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Accueil du site > Tribune Libre > Penser le « wokisme » (2) : Le postmodernisme dans l’Histoire - 80-90 (...)

Penser le « wokisme » (2) : Le postmodernisme dans l’Histoire - 80-90 : Révolution conservatrice et illusion culturelle de gauche

Ce deuxième article sur le postmodernisme dans l'Histoire est l'occasion de développer une définition de "bobo", et d'argumenter en faveur de l'utilisation de ce mot, contre l'utilisation trop générale de la sémantique de la gentrification. Comment la gauche intellectuelle a mué sous l'effet de la révolution conservatrice ? Voilà l'enjeu de la période.

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Nous arrivons à l’analyse des quarante dernières années. Il est toujours ambigu de parler de l’actualité, c’est-à-dire de l’Histoire qui s’est déroulé alors que nous vivions déjà. Nous avons un vécu, un ressenti de la période, qui est parfois à contresens de ce que les autres en disent, parfois en phase, et nous n’avons finalement aucune garantie, aucun critère pour nous assurer des réalités objectives. Bien sûr, à notre époque empiriste, des chiffres frais sortent tout le temps, par les institutes de sondages et de statistiques. Mais ces instantanés restent des données limitées, et les liens que l’on fait entre les courbes restent toujours soumis à la subjectivité de la période. L’avenir seul déterminera ce qui aura été important dans le présent. Et par définition, nous n’y avons pas accès.

Pour autant, nous devons essayer, par le prisme des tendances du passé que nous avons dégagées, de comprendre les dernières décennies. Nous l’avons dit, une des toiles de fond importantes des quarante dernières années est le taux particulier des personnes ayant fait des études supérieures. À 30 %, il a produit une stratification sociale par le niveau d’éducation, avec un mépris de classe correspondant. Aussi, à la fin des années soixante-dix, les luttes pour la libération des mœurs a fini par gagner la bourgeoisie la plus coincée.

 

Premier tournant

En France, la première vague post-moderne touche à sa fin. Foucault meurt en 1984. Deleuze prend sa retraite en 88. Derrida n’a pas vraiment évolué depuis son opus d’origine1. Les « sciences humaines », autres que la philosophie, et en particulier la sociologie prennent en quelque sorte le relai de la critique. On commence à s’intéresser aux Studies américaines, même si elles ne font d’abord pas grand succès. Pierre Bourdieu est probablement celui qui représente le mieux la deuxième génération du post-modernisme français, avec ses nombreux concepts critiques.

Aux États-Unis, les Studies se multiplient depuis la logique originelle des Cultural Studies. En Inde, les Subalterne Studies, initiée à la fin des années soixante-dix au sein des Post-Colonial Studies, connaissent un enthousiasme dans les années quatre-vingt. Chomsky, après une réforme intellectuelle personnelle, entre dans sa seconde période. Judith Butler publie Trouble dans le Genre en 1990 et amorce ainsi les Gender Studies. C’est aussi au tournant des années 90 que Kimberlé Crenshaw invente le concept d’intersectionnalité (1989).

Dans les années quatre-vingt-dix, le postmodernisme se développe principalement de façon universitaire, et non pas trop dans l’opinion publique. En fait, il est plus connu dans l’opinion publique par le biais des critiques virulentes dont il fait l’objet que par les textes eux-mêmes. Car les années quatre-vingt-dix sont aussi marquées par des offensives anti-postmodernes, notamment, en 1997, par l’affaire Sokal : Le physicien américain Alan Sokal est parvenu à publier un texte absurde dans une revue postmoderne, démontrant en cela le manque de rigueur flagrant de la revue, et, selon lui, du postmodernisme tout entier.

Mais ce revers se comprend tout à fait à la lumière du contexte économique et social de la période. Comme nous allons le voir, l’atmosphère culturelle générale de ces années donnent clairement une impression de gauche, voire même de postmodernisme, malgré les droites au pouvoir. La stratégie de l’offensive libérale est d’avoir su accepter, du moins dans une large partie, la révolution des mœurs des années soixante-dix, et d’avoir adopté un visage plus cool.

