notes, correspondances privées, matériaux bruts et autres documents en interne inédits, sur les coulisses de la genèse du film, ainsi que sur son héritage (parodies publiées dans Mad Magazine et relectures postmodernes dans les années 2010 par Mike Flanagan, Doctor Sleep, et Steven Spielberg, Ready Player One) et ce, s’il vous plaît car les ayants droit veillent au grain, sous le contrôle de Warner Bros et du Kubrick Estate (ouvrage de référence qu'en Anglais, pas traduit hélas), vendu à… 1500€.

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Boîte de Pandore

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Le coffret « Shining » ouvert

Oui, indiscutablement, c'est cher ! Malheureusement pas accessible à la plupart des bourses, alors que paradoxalement le cinéma est encore un art populaire que l’on peut s’offrir, en tout cas moins onéreux que le théâtre et surtout l’opéra. Mais, à coup sûr, ce bouquin, qui prend de la place !, deviendra vite un Collector, car édité seulement à 1000 exemplaires. La boutique où je l'ai consulté (Taschen Store Paris, quartier de l'Odéon, rue de Buci, 6ème arrondissement) en avait déjà, selon la vendeuse, vendu une quinzaine lors de la soirée de son lancement, et il en restait encore deux en stock - il se murmure qu'une édition plus abordable devrait prochainement voir le jour. Tant mieux. Et espérons-le.

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Christiane Kubrick, la femme du réalisateur, Paris, 1999, ©polaroid V. D.

Je précise que je ne l’ai pas acheté. Et, à ma connaissance, on ne me l’a pas offert non plus ! Alors, je l’ai juste longuement, et « amoureusement » je dirais tant ce film reste de nos jours follement attractif (avec ses effets de signature et toutes ses bizarreries, il est devenu un classique incontournable du film d’horreur), feuilleter, de long en large et en travers, histoire de me plonger une énième fois dans le labyrinthe, tant mental que végétal, de Shining, chef-d’œuvre visuel.

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Jan Harlan, producteur exécutif de « Shining », Paris, 1999, ©polaroid V. D.

Ce projet, qui a demandé dix ans d’enquête !, a entraîné ses auteurs, Rinzler (1962-2021), auteur à succès, et Unkrich, qualifié de « plus grand aficionado de Shining » par le Hollywood Reporter, à contacter la plupart des proches et collaborateurs de Kubrick, dont Spielberg, qui signe l’avant-propos, Greg MacGillivray, directeur photo de la seconde équipe de tournage s’étant occupé des sessions de tournage en hélicoptère, et surtout Jan Harlan, le beau-frère de Stanley et producteur exécutif de Shining, qui a donné son feu vert pour créer ce livre ; quant à Christiane Kubrick, l’épouse de Kubrick, qui est l’interprète de la chanson allemande dans Les Sentiers de la gloire et dont certaines peintures et sculptures ont servi dans les décors des films Orange mécanique et Eyes Wide Shut, elle n’a pas été spécialement approchée, par contre les auteurs ont assurément regardé au plus près le Making ‌"The Shining" (1980), avec les entretiens qui en découlent, de Vivian Kubrick, la fille de Stanley.

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Le petit Danny sur son tricycle, « Shining »

« Shining a sans doute été le tout premier film à faire sursauter une salle entière avec un intertitre où n’était écrit que Mardi », s’enflammait à sa sortie le New York Times. Pavé, Bible, boîte de Pandore, livre fétichiste pour obsédés du septième art et kubrickophiles patentés… ce millefeuille impressionnant, épousant au mieux la geste muséale de Kubrick (géant de méticulosité au nombre faramineux de prises et archiviste compulsif, il conservait tout), est complètement obsessionnel, à l'image du film-installation de Kubrick qui, 43 ans après sa sortie en salles, n'en finit pas de nourrir les fantasmes (il existe une version courte, l'Européenne (1h55), et une longue, l'Américaine (2h22)), les imaginaires des artistes et pas que de cinéma (on ne compte plus les plasticiens qui le revisitent, quant à Bret Easton Ellis, l'écrivain cinéphile s'y réfère explicitement dans ses récents Éclats, revisitant les eighties) et les interprétations les plus folles.

