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Crises et méritocraties

Nos méritocraties fonctionnent pour l'apprentissage des idiots comme pour le dressage des animaux. Qu’il s’agisse de sardines, de cacahuètes ou de monnaie, l'otarie, le singe savant ou l’homme sont payés au mérite, c'est-à-dire pas moins conditionnés qu'un chien de Pavlov.

Lorsque l’enfant excelle à l'école, les parents, la famille, les profs – et jusque ses propres petits camarades – le flattent. Ainsi, même sans le formuler ouvertement, chacun exprime un compliment à sa façon. Ravi, candide, l’enfant suit alors en toute confiance l'une de ces voies royales tracées pour les premiers de la classe. Il le fait sans savoir que ces autoroutes hyperboliques, clôturées de flonflons, de guirlandes et de lumignons, vont hypertrophier ses aptitudes belliqueuses en atrophiant toutes ses dispositions élémentaires, pour faire de lui un produit fini, parfaitement calibré selon les normes du moment. Ce n’est donc pas un hasard si à la fin de ses études il est reçu comme à la parade, avec force louanges et titres certifiés : une AOC qui laisse pourtant 60 % de son inné en friche.

 

Et c'est bien là le propre de nos sociétés malhonnêtes, que d'admettre les meilleurs élèves dans les plus grandes institutions pour les gaver de connaissances et les récompenser de prestigieux diplômes. En réalité seuls les imbéciles devraient faire de longues études, puisqu'ils ont du mal à dompter leurs neurones. Là encore, et mieux qu’avec les premiers, il suffirait pour les encourager de flatter leur ego en leur faisant miroiter argent, pouvoir et vie professionnelle passionnante. Un jeu d'enfant. D'ailleurs le souci, justement, c'est que lorsque l’idiot réussit, il a tendance à briller – pas très sobrement : il cherche à se faire remarquer, quitte à éteindre les lumières pour mieux éblouir… Il se pourrait même que les honneurs soit la thérapie la mieux adaptée aux simples d'esprit. C’est une récompense qui finit assurément par les rendre un peu moins « rutilants », à défaut de les rendre subtils.

 

Nos méritocraties fonctionnent en effet pour l'apprentissage des idiots comme pour le dressage des animaux. Qu’il s’agisse de sardines, de cacahuètes ou de monnaie, l'otarie, le singe savant ou l’homme sont payés au mérite, c'est-à-dire pas moins conditionnés qu'un chien de Pavlov. Par suite, et en dépit de tout ce qu'on pourra dire des responsabilités fondées sur l'instruction, celles-ci demeurent très en deçà des devoirs impliqués par l'intelligence…

Hors l'école, cette politique de la carotte et du bâton est censée s'appliquer à tous, dans tous les domaines et à tous les niveaux de compétences. Après le conditionnement de l’âge tendre, il suffira d’un management initiatique pour cela. Parce qu’arrêter d'avance que les uns auront la récompense, ou vrai salaire, pendant que les autres auront la punition, ou smic, c'est la consécration d’un dressage. Et c'est à nouveau faire preuve de ce manichéisme scolaire que l’âge adulte est réputé surmonter. Il s’agit en réalité d’un type d’organisation tellement binaire, qu'on pourrait la remplacer par n'importe quelle autre dualité.

  • Par exemple, parce les uns sont destinés toute leur vie à un emploi pénible, alors ils seront dédommagés par une rémunération supérieure à celle des soi-disant grosses têtes, dont les effets de manche ne dupent personne et qui en vérité se la coulent douce.

  • Ou mieux encore : parce que les premiers de la classe ont un emploi beaucoup plus intéressant, qui inclut d'office des prérogatives liées à leurs responsabilités, alors ils seront simplement rémunérés à hauteur des autres.

Est-ce trop égalitaire ? Est-il absolument nécessaire de glorifier publiquement les meilleurs, en plus de minorer formellement les moins bons ? Mais surtout, faut-il inciter nos chers enfants à poursuivre leurs études par curiosité et enthousiasme, plutôt que par vénalité et orgueil… sachant que nous connaissons tous « la bonne réponse » ?

 

À un degré de discernement qui semble nous échapper, le principe aurait été de comprendre que le commandement sur autrui est une distinction si importante, qu'il est inique de l'exacerber avec encore plus d'honneurs et de gratifications ; que vivre en jouant de ses talents plutôt qu'en s'usant la carcasse représente un tel privilège, qu'il est méprisable de le pourrir avec encore plus de gloire et d'argent ; qu'une responsabilité qui se paye n'est déjà plus responsable – pas plus que l'objectivité ne peut se monnayer et prétendre demeurer, à tous égards, objective. Ça revient à confondre le mérite avec le succès ou l'être avec l'avoir… Plus crûment, un individu plus habile que ses semblables ne devrait pas vouloir être rétribué par une plus grosse part du gâteau commun que ces derniers, à fortiori s’il les sait fragiles, et à fortiori en temps de crise.