 

Politique spectaculaire

Dans les années soixante, le libéralisme originel, décrédibilisé par sa complaisance envers les régimes fasciste et nazi, était en berne. Depuis le congrès Lippman, en 1938, ses adeptes avaient changé de nom pour néo-libéralisme, mais sa base théorique n’ayant pas vraiment changé, elle ne faisait plus recette2. Durant vingt ans, ses penseurs et défenseurs se sont alors réorganisés, et ont planifié une stratégie de reconquête. Ils se sont rapprochés notamment des milieux étudiants contestataires de l’époque. À la fin des années soixante-dix, le système keynésien ne parvient pas à expliquer l’inflation en période de stagnation, la stagflation, et, dans les milieux économistes, il se fait progressivement déborder par les idées monétaristes de la pensée néolibérale. La finance internationale prend son envol et les capitalistes se rendent compte qu’il est plus simple (et sera bientôt plus rentable), de financer sans produire. Dans les années quatre-vingt, on le sait, le libéralisme pur reprend le pouvoir dans le monde anglais.

La décennie signe avant tout la fin du bloc soviétique, et donc de la peur des rouges qui garantissait le compromis keynésien. Reagan au pouvoir, aidé de la future oligarchie russe, sur les starting-blocs pour acheter les ressources de leur pays, met un terme à la Guerre Froide, et proclame la fin de l’Histoire, la victoire du capitalisme. Dans le monde anglais, l’économie financiarise toutes les activités, et l’industrie s’externalise, se délocalise. Les syndicats sont matés, les filets de sécurité économiques sont rétrécis, les salaires flexibilisés, les chômeurs montrés du doigt.

Mais Reagan est un acteur de Hollywood. En Californie, il s’est opposé à une loi de discrimination contre les homosexuels. Thatcher est une femme. Certains la voient comme une rebelle. Tous les deux, ils proposent une société individualiste, où chacun peut faire du fric s’il bosse durement, et reprennent tout le discours libéral classique, mais dans un monde qui n’a plus les mœurs d’antan, un monde plus cool. Les Golden Boys n’ont rien de l’austérité des J.P. Morgan et Rockefeller. La coupe-rose ringarde s’efface au profit du chic nez poudré.

Culturellement, les années quatre-vingt, comme les quatre-vingt-dix, portent des valeurs associées à la gauche : tolérance et anti-racisme (Danse avec les loups), multiculturalisme (Eal the World), enfance et pédagogie (Spielberg), écologie (MacGyver)… Les Westerns disparaissent, les films de guerre se font plus rares. Aussi, la culture populaire a été récupérée, et s’est insérée dans un processus industriel. Les petits labels se font débaucher par les gros. L’underground, qui n’est plus interdit, se vend en masse. C’est la période de l’ascension des frères Weinstein.

En France, l’image que nous avons des années 80 est celle d’une libération finale après les luttes des années 70. L’arrivée de Mitterrand au pouvoir en 81 a fait croire que le pays était passé à gauche. La fin du monopole d’État sur les radios est symbolique de cette impression, en ce qu’elle marque une certaine apogée de la liberté d’expression, et parce qu’elle s’accompagne d’un changement de ton médiatique général – alors qu’en 1982 déjà l’ordre radiophonique était rétabli par le capital. La télé française, dans les années 80, est « culturellement de gauche ». En 1984, la création de SOS Racisme, soutenue par le PS, s’ancre dans un grand mouvement médiatique. Les évènements culturels de Jack Lang mettent la culture pop à l’honneur. Le ton des fictions de consommation se fait anti-raciste, féministe, écologique.

D’apparence, on croirait que cette médiatisation des luttes est le symptôme d’un post-modernisme en fleur. Les réactionnaires français ont d’ailleurs tendance à assimiler le « wokisme » et les années Mitterrand. Mais l’étude de la culture progressiste des années 80 montre que les logiques qui les structurent sont encore modernes, plutôt que post-, et défendent des valeurs de la république. La longue marche contre le racisme de 1983 avait notamment le mot « égalité » dans son intitulé. SOS Racisme n’a, durant ces années, jamais proposé de déconstruction, ni remis en question l’universalisme républicain, etc. Aussi, la véritable raison de cette médiatisation des luttes contre les discriminations est aujourd’hui évidente : il s’agissait de détourner l’attention de la trahison de Mitterrand à l’égard de ses électeurs, vis à vis de son programme, en particulier économique. Avec le tournant de la rigueur en 1983, puis la cohabitation de 86, Mitterrand a rejoint discrètement le chemin du néolibéralisme, et n’a gardé de politique de gauche que pour les dossiers sociétaux, qui, nous le savons, ne sont pas incompatibles avec la pensée néolibérale. Ce n’était en fait pas tant par conviction de l’intérêt de ces luttes que pour voiler la mise en arrêt du système keynésien. Si dans les milieux militants, il commence alors à émerger des pratiques, semblables à celle du Mouvement des Civils Rights aux USA, qui vont converger vers la pensée post-moderne, les années Mitterrand restent en grande partie orchestrées par le pouvoir.