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Affiche du docu « Room 237 »

Cf. à ce sujet le documentaire-événement désopilant Room 237 (2012, Rodney Ascher) réunissant des théories gonzo imaginées par des fans, un brin fadas, du Shining de Kubrick ! Comme si un fou, Jack Torrance, avait attiré à lui tous les autres, pour le meilleur et pour le pire, et surtout pour le rire, ce docu, assez troublant, égrenant maints passages pontifiants, délires de geeks, pistes stimulantes, théories farfelues et élucubrations brillantes pour décrypter le sous-texte du film en y recherchant des indices cachés. Aussi, à sa sortie, la famille Kubrick et les pontes de la Warner, studio fêtant actuellement ses 100 ans, s’étaient complètement désolidarisés de cet objet filmique improbable, son affiche ne manquant pas de mentionner en lettres majuscules ceci : « Ni ce film, ni les idées qui y sont exprimées, ni le contexte dans lequel les images ou les extraits sont utilisés, ne sont cautionnés, approuvés ou associés d’une quelconque manière au Kubrick 1981 Trust, à la famille de Stanley Kubrick, à Waner Bros entertainment Inc., ou à toute autre personne ayant participé à la conception, à la production et au tournage du film Shining (The Shining). Les idées et opinions exprimées dans ce documentaire appartiennent exclusivement aux personnes interviewées et ne reflètent en aucun cas les idées de Stanley Kubrick ou des producteurs de Shining », voilà qui est dit !

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Le labyrinthe végétal de « Shining »

Qu’y apprend-on au juste dans ce doc par exemple ? Eh bien, que Shining porterait sur le génocide des Indiens d’Amérique, mais ceci est une piste déjà connue car l’hôtel Overlook dans le récit du Kubrick a été construit en 1900 sur un ancien cimetière amérindien (et sur fond de repentance, les Blancs WASP y sont chamboulés, hantés), que tout y serait en relation avec l’Holocauste (la conférence de Wannsee où les nazis décidèrent de l’extermination des Juifs d’Europe s’est tenue le 20 janvier 1942, or ce nombre 42 est récurrent dans le Kubrick, la machine à écrire, de marque allemande (Adler, qui veut dire « aigle », symbole du régime nazi), sur laquelle écrit Jack Torrance, a pour année de création 1942 et l’on compte, tenez-vous bien, 42 voitures visibles sur le parking de l’hôtel), certes c’est quelque peu tiré par les cheveux, nonobstant il est certain que la Shoah a obsédé tout au long de son existence Kubrick, issu d’une famille juive originaire d’Europe centrale habitant dans le quartier du Bronx, qui avait lu l’essai de Raul Hilberg (La Destruction des Juifs d’Europe) tout en ayant longtemps projeté de réaliser Aryan Papers (une adaptation du roman Une éducation polonaise signé Louis Begley), et enfin que le film ferait ouvertement allusion au fait, selon la légende !, que Kubrick himself aurait été contacté par la Nasa pendant qu’il tournait 2001 pour mettre en scène, au cas où les images d’Apollo sur la lune en juillet 1969 s’avèreraient irrécupérables, les images de l’alunissage en question, or le studio dans lequel le cinéaste aurait enregistré la scène commandée par la Nasa pour faire croire au monde que les Américains s’étaient posés sur la Lune (c’était bidon en fait, vous n’étiez pas au courant ?! Petite ironie…) était justement le 237, numéro de la chambre, nimbée de mystère, de l’hôtel Overlook. Tout est dans tout, quoi ! Bon, c’est un doc complètement allumé mais qui, au-delà de ses dérives un brin ésotériques voire complotistes, participe à sa façon de la légende d’un film tant encensé et admiré que décrié et jalousé, à vivre tout compte fait comme une déclaration d’amour au cinéma.

