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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > « Better Call Saul » : l’amour, le désordre et l’inconscience

« Better Call Saul » : l’amour, le désordre et l’inconscience

Natures et sentiments. Intuitions, impulsions, intentions.

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Je préviens d’emblée que je vais parler de nombreux éléments de l’intrigue de la série. Si vous ne l’avez pas vue entièrement, vous ne pouvez continuer qu’à vos risques et périls…

Jimmy McGill finit donc en prison. Il a reconnu dans un dernier geste rédempteur ses torts profonds dans un élan pour ne pas nuire à la seule relation qui lui restait, celle qui l’éprouvait le plus, celle avec Kim Wexler, la seule qu’il plaçait à égalité avec celle qu’il entretenait avec lui-même. Lui-même étant Jimmy McGill, le gars qui découvrit ou inventa Slippin’ Jimmy, Viktor St Clair, Saul Goodman, Gene Takavic... « Multipliez-vous », suggérait le prophète, et le fou d’amour le prit à la lettre.

 

Le couple uni

Kim Wexler semble être née pourvue de toute la foi et de toute la loi d’une âme bien déterminée, disposition qui put la mettre en porte-à-faux vis-à-vis de sa mère, laquelle recherche l’ivresse dans l’alcool et dans le vol (flashbacks des épisodes 6 des saisons 5 et 6). Si Kim enclenche son mode amazone, profitant ainsi d’un héritage ancestral, c’est seulement lorsqu’elle défend ses clients pro bono. Il s’agit de défendre l’intégrité du groupe.

Jimmy, qui n’a toujours voulu que la réussite de son père et la préservation de sa famille, tombe amoureux de cette femme et commence à étudier la loi pour se rapprocher de Kim et de son frère (flashback de l’épisode 6 de la saison 4). Une fois le diplôme en poche, il gagne l’amour de l’une sans obtenir l’estime de l’autre, qu’il mène au suicide sur un geste malheureux. Cet acte en paroles qui ne durent que quelques secondes dans le cabinet d’un assureur a des répercussions sur l’ensemble d’une vie qui n’en demandait pas tant. L’intention de nuire à Chuck s’est cristallisée en impulsion prête à se manifester à n’importe quel moment. L’intuition première, celle de l’importance du lien fraternel, a trouvé son expression dans une réponse expéditive à la rancœur. L’amour connaît bien des chemins.

L’endurance du couple, son unité profonde, sont assurés par le manque de l’une, sa proximité à sa famille, et le défaut de l’autre, sa proximité à sa famille. C’est ce qui leur permet pendant tant de temps d’élaborer des schémas imaginatifs et de prendre du plaisir à les réaliser sans se soucier des conséquences, y trouvant un surplus d’intimité et de désir. La malice de Jimmy satisfait Kim, et la rigueur de Kim permet à Jimmy de se régaler des torts qu’il distribue en faisant mine de les redresser. Bien entendu, puisqu’ils suivent cette pente, à aucun moment, les deux n’envisagent de se donner une descendance. Les enfants existent peu dans l’univers de « Better Call Saul ». Ils ont déjà été empoisonnés chair et âme dans « Breaking Bad » pour permettre aux « adultes » de continuer à se droguer et à accumuler de l’argent sale, ils ne peuvent pas revenir dans la suite, même si elle se passe avant (aux yeux de grand-père Mike, sa petite-fille est pourtant tout ce qui doit être conservé). Parce qu’il n’y a pas d’enfant en vue, le couple formé par Jimmy et Kim connaît un amour d’autant plus fort, fort parce qu’exclusif, fort parce qu’il ne génère pas une entité institutionnelle comme une famille. Les deux se marient officiellement par convenance, pour ne pas reconnaître cet amour trop vif qui les consume et les mènera à leur perte dans un monde codifié dont la connaissance leur procure un revenu et pourvoit à leur survie. C’est une liaison ; mieux, c’est un lien, qui est pur de toute interférence. Ce que les hommes et les femmes mariés dans la chaleur communautaire veulent le plus profondément vivre, Kim et Jimmy, unis tièdement devant un juge et un témoin, se le donnent sans le savoir.