On voit l’ambivalence de cette période pour la pensée post-moderne, qui a vu ses luttes récupérées et réinsérées dans la logique moderne : il est difficile de créer la querelle avec une personne qui prétend être d’accord avec vous. Mais il faut dire aussi que la petite bourgeoisie intellectuelle, au sein de laquelle se trouve l’essentiel des post-modernistes, se prend la gueule de bois de la fin de la Guerre Froide. Bien que critiques du socialisme, les post-modernes reconnaissaient, du moins en partie, la lutte des classes et la nécessité de lutter contre le capitalisme. La chute du bloc soviétique peut, certes, les conforter dans leurs critiques, mais elle rend alors fragiles les liens qui les unissaient aux concepts marxistes.

 

Les bobos

Bohème et bourgeoisie dans l’Histoire Moderne

Dans le contexte de stratification éducative, en France comme aux États-Unis, la GBIP des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix se ramollit. C’est lors de ces décennies que nous pouvons dater l’émergence de la classe sociale des « bobos ». Ici, au vu du champ de bataille que constituent les débats sur ce mot, nous voulons exposer un peu en détail les éléments que nous articulons avec ce concept, et sur ce qu’il désigne dans la réalité. Ce qui nous importe est de montrer dans quelles mesures nous pouvons parler d’émergence d’une classe sociale.

Les deux premières occurrences écrites du mot « bohème » en qualificatif (et non pour désigner les habitants du pays) désignent un escroc, qu’on appelle Montmirail (sûrement pas noble) et qui a ses entrées chez les aristocrates, et un bourgeois obsédé sexuel nommé Henri Barjot, et qu’on appelle Rennevilliers. Dans les mêmes Historiettes (1650), Tallemant des Réaux parle généralement des Bohèmes (avec majuscule) immigrés en France comme des voleurs ingénieux3, et on peut estimer qu’il y a là une corrélation, même si Réaux ne doit que mettre par écrit une expression déjà utilisée à l’oral : cela esquisse un esprit de l’époque. Un bohème a des mœurs immorales : vol, débauche.

Au dix-neuvième siècle, les artistes de la bohème ne sont certes pas perçus comme des voleurs, mais ils fréquentent leurs réseaux, et ils ont adopté une partie de leurs mœurs légères. Aussi, ils ont généralement les mêmes guenilles, celles qui donnent son nom à la classe sociale délinquante : le Lumpen Prolétariat (« guenilles » en allemand). Mais les artistes bohèmes sont, pour la plupart, des enfants de la bourgeoisie. En raison des mœurs encore sclérosée de l’époque, beaucoup sont en rupture avec leurs familles, leur classe sociale, et vivent réellement dans une misère relative, mais, de fait, leur accès à l’art a été favorisé par cette origine sociale, étant entendu que le prolétariat n’y a pratiquement pas accès. Pour autant, c’est à cette époque, encore pleine d’artistes bohèmes, qu’apparaît l’expression « bourgeoise bohème », sous la plume de Maupassant, dans son célèbre Bel-Ami : il y a donc une volonté de les distinguer.

Clotilde de Marelle est carrément une aristocrate. Elle est riche et dépense sans compter, notamment pour ses amants, et la canaille qu’elle fréquente. Outre le fait qu’elle ne pratique aucun art, ce qui la distingue des autres bohèmes, c’est le fait qu’elle ne soit pas en rupture avec sa classe, et que, même, elle utilise les avantages de sa classe pour vivre sa bohème. Elle ne connaît aucune misère. Si Madame Forestier la présente au héros Duroy comme une « vraie bohème » (I, chap 3), ce dernier lui ajoute, après plusieurs années de liaison, le qualificatif bourgeois (II, chap 3). Le contexte est bienveillant quoiqu’un peu hautain (l’expression complète est « bourgeoise bohème et bon enfant »).

On connaît l’ironie sous-jacente à la plume sobre de Maupassant. Dans les yeux de Duroy, Clotilde est finalement une bourgeoise qui se prend pour une bohème, un peu à la manière du bourgeois Jourdain qui se ridiculise à vouloir passer pour gentilhomme, dans la pièce de Molière. Il m’est impossible de le prouver, mais je ne peux m’empêcher d’y voir un clin d’œil au bon vieux Poquelin. Maupassant fréquentait des droitards, et ce type de mot-valise un peu référencé est typique de la verve des conservateurs autoritaires. Il sera d’ailleurs repris par Drumont et Sorel au début du vingtième siècle. De toutes façons, la boutade restera confidentielle pendant près d’un siècle, puisqu’il n’y a que très peu d’occurrences littéraires, ou journalistiques jusqu’aux années quatre-vingt-dix, et que l’on peut imaginer qu’elles ne sont pas forcément influencées par Maupassant. Assez logiquement, il a fallu qu’il y ait bien plus de bourgeois qui aspirent à une vie de bohème pour que l’expression soit utilisée plus massivement.

