• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Louis Aragon : et vos rêves, les loups n’en font qu’une (...)

Louis Aragon : et vos rêves, les loups n’en font qu’une bouchée

« Il faut regarder le néant en face pour savoir en triompher. » (1960).

La veille de Noël il y a quarante ans, le 24 décembre 1982, un grand poète s’était éteint. Louis Aragon, 85 ans, a été l’un des monstres littéraires du XXe siècle en France. Comme Sartre, il n’a jamais renié son engagement au parti communiste français (dès janvier 1927 !), au contraire de beaucoup d’intellectuels qui, parfois dès le début des années 1950, ont vite compris qu’aucune cause, même juste, ne valait les morts du Goulag et de la Révolution culturelle.

Il a nourri de nombreux chanteurs, notamment Jean Ferrat, Léo Ferré et Georges Brassens. À l’origine, il aurait dû devenir médecin, comme André Breton (Céline l’a été), mais il a abandonné l’idée pour se consacrer totalement à l’écriture entre les deux guerres, où il a sympathisé avec tout un vivier d’écrivains, comme Drieu la Rochelle, Philippe Soupault, Paul Éluard et plein d’autres. Il a fait partie des surréalistes avant de devenir communiste.

Pour lui rendre hommage, j’ai deux citations, l’une de lui, l’autre d’un témoin.

La première que je trouve belle a été mise en exergue, uniquement pour ses quatre premiers vers, par la romancière Mazarine Pingeot, la fille de François Mitterrand, dans son premier livre. Je la trouve sublime parce qu’elle exprime excellemment la course folle du temps sur mon existence et cet impossible repos de la destinée. Elle provient de "La Beauté du diable" (1956). Je ne cite que quelques strophes mais ce poème est bien plus long.


« Jeunes gens le temps est devant vous comme un cheval échappé
Qui le saisit à la crinière entre ses genoux et le dompte
N'entend désormais que le bruit des fers de la bête qu'il monte
Trop à ce combat nouveau pour songer au bout de l'équipée.

(…)

Charlatan de soi-même on juge obligatoire
Ce qu’un simple hasard vous a fait prononcer
Demain ce n’est qu’un sou jeté sur le comptoir
Ce qu’on peut à vingt ans se raconter d’histoires
Et l’avenir est tributaire du passé


On se croit libre alors qu’on imite
On fait l’homme
On veut dans cette énorme et plate singerie
Lire on ne sait trop quelle aventure à la gomme
Quand bêtement tous les chemins mènent à Rome
Quand chacun de nos pas est par avance écrit

On va réinventer la vie et ses mystères
En leur donnant la métaphore pour pivot
On pense jeter bas le monde héréditaire
Par le vent d’une phrase ou celui d’un scooter
Nouvelles les amours avec des mots nouveaux.

(…)

Et vos rêves les loups n’en font qu’une bouchée
Quand je pense à ce qu’ils disaient avant l’épreuve
La superbe l’éclat les refus claironnés
Cette candeur de feu cette exigence neuve
Pile ou face à tout bout de champ qu’il vente ou pleuve

Pour un oui pour un non toute la destinée
Et puis je les rencontre après les ans d’orage
Dans cette face éteinte où flambe le défi
Qu’ont-ils feint qu’ont-ils fui quels affronts quels outrages
Pour tomber dans quel gouffre et subir quel naufrage
Quelle faim leur a fait cette biographie
Il y en a qui font semblant par habitude
Ils ont la bouche impie et le geste insurgé
Leur doute est devenu doucement certitude
Ils sont les habitants de leur inquiétude
Si l’on s’en tient aux mots pour eux rien n’est changé
Il y en a d’assis sans vergogne à la table
La fourchette à la main pour attendre le plat. »

(…)


_yartiAragonLouis02

Si j’apprécie beaucoup ces textes chantants, je dois avouer que mon analyseur cérébral a du mal avec l’absence de ponctuation, notamment de virgule et de point… mais c’est peut-être mieux que les points de suspension plombant en permanence les textes de Céline ou l'absence de ponctuation et de majuscule des énumérations de la nouvelle Prix Nobel Annie Ernaux ?

L’autre point, c’est peut-être une face (pas vraiment) cachée d’Aragon. Sa muse Elsa Triolet, qui avait un an de plus que lui, est morte douze ans avant lui. Visiblement, il avait pris goût aux plaisirs de la vie, universellement. Son veuvage ne fut pas inactif.

Daniel Bougnoux à publié il y a dix ans un livre de témoignages personnels sur l’écrivain, "Aragon, la confusion des genres", aux éditions Gallimard. C’est un passionné, un "éminent aragonologue" selon les termes de Pierre Assouline. Daniel Bougnoux va avoir 80 ans l'année prochaine ; normalien en 1965, il est professeur émérite à l'Université Stendhal de Grenoble. Il a beaucoup travaillé aux côtés de Régis Debray.

La particularité de Daniel Bougnoux, c'est de diriger, depuis vingt-six ans, la publication des œuvres complètes d’Aragon dans la Pléiade (le cinquième et dernier tome est sorti en 2012, la même année que son livre personnel).