Qui ne sait pas, aujourd’hui, que ce qui se rémunère excessivement peut se surenchérir, se marchander ou se brader ? Que ce qui se négocie peut devenir la propriété de n'importe qui, pour servir à n'importe quelles fins ? Que ce qui se chosifie peut aussi s'asservir, se contrefaire ou se louer ? N’avons-nous pas la totalité de ces exemples sous les yeux, chaque jour ? Ça donne cette société-là, qui ressemble à un dépotoir dans lequel chacun peut devenir à la fois mercenaire et commanditaire, acquéreur et marchandise – délibérément ou malgré lui. Une décharge pleine de consciences enchaînées aux plus offrants et de libertés délinquantes. Une poubelle à l'intérieur de laquelle l'art et le savoir ne servent qu'à dominer, pendant que les ignorants, les infortunés et autres malhabiles deviennent tour-à-tour souffre-douleur, domestiques ou groupies.

 

Au cœur effectif de cette question, il sera grand temps de se montrer sincère. La différence entre nous et les innocents ne tient justement qu'à nous, à notre honneur, à notre honnêteté. Ils sont ces enfants que nous n'avons su faire grandir, ils sont l'échec de notre système socio-éducatif, ils sont le contrepoids-plume sur la balance de nos valeurs marchandes, et puis ils sont l'ombre avilie de nos postures académiques. Ces pesants niais sont notre défaite à nous tous, notre mauvaise conscience, notre dette humaine. Et plutôt que de le reconnaître, nous préférons les utiliser comme faire-valoir, preuves manifestes de notre génie ou de notre bonté. Puisque la plus fidèle malédiction des simples – la misère – fait vendre, et que notre théâtrale générosité nous honore encore. Puisque avoir un idiot sous le coude, ça peut toujours servir pour s'illustrer, combler un moment de solitude, prêter main forte, ou rigoler à ses dépens…

 

Il sera toujours plus facile, en public, de prendre un enfant par la main, au sens propre, plutôt qu'un idiot, au sens figuré. Lequel finira "petite main" aigrie ou "gros bras" envieux, s'exerçant tantôt à être terrifiant, tantôt devenant méchant, tandis que nous saurons invariablement nous révéler plus cruels que lui.


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9 réactions à cet article    


  • Adèle Coupechoux 7 novembre 2022 11:03

    Cela me fait penser à ce scandale de cette fameuse école qu’est polytechnique.

    " Le chahutage potache, oui. Les expéditions punitives, non. La direction de Polytechnique a décidé de frapper un grand coup en dissolvant, vendredi 28 juin, la Khômiss. A sa tête, un chef, baptisé le GénéK, élu par sa promotion, et 12 « missaires » choisis par lui et qui, coiffés d’une cagoule de bourreau, gardent l’anonymat toute l’année

    « 

    https://www.lemonde.fr/enseignement-superieur/article/2013/07/05/polytechnique-dissout-son-association-etudiante_3443118_1473692.html

    Elle est belle la » méritocrassie " !


    • I.A. 7 novembre 2022 13:56

      @Adèle Coupechoux

      Oui, « chahutage potache », c’est plus soft que bizutage lourdingue...





    • Opposition contrôlée Opposition contrôlée 7 novembre 2022 12:26

      La médiocratie préfère appeler méritocratie. Mais bon, comme disait Coluche « c’est avec ça qu’ils jugent ».

      C’est rafraîchissant cet article, merci.


      • Opposition contrôlée Opposition contrôlée 7 novembre 2022 12:27

        @Opposition contrôlée
        s’appeler


      • I.A. 7 novembre 2022 14:11

        @Opposition contrôlée

        Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, si ces médiocraties sont des ploutocraties : il leur faut justifier leurs ors.


      • Adèle Coupechoux 7 novembre 2022 12:36

        La méritocratie sert juste à justifier les inégalités entretenus par le communautarisme de ceux qui font les lois pour leur seul avantage.

        E. Macron en est le pure produit. Il n’est pas le seul.

        S. Rousseau qui se grattions la gorge et se brûlions les yeux a dépassé Ségolène Royal et sa bravitude.

        L’indulgence serait permise si ces « gens » ne nous donnaient pas des leçons en permanence.


        • I.A. 7 novembre 2022 14:20

          @Adèle Coupechoux

          Il est impardonnable de voir un Président de la République obéir aussi aveuglément à des cabinets de conseils ou à la Maison Blanche.

          De même pour la Rousseau, une expression orale aussi boiteuse, c’est difficile à digérer. Car non seulement ils nous font la leçon, mais en plus ils l’ouvrent beaucoup trop souvent.


        • charlyposte charlyposte 7 novembre 2022 13:20

          Je propose un grand débat national.... pour ou contre la confiscation de tous les téléphones portable de France !!! y parait que c’est bon pour la planète !!! smiley idem via les jeux vidéos et les ordis smiley

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