 

Le mot « bobo »

Je ne peux le prouver (cela non plus…), mais il me semble que l’expression a connu sa première poussée dans les milieux de la mode, probablement dans les années quatre-vingt, pour désigner un style vestimentaire chiquement négligé. Comme beaucoup d’expressions, elle s’est petit à petit exfiltrée du milieu, diffusée, et sa signification s’est transformée. Dans les années quatre-vingt-dix, les vieux prolos de Paris appellent « bobos » les petits bourgeois qui ont envahi le quartier de Bastille, et qui travaillent dans les milieux de la mode, mais aussi dans le cinéma, la photographie, et les arts plastiques et du spectacle en général.

En 2000, un New Yorkais revendique la paternité de la contraction « bobo » dans une apologie de cette nouvelle classe sociale4, synthèse entre la bourgeoisie efficace et la bohème artistique, dont il fait partie et dont il estime qu’elle représente l’avenir de l’Humanité. Il se réfère explicitement à la bohème française (pour faire chic), mais se situe finalement davantage dans la lignée de la contre-culture américaine. Les bobos de Brooks sont des gens bien éduqués, exerçant des professions qu’ils ont choisi, généralement intellectuelles. Ils sont sensibles aux inégalités, aux discriminations, aux grands problèmes de notre temps. Mais, cette sensibilité de gauche les pousse également à un souci d’épanouissement personnel général, et les amène à s’intéresser aux arts, aux cultures étrangères, mais aussi aux sciences, aux technologies, à la médecine, à la diététique, aux sports, à l’épanouissement personnel… Cet étrange hystérique a voulu, il me semble, faire ce que nous préconisons pour le « wokisme » : revendiquer un mot d’origine péjorative. Mais « bobo » n’était alors pas encore assez répandu, et son livre est un torchon si ridicule qu’il n’a fait que le discréditer. Peut-être aussi que, de par son homophonie avec le mot que les petits utilisent pour désigner leurs bleus, « bobo » ne pouvait pas trop prendre dans un sens positif.

D’origine, le mot est clairement négatif et moqueur. Aujourd’hui, il l’est finalement beaucoup moins, parce qu’il s’est imposé et qu’il désigne un phénomène si indéniable que nombre de bobos l’ont accepté. Mais il reste négatif, et lorsqu’une personne se dit elle-même bobo, on trouve bien qu’elle le reconnaisse, on se dit qu’elle a de l’auto-dérision. Il demeure dans l’esprit de Maupassant, voire de Molière.

Et Mister Brooks, bien qu’effrayant par sa façon de se répandre dans sa propre médiocrité, parvient à une description plutôt précise de la chose. En se demandant tout simplement ce qu’il aimait et ce qu’il n’aimait pas, il a posé les premières pierres de la sociologie des bobos.

Mais comprenons la différence avec le dix-neuvième.

 

Les conditions contemporaines

On ne parle plus vraiment de bohème, aujourd’hui. On peut, et il faut, même, critiquer la façon dont l’État considère actuellement les artistes en devenir, mais nous devons reconnaître que nos artistes précaires sont bien moins miséreux que ceux de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Rimbaud n’était pas intermittent, il ne touchait pas de RSA : s’il n’avait pas été bon, il serait rentré chez sa mère plus rapidement, ou il serait mort avant seize ans. La bohème des jeunes artistes d’aujourd’hui est finalement toute relative. Aussi, les squatteurs et les zadistes, qui sont bien placés pour être des bohèmes contemporains, voire des Lumpen Prolétaires, bénéficient du progrès technologique (smartphones, internet), de la société de consommation (par les supermarchés dans lesquels ils volent), et de la baisse générale de la violence répressive (avant, on pouvait se retrouver au bagne pour avoir volé). De témoignage personnel, je peux dire qu’ils font généralement des aller-retours chez leurs parents, quand ils s’engueulent un peu trop avec leurs copains.