Et par ce livre, le scandale a éclaté, disons, doublement, il y a dix ans donc. Le lundi 22 octobre 2012, Bougnoux accuse Jean Ristat, qui est le légataire testamentaire sourcilleux d’Aragon, d’avoir fait pression sur Gallimard pour censurer un chapitre complet de son bouquin. Il avait en effet reçu le 6 septembre 2012 un email de son directeur de collection lui disant : « Jean Ristat ne s’oppose pas à la parution de "Aragon, la confusion des genres" à condition que nous en retranchions le chapitre sept. ». Il avait remis son manuscrit en mai 2012 et il avait justement recommandé de ne surtout pas le transmettre à Jean Ristat pour s’éviter ces déboires.

_yartiAragonLouis03

Le corps du délit ? Daniel Bougnoux l’a expliqué chez NonFiction le 24 octobre 2012 : « J’y raconte une drague homosexuelle dont Aragon m’a gratifié, dans sa chambre n°5 de la résidence hôtel du Cap Brun, près de Toulon, par une chaude après-midi de juillet 1973. J’avais vingt-neuf ans, je venais de publier sur lui mon premier livre (…) et il s’était montré très content, et reconnaissant ! L’épisode de la chambre, assez carnavalesque, mais dans le fond plutôt drôle ou cocasse, m’avait mis devant un abîme, mais au lieu de m’éloigner d’Aragon, il m’avait révélé sa complexité, et la capacité chez ce veuf de "sur-vie", je veux dire, de vie excessive. ». Bougnoux enseignait alors la philosophie au lycée Bonaparte, à Toulon.

Mais la censure avait bon dos. Car maintenant, il y a Internet, et le texte a quand même été diffusé par son auteur. Et même gratuitement. Pour lui, c’était une anecdote essentielle : « Cette scène de drague homosexuelle tout à fait carnavalesque est fondatrice pour moi. (…) Cette amputation m’a meurtri. C’est un comportement d’un autre âge, c’est l’Union Soviétique ! ».

D’ailleurs, le journaliste de médias Daniel Schneidermann voyait bien l’effet contre-productif de cette censure et remarquait amèrement dans sa chronique du 25 octobre 2012 : « Pour un nombre indéterminé de lecteurs qui n'en connaissent rien d'autre (mais oui, il y en a), Aragon restera ce souvenir ridicule et flou de faux cils et de vaseline. Et Gallimard le synonyme d'une instance bureaucratique, soviétoïde et anachronique. ». Gallimard, qui a édité bien d'autre chose, ne peut être réduit à ce que le journaliste laissait entendre, qui laisserait peut-être entrevoir une rancœur personnelle. En revanche, oui, Louis Aragon pourrait n'apparaître, chez certains non-lecteurs, que comme une drôle de "drag queen" au "cache-sexe rouge vif", selon les deux expressions de Daniel Bougnoux. Même si c'est déconcertant, on pourra dire qu'au moins, il vivait et qu'il savait qu'il était en vie. Son corps, malgré l'âge (en 1973, il avait déjà 76 ans) était encore robuste : « Je vis que le grand âge n’avait pas ruiné son corps bronzé, à la stature athlétique. ».

L’extrait le plus intéressant du chapitre sept ne comporte que dix-huit lignes, mais je ne vais pas les reproduire ici, non pas parce que son auteur le refuserait (au contraire) ni qu’il soit trop licencieux (on en a connu d'autres) mais pour éviter tout problème éventuel avec le dit légataire. Il se retrouve aisément sur la toile mondiale où tout est archivé.

Cette dernière polémique ne doit cependant pas faire oublier que le poète Louis Aragon fut un homme de lettres exceptionnel de talent qui a énormément compté au cours de mon siècle natal. Et qui ne semble plus beaucoup relu de nos jours...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 décembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
André Breton.
Louis Aragon.
Annie Ernaux.
Svetlana Aleksievitch.
Mylène Demongeot.
Jean Teulé.
José Saramago.
Annick de Souzenelle.
Philippe Alexandre.
Yves Coppens.
Charlotte Valandrey.
Sempé.
Fred Vargas.
Jacques Prévert.
Ivan Levaï.
Jacqueline Baudrier.
Philippe Alexandre.
René de Obaldia.
Michel Houellebecq.
Richard Bohringer.
Paul Valéry.
Georges Dumézil.
Paul Déroulède.
Pierre Mazeaud.
Philippe Labro.
Pierre Vidal-Naquet.
Amélie Nothomb.
Jean de La Fontaine.
Edgar Morin.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.



Moyenne des avis sur cet article :  1.29/5   (17 votes)




Réagissez à l'article

10 réactions à cet article    


  • Astrolabe Astrolabe 23 décembre 2022 10:52

    Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
    Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
    Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
    Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
    Sa vie est un étrange et douloureux divorce
    Il n’y a pas d’amour heureux

    Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
    Qu’on avait habillés pour un autre destin
    A quoi peut leur servir de se lever matin
    Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains
    Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
    Il n’y a pas d’amour heureux

    Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
    Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
    Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
    Répétant après moi les mots que j’ai tressés
    Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
    Il n’y a pas d’amour heureux

    Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
    Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
    Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
    Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
    Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
    Il n’y a pas d’amour heureux

    Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
    Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
    Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
    Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
    Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
    Il n’y a pas d’amour heureux
    Mais c’est notre amour à tous les deux

    Seghers, 1946

    Et en musique avec Brassens
    (la derniere strophe en moins..)