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Les recherches visuelles de Saul Bass pour l’affiche de « Shining »

Et pour l’anecdote, ce cinéaste légendaire, au vrai statut de premier cinéaste pop star de l’histoire du cinéma, raréfiant ses apparitions au point qu’un sosie s’est longtemps fait passer pour lui (l’escroc britannique Alan Conway, cf. le film Appelez-moi Kubrick !, sorti en 2005), se construisant loin d’Hollywood en vivant reclus dans son manoir bunkerisé de Childwickbury en périphérie de Londres, aimait jouer avec les messages cachés, son humour sardonique étant bien connu, s’amusant que ses fans verraient dans tout ce qu’il faisait un sens caché, ce qui n’était pas toujours le cas, ce que mentionnait récemment Lee Unkrich dans une interview récente menée par François Léger, accordée à Première Classics (avril-juin 2023, n°23, Shining in the Dark, p. 85) : « On m’a raconté une petite histoire édifiante : un jour, Stanley tournait un plan et quand la caméra s’est arrêtée, il a regardé l’équipe technique, leur a fait un clin d’œil et a dit : ‌"Laissons les critiques français se débrouiller avec ça." (Rires) Façon de dire qu’ils savaient que les gens allaient analyser ses films et essayer de trouver une signification au moindre détail. Et ça l’amusait. Mais il n’avait pas de master plan. »

Remonter à la source

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Danny et la chambre 237, « Shining »

Plus sérieusement, que raconte Shining ? Dans un immense hôtel de montagne (Colorado), aux couloirs interminables et à l’architecture d’une symétrie maladive, Jack Torrance (Jack Nicholson dans une interprétation hallucinante), alcoolique en rétablissement et aspirant à devenir écrivain, accepte un travail de gardien d’hôtel pour la saison hivernale. Il s'installe donc à l’Overlook Hotel avec sa femme Wendy, et leur fils Danny, doué de voyance, ce don sera bientôt nommé shining par Halloran, cuisinier du vaste établissement, qui décèle cette qualité de médium chez le gamin, amateur de glaces. Mais ce lieu, coupé du reste du monde par une neige abondante, a une très vilaine réputation : il a été le théâtre d’une tragédie marquée par de terribles événements passés, le dernier concierge ayant tué sa femme et leurs deux filles à coups de hache. Bientôt, l’écrivain abandonne son rôle de gardien et, petit à petit, se laisse gagner par l’esprit des lieux ; il semblerait que des fantômes, quand les Torrance son seuls, le poussent à sombrer dans la folie meurtrière et à tenter d’assassiner sa famille. Femme et fils subiront-ils alors le même sort que l’épouse et les deux filles du précédent gardien ? Toujours est-il qu’après une course-poursuite effrénée à la hache dans un labyrinthe glacé jouxtant l’hôtel, on retrouve soudain le tourmenté Jack mort de froid. Le dernier plan d’une vieille photo dévoile qu’il était bizarrement l’un des noceurs d'un bal remontant à juillet 1921. 

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Jack Nicholson et Stanley Kubrick sur le tournage de « Shining »