Nous l’avons déjà dit : la vie de bohème est devenue plus accessible dès les années soixante. Le niveau de vie a augmenté pour tout le monde. Le nombre de bourgeois a augmenté, et par extension, le nombre de bourgeois bohèmes aussi, tandis que la frontière avec la bohème pure s’est faite plus souple. Parallèlement, et en conséquence du nombre grandissant, une diversité s’est dessinée dans ce groupe social, plusieurs types de bourgeois bohèmes ont émergé. Dans le contexte de libération des mœurs, c’est finalement toute la classe bourgeoise qui s’est décontractée, « bohèmisée ». Nous ne pouvons certainement pas dire qu’elle a adopté les mœurs des bohèmes du dix-neuvième siècle, mais d’une façon générale, elle s’est tout de même en partie libérée sexuellement, elle est devenue moins raciste, plus tolérante au vol, aux mariages mixtes, à l’homosexualité, elle a davantage de considération pour les artistes, elle goûte les drogues du peuple… Aujourd’hui, on a envie de dire que tout bourgeois a son « côté bohème ». Même les personnages médiatiques les plus réacs ont des tendances bien bobos.

 

Les métiers culturels

Pour autant, dans les années 90, le terme ne vise qu’une partie de la bourgeoisie, que l’on pourrait qualifier de gauche branchée. Il nous faut ici dire un mot sur la question des professions attribuées aux bobos, autrement dit sur les conditions économiques qui ont permis le développement de cette classe sociale. À partir des années soixante-dix, la diversité des métiers culturels et de la communication a explosé. Au cours des deux dernières décennies du siècle, c’est principalement ce domaine d’activité qui a accueilli la plupart des bourgeois bohèmes.

Dans les années quatre-vingt, beaucoup de ces petits bourgeois sont des « primo éduqués », c’est-à-dire que leurs parents n’ont pas fait d’études supérieures. Fils de prolos, voire de paysans, sortis de leurs conditions grâce à l’école, ils ont, assez logiquement, un désir de multiplier la diffusion des arts et des savoirs, quitte même à les sortir de l’école quand ils la jugent trop sclérosée. Ils sont dans la logique de l’éducation populaire, politique tout à fait de gauche.

Mais ils représentent aussi la part « non renouvelée » d’ouvriers dans la population globale. À la sortie de leurs études, ces jeunes diplômés ont tendance à chercher des professions intellectuelles, et ont donc provoqué, par défaut, une baisse significative de la demande d’emploi dans la production. Ce n’est pas à leur charge, bien sûr : ils ont été motivés et portés par le système éducatif et la publicité générale des Trente Glorieuses. Et, nous le savons, le capitalisme au pouvoir ne s’en inquiète pas. Au contraire, il y trouve son prétexte principal pour justifier les délocalisations industrielles, et le détachement de travailleurs immigrés : « les gens ne veulent plus de ces emplois »5. Tout en profitant du foisonnement culturel qu’il finance.

Nous l’avons dit, le capitalisme a su se saisir de la contre-culture dès les années soixante, tandis que les libertariens ont noyauté les milieux contestataires étudiants. Lorsque l’underground devient autorisé, le capital est prêt à utiliser son savoir industriel pour soutenir la progression culturelle qui s’annonce. Alors qu’il délocalise ses activités du secteur secondaire, il transfère ses structures économiques sur les activités du secteur tertiaire occidental – en vendant, au passage, les produits culturels aux pays qui reçoivent les industries délocalisées… Et il se goinfre des subventions publiques, en particulier en France. Une fois de plus, la libération des radios pirates en 81, puis sa mise en ordre dès 82 par le système d’autorisation et l’ouverture des ondes aux groupes privés est très symbolique.

Globalement, c’est le capitalisme néolibéral qui a financé l’explosion de ces domaines d’activité. Alors que la poussée éducative, corrélative d’une gauchisation des esprits, aurait dû, ou du moins pu mener à une intensification de la redistribution, notamment par un partage du travail, des hausses de salaires, et à la perpétuation de la révolution éducative, le néolibéralisme au pouvoir l’a en quelque sorte détournée dans la multiplication des métiers de la com, puis plus tard dans ceux des « jobs numérisés ». Détachés des classes productrices et devenues dépendantes du capital, les primo-éduqués devenus bobos se sont trouvés exposés à la sensibilité libérale. La poussée éducative s’est, en quelque sorte achevée sur une libéralisation des esprits.

 

Boboïsation des quartiers populaires

Mais le caractère libéral et « de droite » s’est d’abord ressenti dans le phénomène de rénovations des quartiers populaires, à Paris en premier lieu. À Montmartre, à Bastille, mais aussi à la Butte aux Cailles, et dans le quartier Daguerre, les loyers, autrefois peu élevés, ont augmenté drastiquement, de telle sorte que seules des personnes d’un niveau de vie assez élevé ont pu habiter dans ces logements rénovés, ou neufs. On le sait, avec le temps, les loyers s’harmonisent, et même les vieux appartements connaissent de fortes augmentations6, que ne peuvent supporter les foyers les plus pauvres.