    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 23 décembre 2022 12:16

      Les grands hommes partent souvent le jour de Noël et je ne sais pourquoi. Ce fut le cas du beau-père de mon beau-père le peintre Georges Marie Baltus, marié à une conteuse au nom de famille enchanteur : Revelard.... Adrienne. Comment le bonheur se joint à la tristesse. Il est ficile de savoir si Noël nous rend fondamentalment plus triste qu’heureux. Selon ce que j’entends autour de moi, il est même des natalopohobes. A Georges M.B. et Adrienne. Au combat, j’ai brisé ma lance. L’ hiver est noir autour de moi
      autour de toi dans le sol froid
      et je pleure mes autrefois.

      Ami, si loin de ton amie,
      peux-tu sur tant d’ heures finies
      unir ton esprit à sa vie ?

      Je veux doucement te parler
      de mes aujourd’ hui délaissés
      de mes pas marquant le passé

      et revenir à l’ espérence
      qui fera fleurir ton silence
      tandis que ma parole danse.

      https://maisondelapoesie.be/poetes-list/revelard-adrienne/



      • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 23 décembre 2022 12:19

        Ami de Péladan, Verhaeren, Spilliart, Paul Delvaux. 

        Traduit de l’anglais-Georges Marie Baltus était un peintre belge. Son travail faisait partie de l’épreuve de peinture du concours d’art des Jeux olympiques d’été de 1932. Son fils était le peintre Ado Baltus. Wikipédia (anglais)
        Afficher la description d’origine
        Date/Lieu de naissance : 3 mai 1874, Courtrai
        Date de décès : 24 décembre 1967, Overijse
        Enfants : Ado Baltus

        • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 23 décembre 2022 12:22

          Les grands hommes partent souvent le jour de Noël et je ne sais pourquoi. Ce fut le cas du beau-père de mon beau-père le peintre Georges Marie Baltus, marié à une conteuse au nom de famille enchanteur : Revelard.... Adrienne. Comment le bonheur se joint souvent à la tristesse. Il est difficile de savoir si Noël nous rend fondamentalment plus triste qu’heureux. Selon ce que j’entends autour de moi, il est même des natalophobes. A Georges M.B. et Adrienne. Au combat, j’ai brisé ma lance. L’ hiver est noir autour de moi
          autour de toi dans le sol froid
          et je pleure mes autrefois.

          Ami, si loin de ton amie,
          peux-tu sur tant d’ heures finies
          unir ton esprit à sa vie ?

          Je veux doucement te parler
          de mes aujourd’ hui délaissés
          de mes pas marquant le passé

          et revenir à l’ espérence
          qui fera fleurir ton silence
          tandis que ma parole danse.

          https://maisondelapoesie.be/poetes-list/revelard-adrienne/


          • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 23 décembre 2022 12:30

            revenir à l’ espérence
            qui fera fleurir ton silence
            tandis que ma parole danse.


            • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 23 décembre 2022 12:32

              Fête des Adèle. A Adèle H. La grande tristesse d’HUGO....


              • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 23 décembre 2022 12:37

                Ayant les livres d’Adrienne Revelard. La faute orthographe est liée au Site de Poésie. Espérance bien sûr. 


                • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 23 décembre 2022 12:46

                  A G.M.B.

                  ....Rose de la mémoire.

                  C’est une enfance et c’est un devenir

                  Que nous cherchons aux océans célestes, _

                  Ce que tu veux c’est juste une fête :

                  Pour commencer il a fallu finir.

                  Finir, Tes mains sont-elles vides déjà vides,

                  As-tu cueilli les épis en leur temps ?

                  Regardes-tu le sommeil des étangs ?

                  -Narcisse parle ! une larme, une ride

                  Ont fatigué ta joue ; un autre est là,

                  Pour ton regret. Il te donne une perle.

                  De patience et d’un si doux éclat

                  que tu revois en un cycle éternel

                  La seule fleur de jeunesse et d’amour

                  Que tu croyais vivre dans ton visage...

                  -laisse ton corps subir la loi des jours

                  Puisqu’en un Dieu tu retrouveras ton âge


                  • Clocel Clocel 23 décembre 2022 17:35

                    Éluard sinon rien...


                    • Brutus paparazzo 23 décembre 2022 19:10


                      "Il a nourri de nombreux chanteurs, notamment Jean Ferrat, Léo Ferré et Georges Brassens."


                      En fait, la phrase "La femme est l’avenir de l’homme" est la formulation que Ferrat a choisie pour sa chanson éponyme. Aragon, lui, a écrit : "L’avenir de l’homme est la femme". L’homme, comme la femme, changent de place grammaticale, mais après tout, tout est dans tout. Et inversement.

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON



Publicité



Les thématiques de l'article


Palmarès



Publicité