La foi dans la loi et la foi dans l’autre amènent au même résultat désastreux par un chemin heureux.

 

Sur un seul chemin

Lorsque Jimmy et Kim sont ensemble, il n’y a pas de doute sur leur identité. Ils se pensent chacun comme des gens de bien, parce qu’ils se font du bien l’un à l’autre. L’impact de leur comportement à l’extérieur, où ils portent divers masques, ne les concerne point. On retrouve les mêmes personnages dans « Le Parrain ». Les mêmes à la tête des grands États ou des multinationales. Ne soyons pas injustes envers les nantis. On rencontre les mêmes partout, en fait. Tout ce qui compte, ce sont les nôtres. Damnation de la famille, condamnée à s’étendre comme n’importe quelle institution, à avoir son petit coin à la ville ou à la campagne, à laisser ses enfants se battre pour de la nourriture ou pour de la reconnaissance. Corruption ultime de l’amour innocent.

Parfois deux clans s’allient, comme les Hamlin et les McGill, et ça donne des maisons où la paix se négocie, où la loi chapeaute la guerre permanente, où l’amour se retrouve entre parenthèses, où ce qui est fixe vient entourer ce qui est irrésistiblement mouvant. Mais comme chaque maison abrite un foyer, l’incendie n’est jamais loin. On se prend à aimer la loi, à admirer ses possibilités, à apprécier l’ordre qu’elle instaure. Or, le désordre, parce qu’il est permanent, parce qu’il est de l’ordre du mouvement, de l’impulsion, est également le seul vrai. L’ordre est toujours faux. Ses lois sont éphémères. Elles cristallisent des intuitions en intentions et se destinent à être balayées par le vent des histoires. On pense sauver les meubles en épargnant des devises, et pourtant, elles aussi sont fragiles. Il suffit d’une communauté en face, d’une autre loi en face. Tout cela n’a qu’une valeur faciale. Quand on pense en une seule dimension, celle-ci s’érige ou s’écroule. Il n’y a pas d’autres voies que celles du haut et du bas, celles de la Terre et du Ciel.

Le seul chemin s’arpente au quotidien. Les plans les plus élaborés naissent dans l’imagination de ceux qui pensent être les auteurs de leur propre vie. Cela reste en une seule dimension, mais cela va de gauche à droite, d’un bord à l’autre du gouffre.

 

Sentir et apprécier

Kim partie, Jimmy peut se retrancher sur l’élément qui lie et anéantit l’individu autant que l’amour lie et détruit la société : l’argent. Il accumule pour accumuler, sans sentir et apprécier. Il vit désolé dans le luxe, pouvant ramener autant de prostituées qu’il le veut à domicile, déféquant dans des toilettes en or, avalant de mauvaises barres chocolatées pour le petit déjeuner. Il se plonge dans cet univers d’abondance pour oublier le modeste appartement où lui et Kim se brossaient les dents de concert après chaque repas, où chaque ustensile de cuisine était à sa place, où la douceur du réveil était prolongée par le soin pour le bras cassé de l’une ou la déshydratation de l’autre. Ce soin quotidien était la seule vraie monnaie d’échange. La seule dette sans intérêt. Le seul faire qui ne se souciait pas du résultat. Si l’autre venait à disparaître, nous n’aurions pas failli dans notre persévérance pour le conserver dans toute son intégrité, comme nous n’avons jamais failli pour conserver la nôtre. La santé allait de soi, venait de soi.