On connaît bien ce phénomène, que l’on a appelé la gentrification. C’est le sujet le plus courant des téléfilms de Noël. Un capitaliste a racheté tout un quartier, mais ne peut lancer son projet tant qu’il n’a pas acheté la dernière maison ; or cette maison appartient à une gentille vieille dame, ou bien à une bande de jeunes artistes, ou bien encore à une mère célibataire, ou à n’importe quelle personne d’origine modeste, victimisée, qui refuse de vendre ; alors ils résistent, obtiennent la solidarité de gens extérieurs et des médias, et à la fin, le capitaliste perd, voire devient l’ami des résistants et chantent avec eux les « Merry Christmas ». Mais il faut aller au-delà du film.

Le retournement du méchant capitaliste n’est pas rare dans ces fictions, à tel point qu’il est presque évident que le but est de montrer que les capitalistes peuvent être gentils, et qu’à la place de Plazzas, de centres commerciaux, et de quartiers résidentiels chics, ils peuvent s’adapter aux quartiers qu’ils rénovent. Et généralement, lorsque le capitaliste devient l’ami des résistants, il annonce qu’il fera des rénovations de gauche. C’est Noël. Mais le film s’arrête là, et il n’y a pas le « deux », le « vingt ans après », qui montre que le capitaliste a, en réalité, fait un quartier bobo, et que les personnages les plus modestes ont été boutés.

À l’origine, le mot « gentrification » désignait n’importe quel type de rénovation de quartiers contraignant les classes populaires à s’en aller, et donc d’abord les transformations en quartier chic, non en quartier branché. À l’heure de la bohème du dix-neuvième, les travaux Haussmann ont constitué le premier projet de gentrification. Si, contrairement à la gauche intellectuelle bourgeoise, nous insistons sur le mot « bobo », c’est pour distinguer l’ambiguïté, la mauvaise foi sociale qu’ont constitué les rénovations en quartiers branchés à partir des années quatre-vingt-dix. Il ne s’agissait pas seulement de gentrification, ce n’était en fait pas le sujet du téléfilm de Noël, mais celui de sa suite, celle qui n’a jamais été écrite, et dans lequel l’apparence populaire est maintenue pour un contenu bien plus néolibéral et bourgeois. La persistance avec laquelle les intellectuels de gauche ne veulent parler que de gentrification est à l’évidence un mauvais réflexe de défense, motivée par une volonté de se disculper. À la sortie, c’est improductif, et purement et simplement confusionniste.

 

Les néoruraux

Les années quatre-vingt-dix sont aussi celles où commence le phénomène des néoruraux, c’est-à-dire des classes moyennes urbaines qui partent vivre à la campagne, généralement pour élever leurs enfants dans un contexte moins stressant, et plus écologique. Les bobos de la campagne, en quelque sorte… À l’origine pourtant, le mouvement semble presque opposé à la gentrification bobo. Certains néoruraux viennent même parfois de quartiers populaires parisiens en phase de gentrification, d’où ils se sont faits bouter. Dans les premières années, ils subissent généralement un « contre-coup », un temps d’adaptation, même si, en parvenant à s’équilibrer, ils prospèrent, par la suite, bien plus que s’ils étaient restés en ville, et accèdent à la condition de bourgeois des champs.

Surtout, contrairement à la gentrification urbaine, leur arrivée ne force personne à partir, et dans le contexte historique de dépeuplement dramatique des campagnes, elle donne même parfois de l’espoir aux locaux. Bien plus sporadique, la néo-ruralisation des années quatre-vingt-dix n’a pas de conséquences immédiates sur les loyers, sur les prix à la consommation, sur les rénovations des petits centres urbains. Et elle ralentit le processus de dévitalisation7.

Pour autant, l’accueil a été plus dur que dans les quartiers populaires. La confrontation entre le conservatisme naturel des campagnes et le progressisme hautain et sans gêne des parisiens a fait des étincelles. J’ai, pour ma part, entendu des histoires qui rappellent quelque peu l’excellent film de Sam Peckimpah, Les Chiens de Paille (1971). Mais, par la socialité de leurs enfants et par leurs professions culturelles, les néoruraux ont trouvé leur mode d’assimilation, et ouvert la voie à une expansion du phénomène.