Comment est né le désir de ce film ? Kubrick sort d’un grand film, Barry Lyndon (1975), mais qui n’a pas cartonné tant que ça au box-office. S’il a bien fonctionné en France, son film-fleuve historique, durant plus de 3 heures, a été un échec commercial aux États-Unis. Il cherche à se refaire une santé (financière). « Pour continuer de travailler à sa façon, constate Lee Unkrich, il fallait que les films de Kubrick fassent de l’argent. Il voulait que Shining soit un carton et ça n’a pas été le cas.  » En ce milieu des années 1970, un genre, le film d’horreur, s’est profondément renouvelé, avec certains longs métrages cartonnant en salles, tels Rosemary’s Baby (1967), L’Exorciste (1973), Les Dents de la mer (1976), La Malédiction (1976) et autres Halloween (1978). Warner propose à Kubrick de tourner la suite du Friedkin, L’Exorciste 2, offre que décline le cinéaste, c’est finalement John Boorman qui s’y collera. Stanley Kubrick reçoit alors par John Calley, producteur américain, un roman de Stephen King, Shining (publié en 1977), écrivain du Maine, le maître de la peur en personne, qui enchaîne les best-sellers et se voit même adapté au cinéma avec succès, notamment par De Palma avec Carrie en 1976. Passionné par cette histoire de pseudo écrivain nébuleux sur fond de vie domestique d’où naît l’horreur véritable, d’isolement et de famille dysfonctionnelle brassant large (histoire de fantômes et psychanalyse), le réalisateur y voit l’occasion de réaliser possiblement « le film le plus terrifiant de tous les temps  », dès 1966 il avait annoncé à un ami son envie de tourner « le film le plus inquiétant au monde ». Il s’attèle aussitôt à sa préparation (le tournage s’échelonnera de mai 1978 à avril 1979 avec un budget de 18 millions de dollars). en s’adjoignant les services au scénario de Diane Johnson, une universitaire spécialisée dans le roman gothique. Mais, n’appréciant pas tout du touffu bouquin, il décide d’en faire une adaptation très libre, ce que King ne lui pardonnera jamais. Car si Kubrick avait saisi le potentiel du livre pour le tirer vers ses propres obsessions (« Il se dit, note Unkrich, que Kubrick aurait refusé de lire le scénario de Shining écrit par Stephen King. C’est tout simplement faux : King a écrit un premier traitement d’un script que Stanley a lu et annoté. Je l’ai vu de mes yeux. Il a aimé certaines choses, pas du tout adhéré à d’autres. Au fond, je pense qu’il s’en fichait : il voulait faire son film, à sa façon »), l’écrivain, lui, qui des années plus tard produira un téléfilm bien plus passe-partout de son Shining (Les couloirs de la peur, 1997, où l’on y voit par exemple de banals animaux de buis, à la Tim Burton, remplacer le dédale spatio-temporel végétal du Kubrick), a toujours ouvertement détesté le film, n’aimant pas du tout la misogynie développée autour du personnage féminin principal, (Wendy/Shelley Duvall, constamment au bord de l’hystérie totale, le tournage a été très éprouvant pour elle, Kubrick l’ayant guère ménagée ; cette actrice, vue auparavant chez Robert Altman, souffre aujourd’hui de maladie mentale), il déclarait encore ceci en octobre 2013 dans Télérama (#3329, Stephen King, à cœur ouvert, p. 26) : « Il faut savoir que Shining est le seul film de Kubrick que je n’aime pas. Tous les autres, de 2001 à Eyes Wide Shut en passant par Full Metal Jacket, je les trouve extraordinaires. Mais Shining est un film froid. Il est raté, selon moi, dans sa façon de traiter les personnages. Mon roman est une étude de caractère, sur le cas d’un homme qui sombre. Un homme entraîné, peu à peu, à assassiner sa famille. Un homme malade qui essaie d’être fort et échoue. Alors que, dans le film, le personnage incarné par Jack Nicholson est fou dès le départ, il ressemble davantage au personnage de Vol au-dessus d’un nid de coucou qu’à celui que j’avais imaginé. »

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Le livre d’analyse ouvert

Pour autant, avec le temps, Stephen King a quelque peu revu à la hausse le Shining de Kubrick - toujours Lee Unrich, dans Mad Movies #369, p. 83, lors d’un focus revenant sur le film-monstre de Kubrick (Le Labyrinthe kubrickien, propos recueillis par Alexandre Poncet) : « Son opinion est gravée dans la pierre depuis longtemps… Toutefois, il a mis de l’eau dans son vin ces dernières années. Il n’aime toujours pas le film, mais il atteint un stade où il reconnaît enfin son statut de classique. On a inclus ces commentaires dans le dernier chapitre, mais on a aussi intégré sa réaction quand il a découvert le film pour la première fois. Il lui a probablement fallu un bon moment pour digérer ce qu’il a vu. Au départ, il a dû ressentir une certaine pression pour défendre l’adaptation de Kubrick, mais très peu de temps après sa sortie, il a commencé à faire entendre sa voix. Le livre était très autobiographique : King se battait contre les addictions à la drogue et à l’alcool, il se sentait presque violent vis-à-vis de ses enfants, ce qui le terrifiait, et c’est ce qu’il a voulu exprimer dans le roman. Voir Kubrick changer des caractéristiques fondamentales des personnages, ça ne pouvait marcher pour lui. À un moment, King a même laissé entendre que Stanley ne comprenait pas les bases du genre horrifique, et ça, à mon avis, c’est un ramassis de conneries. Stanley comprenait l’horreur, il voulait juste l’explorer à sa manière et s’éloigner des histoires de fantômes gothiques qu’on avait déjà vues mille fois à l’écran.  »