Vivre chaque jour auprès de quelqu’un d’autre ralentit le temps. On ne voit pas le corps de la personne en face changer, la mémoire du premier jour demeure tant que l’esprit du premier jour demeure, tant que le manque antécédent à sa présence demeure. En renonçant à guérir et en cultivant nos propres limites, nous créons les conditions pour apprécier une promenade amoureuse d’un pas lent. Jimmy et Kim ne sont pas des personnages introspectifs. Tout est amusement et jeux jusqu'à ce que quelqu'un soit blessé, alors Kim quitte la ville et son mari. Et Jimmy se quitte lui-même. Au fond, c’est celui qui a le plus souffert. Il était absent à sa prospérité. Il n’a jamais su ce qu’il cherchait à satisfaire. C’est pourquoi autour de lui les gens l’ont laissé faire toutes les bêtises possibles et imaginables. Cette liberté, cette absence de limites, cette capacité à sentir, à observer et à apprécier, cette âme charismatique qui exerce son pouvoir sans s’en rendre compte, c’est prodigieux, c’est contagieux. Tout le monde veut la même. Les pauvres, ils ne savent pas que faire n’importe quoi pour devenir quelqu’un, c’est seulement à la portée de quelqu’un qui est déjà quelqu’un. Il ne faut pas être n’importe qui pour devenir quelqu’un, seulement être capable de devenir n’importe qui, ce qui a exigé beaucoup de travail quand on a été personne. Qui peut le plus peut le moins, dit l’adage. Mais parfois, en regardant Jimmy McGill, on croit surtout qu’il peut le moins.

L’aurait-on suspecté d’avoir une conscience ? L’aurait-on cru capable d’abandonner toute conscience ? Le vrai mystère quand on est en face de quelqu’un c’est toujours la suite. Qu’est-ce qu’il va faire, dire, qu’est-ce qu’il va être ? À quel point peut-on anticiper son comportement ? Sur quels aspects le caractériser comme imprévisible ? Si notre aspiration à la connaissance ne trahit que notre désir d’établir un maximum d’ordre, nous ne valons pas mieux que des robots (ou que des ordinateurs, évidemment). Les hommes ne peuvent pas se contenter de ne servir qu’un seul maître. Une seule maîtresse, à la rigueur. Quant aux femmes, l’auteur de ces lignes ne les comprend pas, il se gardera bien alors d’en discuter, sauf dans l’idéal (il aimerait une femme sans loi qui n’aurait foi que pour lui comme lui pour elle).

 

L’amour, le désordre et l’inconscience

La bonne marche du monde se joue-t-elle dans ce cœur ému qui ne veut que la circulation du sang et de la matière, quitte à ce que tout cela tourne en rond dans une cour de justice ? Qu’est-ce que la justice dans un monde où tout le monde désire l’amour, la compréhension, le vivre ? Mal vivre, est-ce simplement mal aimer ? Quel est l’amour bon quand la culture met l’emphase sur le couple romantique, sur la piété filiale ou sur l’amitié désintéressée ? Si l’intérêt de chaque représentant de l’espèce est de survivre, comment peut-on ne pas mettre de côté tout sentiment qui empêche la réalisation de cet intérêt ? Y a-t-on réfléchi à deux fois avant de lâcher la bombe sur ce désert au Nouveau-Mexique ? L’intérêt de ce que l’on peut faire outrepasse-t-il la passion pour ce que l’on peut admirer ? La culture offre-t-elle une satisfaction supérieure à la nature ? Sans doute. Se créer plusieurs masques, colporter plusieurs intentions à la fois, jouer plusieurs rôles, c’est une activité aussi artisanale que la confection textile, la fabrication de chaises ou la préparation de confitures. Pour que le désordre vive et que l’amour, surtout celui qu’on a pour soi-même, trouve son usage, il faut diversifier. L’homme simple aspire à la complexité. La scène de théâtre intérieure est le lieu de tous les développements à venir au-dehors. Ni comédie ni drame, et ce serait alors une existence organique qui nous attendrait. Mais nous sommes des êtres d’esprits, et l’esprit ne meurt point, il dessine, il peint, il écrit, il compose. Il organise. Il veut accroître ses chances d’être reconnu et aimé, et cet espoir le porte au-delà du temps qu’il doit servir. Au dernier épisode de « Better Call Saul », Jimmy peut se présenter dans une salle pleine pour raconter son histoire, il a de nombreux témoins, de nombreux opposants, et deux juges. Il a décidé que ce qui l’intéressait, c’était d’obtenir les faveurs de la juge qui est au fond de la salle, derrière lui. Jimmy ne prend rien à sa valeur faciale. La loi et l’ordre ne sont pas dégoûtants. Ce sont juste des outils et il s’en est rendu maître pour les amener à produire le résultat qu’il escompte. Jimmy obtiendra le retour de Kim dans sa vie. Il aura tout le temps nécessaire en prison pour vivre son amour, ce qui pour le quidam d’en face relèvera certainement de l’inconscience pure et dure. Qu’en aurait pensé Chuck ? Retour au premier épisode !