Nous en reparlerons plus tard, mais, à moyen terme, la présence de ces néoruraux va contribuer considérablement à la transformation des zones rurales, notamment parce que davantage de gens aisés vont y participer. Et ces nouveaux consommateurs, qui bloquent certes la dévitalisation de certains territoires, vont aussi produire de nouvelles inégalités économiques locales. Pour eux-mêmes ils voudront l’accès à internet, des cinémas plus à la page, des infrastructures moins vétustes, de la nourriture bio… Et si les locaux, généralement plus pauvres, pourront bénéficier, en partie, de ces transformations, ce ne sera qu’en partie seulement, et ils verront alors se structurer une nouvelle stratification sociale fondée sur l’accès à la culture.

 

Émergence d’une classe sociale postmoderne

Les années quatre-vingt-dix voient la naissance d’une classe sociale qui n’est encore, à l’aube du troisième millénaire, qu’en devenir. Nous avons dit que le postmodernisme était l’idéologie bobo, mais dans les années quatre-vingt-dix, les bobos ne sont pas encore idéologiquement postmodernes, et la conscience que la petite bourgeoisie de droite décontractée en fait partie n’est pas encore diffusée – il faudra attendre l’ascension de Sarkozy. Ce qui nous permet de dire qu’il s’agit là de la naissance d’une classe sociale, c’est avant tout parce que nous connaissons le futur.

Aussi, il faut dire que dans le cadre d’une pensée qui considère la postmodernité comme une condition historique, les bobos et les néoruraux des années quatre-vingt-dix constituent son avant-garde. Nous n’avons pas encore construit de concept de « condition historique postmoderne », mais on le comprend intuitivement. Si la philosophie postmoderne est une critique radicale de l’universalisme moderne, qui remet en cause les sciences en tant qu’elles reflètent des idéologies, on peut considérer la condition postmoderne comme une crise de l’universalisme et des idéologies à laquelle les individus répondent par des solutions alternatives, généralement écolos, libertaires, multiculturelles. En cela, les bobos et les néoruraux sont déjà tout à fait postmodernes dans les années quatre-vingt-dix : ils ne croient plus à la réforme du système par sa démocratie institutionnelle revendiquée, mais par des offensives culturelles et par des modes de vie déjà plus proches des utopies qui les motivent. Et nous pouvons bien dire qu’ils en constituent une avant-garde puisque, à la longue, cette chute de confiance envers les institutions va se généraliser et les solutions alternatives se multiplier.

Résumons ce long développement sur les bobos. Le schéma est simple. D’abord, les conditions de vie se sont améliorées, il y a eu une sorte d’embourgeoisement général, puis les mentalités ont évoluées dans un sens de décontraction des mœurs, d’une forme de « bohèmisation » générale de la société, et dans ce bouleversement, un certain type social est apparu, embryon d’une nouvelle classe, postmoderne. Dans les années quatre-vingt-dix, les bobos et les néoruraux ne sont pas encore postmodernistes, mais, portés par le capitalisme et la consommation, ils vont progressivement se désintéresser de l’économie, se focaliser sur l’alternatif, et, avec l’explosion internet, se faire progressivement « wokistes ».

 

Synthèse

La révolution conservatrice a été, fidèle à l’antithèse de son expression, un chef d’œuvre de confusion. Profitant de l’impasse de la théorie keynésienne, les libéraux purs ont repris le pouvoir en adoptant le visage le plus cool, le plus progressiste possible. Avec la poussée éducative, la classe productrice a diminué, le niveau de vie a augmenté, et avec cela presque uniquement, on a pu justifier les politiques de dérégulations du marché, de délocalisation de financiarisation de l’économie, de tertiarisation des activités. Corrélativement, une nouvelle classe sociale a émergé, caractérisée par son niveau éducatif. Elle est progressiste et critique, mais elle dépend du capitalisme libéral qui lui donne une place et des budgets. Malgré sa bonne volonté, elle s’expose sensiblement à la pensée libérale.

 

 

1 Une blague potache de philosophe est de dire qu’après l’écriture de La Grammatologie, Derrida a passé le reste de sa vie à réfuter tout ce qui se prétendait de la déconstruction.

2 La célèbre interview d’Ayn Rand par Mike Wallace en 1959 est très révélatrice de l’archaïsme que l’on associe alors à la logique libérale classique. Aujourd’hui, ce présentateur passe pour un homme très à gauche, alors qu’il était, pour l’époque, plutôt du centre.

3 C’est raciste mais moins que ce que l’on pourrait croire…

4 David Brooks, The bobos in paradise, 2000. Menterie : il n’a rien inventé, mais la gauche le croit, ou feint de le croire, tout simplement parce que ça l’arrange.