Humaniser Kubrick

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L’album d’images de « Shining »

Shining Film au fond bien barré, et qui méritait bien cet écrin de papier, sachant que son personnage principal est un écrivain (raté), perdu dans son labyrinthe psychique. La boucle est bouclée, comme toujours avec Kubrick, cinéaste-cerveau qui n’en était pas moins adepte du système D ; il y a des photos rares de tournage où on le voit, lui et ses assistants (dont Garrett Brown, l'inventeur de la caméra Steadicam qui permet de faire des mouvements de caméra sans grue ni rails ni travelling), très bricoleurs pour obtenir tel ou tel effet, et tâtonner, chercher, expérimenter, douter - par exemple, le bruit iconique du tricycle de Danny passant sur les tapis ou sur le parquet de l'hôtel Overlook, le cinéaste tatillon n’en était pas pleinement convaincu jusqu’à ce que Werner Herzog, présent à ce moment-là sur le tournage (les studios d'Elstree) parce qu'il avait en fait un rendez-vous avec Jack Nicholson, lui dise à raison – « Mais non, ça sonne hyper bien  », et en effet ce sera l'une des signatures (sonores) du film !, alors qu'on aurait pu s'attendre à voir en Kubrick un « total control freak » calculant tout de A à Z, mais en fait pas tant que ça. D’ailleurs, dans cet entretien tiré du même Première Classics, sus-cité, en page 91, le coauteur Lee Unkrich, lui-même cinéaste, donc ne dédaignant pas mettre les mains dans le cambouis pour accoucher d’un film fait de matière vivante, note : « Ce livre est un making-of définitif de Shining, mais aussi une mine d’informations sur la façon dont Kubrick travaillait et sur ce que les gens qui l’entouraient pensaient de lui. Ma plus grande récompense, c’est que ce bouquin m’a permis de l’humaniser. Beaucoup le mettent sur un piédestal – et évidemment c’était un immense réalisateur -, mais c’était aussi un être humain. Il avait des difficultés comme tout le monde. Il n’avait pas toutes les réponses. J’y ai vu un miroir de mon propre parcours de cinéaste. Ce sentiment d’insécurité qui ne vous lâche pas, cette peur de ne jamais trouver la solution à un problème de scénario. Stanley a vécu les mêmes choses, et donc, dans mon esprit, il est redevenu un simple mortel. Je vénère toujours son génie visionnaire, bien sûr, mais c’était aussi une vraie personne. Pas un demi-dieu. Il y a une citation de Jack Nicholson sur Kubrick dans le livre : "Ce n’est pas parce qu’on est perfectionniste qu’on est parfait." Je crois que tout est dit, non ? » Ce même auteur, toujours dans le même ordre d’idée, ajoutant dans le magazine Mad Movies précédemment cité, en page 78 : « Oui, c’était un génie, mais c’était aussi un être humain qui cherchait ses réponses, faisait des erreurs… On ne pense pas Kubrick en ces termes, mais c’était pourtant le cas. Au bout du compte, il avait un goût impeccable et un vrai contrôle de ses films, mais le chemin pour arriver au montage final était souvent chaotique, et par moments pas très efficace. »

Stanley, c'est lui qui fait tout

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Le cuisinier Halloran (Scatman Crothers) dans « Shining »

« Il y a un gars, il habite la ville de Londres, / Il fait du cinéma, il est connu dans tout le monde, / Ça oui, il a vraiment un grand renom, / Stanley Kubrick est son nom. / Et c'est lui qui fait tout, lui qui fait tout, / Stanley, c'est lui qui fait tout. / C'est un gars qui prévoit tout de très loin / Pour vous faire croire qu'il a ressuscité les défunts, / Il fait lui-même son montage, / C'est un génie pour les trucages. / C'est lui qui fait tout, lui qui fait tout, / Je vous le dis à tous, Stanley, c'est lui qui fait tout. » Chanson écrite pendant le tournage de Shining par Scatman Crothers.