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9 réactions à cet article    


  • titi titi 29 août 2022 11:16

    @L’auteur

    Cette série est tout bonnement exceptionnelle.

    Comme l’est Braking Bad.

    Et l’on mesure la différence de niveau scénaristique entres les productions US, et les productions subventionnées françaises.


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 29 août 2022 13:55

      @titi

      Je ne regarde pas de séries françaises (elles ne me semblent jamais refléter le réel ou la culture du pays) alors ça va être compliqué de comparer.

      Niveau propos, « Better Call Saul » est dense, et on peut en extraire un peu tout ce que l’on en veut. Le travail scénaristique est digne de ce qui se fait au cinéma et même meilleur quand on prend en compte la durée de l’œuvre.


    • doctorix, complotiste doctorix, complotiste 4 septembre 2022 11:04

      J’ai tout vu, et j’ai aimé.
      Et je m’en veux d’avoir aimé.
      A postériori, je me demande si, à 75 ans, j’ai encore le loisir de consacrer 40 des précieuses heures qui me restent à vivre pour regarder des feuilletons à la con, et si je n’ai pas mieux à faire.
      Je crois que je vais me retourner vers Dostoïevski, Victor Hugo, Balzac et Charles Dickens.
      Parce que dans cent ans, ceux-là seront toujours vivants, alors que better call saul sera oublié dans deux ans tout au plus.


    • Iris Iris 4 septembre 2022 11:24

      @doctorix, complotiste

      Et je m’en veux d’avoir aimé

      Pourquoi ? Prendre du plaisir et rire est important aussi, non ? 

    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 4 septembre 2022 20:57

      @doctorix, complotiste

      Si la longévité des œuvres vous importe autant, restez-en à « L’Odyssée ». C’est dommage de s’arrêter au 19ème. Vous ratez Valéry, Giono, Penec, Queneau... auteurs qui me parlent personnellement bien plus qu’un Flaubert, un Hugo ou un Balzac. Je mets d’ailleurs Valéry au-dessus de Hugo, il a été d’une clairvoyance supérieure. A vrai dire, je ne vois personne de la stature de Valéry depuis sa mort. A mes yeux, c’est le dernier des très grands.

      Mais cela éloigne de « Better Call Saul » qui ne sera certainement pas oublié dans deux ans. Disons, dans trente ou quarante...


    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 4 septembre 2022 21:12

      @Nicolas Cavaliere
      Ecrivez Salammbô ´...après on en reparle.


    • titi titi 4 septembre 2022 21:51

      @doctorix, complotiste

      "Parce que dans cent ans, ceux-là seront toujours vivants, alors que better call saul sera oublié dans deux ans tout au plus.

      "

      Vous devriez confronter votre avis à celui d’un jeune de 17 ans.


    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 4 septembre 2022 21:56

      @Aita Pea Pea
      mon petit doigt me dit « les illusions perdues » suivies de « splendeurs et misères des courtisanes  » ...de la littérature de merde certainement...lol


    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 30 août 2022 14:32

      On appelle ça des feuilletons normalement...

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