5 Devons-nous dire que c’est tout à fait fallacieux ? On n’a jamais vu une entreprise être délocalisée parce qu’elle ne parvenait pas à embaucher. Aussi, le travail immigré est principalement utilisé dans des firmes qui veulent se booster face à la concurrence internationale, plutôt que dans des entreprises en difficulté. Comme l’optimisation fiscale, ce sont des méthodes faites pour les riches, justifiées avec des arguments de pauvres.

6 Je ne rentrerai pas dans les détails mais il y a eu, bien sûr, des résistances. Les célèbres « loyers de 40 », notamment, ont permis à certains de limiter les augmentations.

7 Si une lectrice ou un lecteur connaît une campagne où des arrivées en nombre de parisiens ont permis d’annuler la fermeture d’un ou plusieurs services publics, je lui serai gré de me transmettre la référence qui enrichirait mon propos.


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4 réactions à cet article    


  • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 24 octobre 2022 19:02

    ’’Dans le monde anglais, l’économie financiarise toutes les activités,’’

      >

    Plutôt que financiarisation des activités, je dirais marchandisation.

     

    ’’Tous les deux, ils proposent une société individualiste, où chacun peut faire du fric s’il bosse durement,’’

    >

    Mouais ! Ce serait le « travailler plus pour gagner plus » de Sarkozy. Dans le contexte de la mondialisation ça devient « spéculer plus pour gagner plus ».

     

    ’’ Avec le tournant de la rigueur en 1983, puis la cohabitation de 86, Mitterrand a rejoint discrètement le chemin du néolibéralisme, et n’a gardé de politique de gauche que pour les dossiers sociétaux, qui, nous le savons, ne sont pas incompatibles avec la pensée néolibérale. Ce n’était en fait pas tant par conviction de l’intérêt de ces luttes que pour voiler la mise en arrêt du système keynésien.’’

    >

    Une mise en arrêt du keynésianisme gravée désormais dans le marbre de l’UE.


    • Nick Corey 26 octobre 2022 09:15

      @Francis, agnotologue
      Bonjour, et merci pour votre retour.

      Financiarisation / marchandisation.
      Oui  les années 80/90 marquent un tournant, une augmentation en intensité de la marchandisation du monde.
      Mais si j’utilise la sémantique de la finance, c’est pour souligner le changement structurel d’économie spécifique du néo-libéralisme, qui est la financiarisation (pas vraiment inclus dans la théorie classique) et non la marchandisation (qui est déjà chez Smith et Locke).
      Pour ne pas rallonger l’article, je n’ai pas développé cela, mais c’est très important.
      Fin des années 50 : 3 récessions US — Le monde ne suffit pas pour acheter les produits américains.
      Fin des années 60 : début de la stratégie de déloc. Hong Kong devient une grande place financière. 73 : choc pétrolier, laboratoire chilien.
      Quand les néolib prennent le pouvoir au tournant des années 80, les capitalistes instaurent une économie désindustrialisée, et qui s’enrichit par la finance : les délocs peuvent se multiplier  et la classe ouvrière dévitalisée.

      Par ailleurs, vous dîtes :
      Dans le contexte de la mondialisation ça devient « spéculer plus pour gagner plus ».

      Vous voyez : nous sommes d’accord.

       


    • Laconique Laconique 24 octobre 2022 19:08

      Le bobo est surtout le symbole du triomphe d’un certain conformisme de gauche, lié, vous le dites, à la démocratisation des études supérieures, mais aussi, vous ne le dites pas, à la féminisation de la société et à l’émancipation financière de la femme (les femmes actives étant un puissant agent de conformisation et d’uniformisation de la société). Il y a énormément de femmes dans les milieux bobos, et elles y jouent un plus grand rôle que dans le reste de la gauche traditionnelle. En cela, les bobos sont sans doute les ancêtres logiques des wokes, mais j’attends vos articles suivants pour connaître la fin de l’histoire. 


      • Jonas Jonas 24 octobre 2022 20:20

        Le bobo, c’est l’hypocrite par excellence, celui qui à la face du Monde veut montrer qu’il est solidaire avec le mouvement majoritaire en marche pro-immigrationniste, pro-islamiste, vante la régularisation des sans-papiers, et souhaite le multiculturalisme et le vivre-ensemble...mais pour les autres !!!

        C’est pareil pour nos élites médiatiques et politiques, bien à l’abri dans leurs appartements cossus parisiens. Exemple, Apolline de Malherbe ne voit pas le problème si les Français deviennent minoritaires dans leur propre pays.
        Avec son salaire, c’est sûr que pour Apolline de Malherbe les problèmes sont loin, elle ne prend pas la ligne 13 pour rentrer chez elle le soir, et ne scolarise pas ses enfants dans les écoles africaines de Saint-Denis, La Courneuve ou Pierrefitte !

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