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Wendy (Shelley Duvall) dans « Shining »

Certes, Stanley Kubrick (1928-1999) savait tout faire dans la fabrication d'un film, dixit son acteur Scatman Crothers (qui joue Dick Halloran, le cuisinier de l'établissement doté comme l'enfant-lumière, qui s’invente un double rassurant Tony, de pouvoirs télépathiques dans le film, et qui finit bousillé à la hache par le givré Jack Torrance/Jack Nicholson, très bien doublé d'ailleurs en français par Jean-Louis Trintignant, cf. sa fameuse voix traînante), mais, il n'en était pas moins un créateur... humain, alternant fulgurances et hésitations, bien résolu à tirer profit au maximum des potentialités d'un art encore jeune, le cinéma (qui n'a pas les 40 000 ans de la peinture derrière lui !), pour faire un succès au box-office - c’était le prix de sa liberté artistique afin de continuer à monter ses projets hors normes - et réaliser un objet filmique « prototype », autrement dit un film d'horreur d'auteur (on dit elevated horror ces derniers temps), qui résisterait au temps et gagnerait en puissance à chaque relecture. Ce qu'est Shining, film d'une étrangeté absolue !

Inquiétante étrangeté

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La folie au travail : Jack Torrance/Nicholson dans « Shining »

Détail révélateur, les collaborateurs proches du cinéaste, lors du visionnage des premiers rushes, se sont montrés quelque peu frileux, ne comprenant pas du tout la clarté des images (une luminosité très vive, à mille lieues des normes de l’horreur gothique coutumière, la peur n’étant pas ici uniquement conditionnée par la nuit, l’horreur, paradoxalement, jaillit dans des paysages immaculés, sous une lumière aveuglante) et leur grand réalisme, confinant à l'hyperréalisme (cf. l'immense salle où Jack écrit à la machine). Pour eux, film d'horreur = images sombres et brumeuses, effets sanglants multiples avec fantômes transparents et éthérés dans tous les coins, mais ils se sont dits – « Bon, c'est Kubrick, on ne pige pas le concept, pour autant on le laisse faire, il doit savoir où il va !  »

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Visuel du DVD « Shining »

Mais, en fait, non, pas tant que ça, un génie, ça doute aussi. Est-ce que Mozart, pour qui tout semblait facile, doutait également ? Cet esprit de recherche constamment à l’œuvre, c’est certainement d'ailleurs ce qui fait de Shining une œuvre ouverte aussi fascinante. à savoir une proposition de cinéma – « Kubrick a ouvert le champ des possibles au cinéma », selon Martin Scorsese - qui rend le spectateur complice et partie prenante d'une narration flottante, assez joueuse, et comme « co-créateur » du dispositif, le fameux Kubrick's Cube, se donnant à voir, multipliant mises en abyme, easter egg (ou rosebud, mot-clé mystérieux ayant une fonction cachée au sein d’un programme) et fausses pistes. C’est un film très vivant, assez fou, comme si la mécanique de la folie déployée à l'écran était prise à son propre jeu (« Il serait agréable de voir, dixit Kubrick au critique Michel Ciment, un peu de folie dans les films, au moins ils seraient intéressants à regarder », son Shining n'en manquant pas), fonctionnant un peu telle une aire de jeu.

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Définitivement givré, Jack Torrance dans « Shining »

D’ailleurs, dans Ready Player One, le film gigogne pop de Spielberg (2018, adapté d’Ernest Cline), le Kubrick est devenu un jeu vidéo où l’on s’éclate dedans comme dans une attraction foraine, notamment en s’y faisant peur, ce qui lui convient tout à fait, ce film culte des années 1980 qu'est Shining ayant brillamment hybridé l'entertainment avec l'expérimental le plus échevelé, tout en questionnant très finement l'intrusion du fantastique dans le champ du réel, difficile de ne pas penser devant certaines répétitions, coïncidences et apparitions (la métempsychose (Jack a le sentiment d'avoir « déjà vu » l'hôtel), la balle de tennis roulant sur la moquette psychédélique, les va-et-vient de la petite voiture à pédales de l'enfant solitaire, le nombre magique 42, la réitération de la comptine enfantine dans le « travail littéraire » de l'alcoolique Jack, les sœurs jumelles à la Diane Arbus, l’ascenseur sanglant, le gardien so british Grady, le barman de l'hôtel, très lynchien, au sourire figé, l'homme en smoking se faisant possiblement faire une gâterie par un individu dans un costume d'ours, la vieille femme flippante dans la salle de bains, la photographie vintage de 1921, etc.) à l'inquiétante étrangeté développée par Freud (« Freud a dit, précise Kubrick à Ciment, que l'inquiétant est le seul sentiment dont on peut faire l'expérience plus intensément dans l'art que dans la vie. S'il fallait apporter quelque justification au cinéma de genre, je crois que cette seule assertion suffirait à établir son certificat »), ainsi qu'à la problématique de la folie, déjà abordée nombre de fois dans les opus précédents et futurs du cinéaste démiurge (Docteur Folamour, 2001, l'Odyssée de l'espace, Orange mécanique, Full Metal Jacket, Eyes Wide Shut), avec possiblement en filigrane cette interrogation, pour le moins troublante, d'Edgar Poe : « La science ne nous a pas encore appris si la folie est ou n'est pas le sublime de l'intelligence. » On sait très bien par exemple qu’il y a des créateurs de l’art brut, en marge et hors du système marchand carnassier, dont la folie, pouvant d’ailleurs être associée à une pathologie connue (l’autisme Asperger par exemple), entraîne, parfois, des productions plastiques absolument sidérantes, relevant manifestement du génie, en tout cas de quelque chose qui nous échappe complètement.

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Le final énigmatique de « Shining » : la photo du bal du 4 juillet 1921, hôtel Overlook
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le scrapbook (album photo) du coffret Collector « Shining » chez Taschen

Shining, c'est un one shot. C'est un Kubrick, il méritait bien sa Bible, son Xanadu, son monolithe, sa chambre 237 rien qu'à lui, voilà qui est chose faite, ainsi soit-il ! Via ce bouquin-somme encyclopédique assez dingue. Qui donne l’envie furieuse de revoir une énième fois ce classique du cinéma d’horreur moderne !

Coffret Stanley Kubrick's the Shining par J. W. Rinzler (décédé en août 2021 ; projet livresque de longue haleine entamé dès 2010) et Lee Unkrich (réalisateur entre autres de Toy Story 3 et de Coco chez Pixar), aux éditions Taschen, édition Collector limitée à 1000 exemplaires, 1500 euros, 2198 pages, 19,9 KG, ©photos de l’article V. D. Ouvrages d’importance aussi sur Kubrick : l’incontournable ouvrage de Michel Ciment, Kubrick, chez Calmann-Lévy (1980/2001), qui a interviewé plusieurs fois l’artiste (chose rare), et le condensé Le livre Stanley Kubrick, collection Grands Cinéastes, éd. Cahiers du cinéma/Le Monde, par Bill Krohn.


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5 réactions à cet article    


  • Laconique Laconique 28 avril 2023 15:51

    Rob Ager


    • pierre 28 avril 2023 17:14

      @Laconique
       ?


    • pierre 28 avril 2023 16:04

      Un de mes films préféré. Certaines soirées je le regardais en boucle.

      Un jour par hasard j’en ai vu une autre version ( sans Nicholson) excellente aussi mais je n’ai aucun souvenir du réalisateur.

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